La Daniella/20

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XX


4 avril

Je me suis distrait forcément aujourd’hui de la préoccupation d’hier. Brumières m’est arrivé vers dix heures avec un appétit d’enfer. La Mariuccia a trouvé moyen de le faire déjeuner, et nous avons loué deux rosses efflanquées qui nous ont portés, tant bien que mal, à Albano. Notre première station a été au couvent de Grotta-Ferrata, que je pris d’abord pour une forteresse. C’est une communauté très-riche de l’ordre de saint Basile. Nous nous y arrêtâmes pour voir les fresques de la sacristie.

Ces fresques sont du Dominiquin et très-bien conservées. C’est là qu’est la composition célèbre du Jeune Possédé, une très-belle chose comme sentiment, quoique d’une exécution un peu trop naïve. En repassant dans l’église, je vis une cérémonie bizarre. Une confrérie de paysans revêtus de robes jadis blanches, à revers rouges, et la tête couverte de leurs mouchoirs sales, étalés de manière à leur couvrir le visage, entourait une sorte de lit noir et or, en psalmodiant des prières. Au bout d’un instant, ils remirent précipitamment leurs mouchoirs dans leurs poches, jetèrent çà et là leurs costumes, et s’enfuirent en causant et en riant, comme pressés de se débarrasser d’une corvée dégoûtante.

Je m’approchai du lit, qui restait au milieu de l’église déserte, et j’y vis un objet que j’eus besoin de toucher pour le comprendre. Brumières, qui était resté dans la sacristie, approcha à son tour, et s’y méprit.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il. Je ne connaissais pas cela. C’est magnifique ! quelle vérité, quel caractère ! Voyez ! on a imité jusqu’à la bouffissure des mains malades.

— Que croyez-vous donc que ce soit ? lui demandai-je : une figure de cire ou de bois peint ?

Il eut alors quelque doute, et appuya son doigt sur la main enflée, qui se creusa sous cette empreinte.

— Pouah ! fit-il, c’est une morte pour de bon ! Que ne le disait-elle ?

C’était une petite vieille qui devait rester exposée sur ce catafalque funéraire jusqu’au moment de la sépulture. Elle paraissait au moins centenaire, et pourtant elle était très-belle dans le calme de la mort : sa peau avait le ton mat et uni de la cire vierge ; ses traits, fortement accentués, n’avaient pas de sexe, car un duvet, blanc comme la neige, ombrageait ses lèvres rigidement fermées. Vêtue d’une robe de linge blanc nouée au cou et aux poignets par des rubans noirs, la tête ombragée d’un voile de mousseline, qui lui donnait l’aspect d’une religieuse, elle semblait dormir dans une attitude aisée, les mains pendantes sur le bord du lit mortuaire. Elle paraissait si recueillie et si satisfaite dans son éternel sommeil ; son mouvement semblait si bien dire, comme le Sonno de Michel-Ange : Ne m’éveillez pas ! qu’elle donnait envie d’être mort comme elle, sans convulsion, sans regret, semblable au voyageur qui trouve enfin un bon lit après les fatigues d’une longue route.

Comme je m’étonnais de l’abandon de ce cadavre si proprement arrangé et apporté là en cérémonie, puis tout à coup laissé sans surveillance et sans prières dans l’église ouverte à la curiosité des passants :

— C’est toujours comme cela, me dit Brumières. La mort, en Italie, n’a rien de sérieux, les honneurs qu’on lui rend ont plutôt un air de fête ; les larmes des parents et des amis n’accompagnent le défunt que jusqu’à la porte de la maison. Le reste est pour le coup d’œil, et même quelquefois pour la farce. J’ai vu autrefois, sur la grande route de la Spezia, un pauvre diable que deux hommes portaient au cimetière. Le prêtre marchait d’un air allègre, regardant les filles qui passaient et leur souriant, tout en marmottant les prières d’usage. Derrière lui et autour de lui, sautait et gambadait, sans qu’il en parût choqué ou seulement étonné, un jeune gars, vêtu de la robe noire et masqué de la hideuse cagoule, portant une grande croix de bois noir et remplissant l’office de frère de la mort. Ce garçon faisait mille contorsions burlesques, courait après les filles pour les effrayer, et les embrassait bel et bien sous le nez du prêtre, qui paraissait trouver la chose fort plaisante. Je demandai aux passants ce que cela signifiait. Cela ne fait pas de mal aux morts, me fut-il philosophiquement répondu. Et, comme je demandais si on en usait aussi cavalièrement avec tous, un bourgeois me dit : Non, sans doute ; mais celui-ci n’est pas du pays.

« Une autre fois, à Naples, continua Brumières, j’ai vu porter à l’église le cadavre d’un gros vieux cardinal, en grande pompe et à visage découvert, comme c’est l’usage. On lui avait mis une couronne de roses, et, le croiriez-vous ? du fard sur les joues, pour réjouir la vue des assistants. »

À Castel-Gandolfo, en longeant à pied les murs extérieurs d’un autre couvent, — Tenez, me dit Brumières en s’arrêtant devant une petite fenêtre grillée, voici autre chose qui vous fera voir comme on joue ici avec la mort.

Je m’approchai, et je vis dans l’intérieur d’une petite chapelle, une hideuse bouffonnerie : un squelette tombant en poussière était agenouillé dans une attitude suppliante, devant un autel fait d’ossements humains. La croix, les flambeaux, un lustre en roue suspendu à la voûte, étaient composés de tibias, de côtes, de mâchoires et de vertèbres artistement agencés dans l’intention, à la fois lugubre et facétieuse, d’appeler l’attention des passants. C’était un appel à la charité publique, et, dans ce pays de misère, la dévotion trouvait le moyen d’y répondre, car le pavé de la chapelle était littéralement jonché de gros sous.

C’était, en effet, quelque chose de bien caractéristique que ce squelette agenouillé qui représentait, non la prière, mas la mendicité.

— Vous le voyez, me dit Brumières, ici, les morts mêmes tendent la main aux passants.

Nous nous retournâmes pour voir, d’une terrasse ombragée de grands arbres, le lac d’Albano. Pour un lac, c’est bien peu de chose, et, comme les collines environnantes sont sans haute végétation et sans caractère, il me fut impossible de partager l’admiration de mon compagnon. C’est un garçon d’esprit et un artiste intelligent devant les choses d’art ; mais, tout littérateur qu’il est en même temps que peintre, car il écrit des articles très-spirituels pour ce que l’on appelle, à Paris, la petite presse, je crois qu’il n’aime pas la nature, ou, du moins, qu’il ne porte, dans son amour pour elle, aucune délicatesse, aucun discernement. Il l’accepte partout ici telle qu’elle est, comme un écolier ou comme un moine cloîtré accepterait n’importe quelle femme, vieille ou jeune, noire ou blanche. Pourvu qu’il y ait de l’air vif, du ciel bleu, des lignes crues, et surtout des noms et des souvenirs, il croit que le plus pauvre coin de la nature méridionale est préférable aux plus beaux sites et aux plus beaux aspects de celle du Nord. Nous sommes en discussion perpétuelle sur ce point. Il est, du reste, comme beaucoup de touristes qui ne croient qu’aux choses lointaines ou célèbres. Les humbles beautés de leurs champs paternels n’existent pas pour eux, et l’amour des pays de tradition et de soleil est chez eux à l’état de fétichisme.

— Au fait, me répondait-il en riant, quelle description oserait-on faire de Château-Chinon ou de toute autre bourgade de votre France centrale ? Qui dit Auvergne, Marche ou Limousin, dit quelque chose que tout le monde est censé connaître.

— Et que personne ne connaît !

— J’en conviens ; mais, vous-même, vous voilà ici cherchant un beau ciel et de beaux sites ?

— Oui, je les cherche, et je trouve un ciel gris et des sites très au-dessous de leur réputation. Maintenant que je me rappelle certains aspects des environs de Marseille, où vous n’avez pas voulu me suivre, je me demande si ce que j’ai vu de la Provence n’est pas infiniment plus beau que ce que je vois de l’Italie. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’ai pas encore rencontré ici une aussi belle journée que celle que j’ai passée sur les hauteurs de Saint-Joseph, et cependant c’était jour de mistral. Tout à l’heure, dans la gorge boisée de Marino, ajoutai-je, je vous disais que j’avais été élevé dans des ravins cent fois plus pittoresques, et que cette gorge rocailleuse, avec son ruisseau maigre et son village perché sur la colline, me paraissaient jolis, mais tout petits.

— Mais la tristesse de ce site, mais son caractère à nul autre semblable ?

— Il n’est pas un coin de l’univers, si vulgaire qu’il paraisse, qui n’ait son caractère unique au monde, pour qui est disposé à le comprendre ou à le sentir. Mais avouez que l’imagination est souvent pour beaucoup dans nos impressions, et que, si l’on ne vous disait pas que Marino est un ancien repaire de brigands, sur cette route de Terracine féconde en sujets de mélodrames ; enfin, que, si vous rencontriez ce village et ce site sur un chemin de fer, à vingt-cinq lieues de Paris, vous n’y feriez pas la moindre attention ?

— J’en conviens de tout mon cœur. Il n’a pour moi des airs de drame et de roman que parce qu’il est sur la terre du roman et du drame. Donc, je suis un voyageur naïf, tandis que vous, avec votre prétention de voir les choses par elles-mêmes, et de ne les juger que par ce qu’elles sont, vous vous ôtez tout le plaisir qu’elles vous donneraient, si vous les acceptiez pour ce qu’elles paraissent ou pour ce qu’elles rappellent.

Tout en cheminant, à grand renfort d’éperons, pour soutenir le trot de nos montures, je me demandais si Brumières avait raison, et si, avec sa nature parisienne irréfléchie, à la fois moutonnière et fantaisiste, il n’était pas plus aisément satisfait, par conséquent plus heureux que moi. Après y avoir réfléchi et fait un notable effort pour suivre vos conseils, c’est-à-dire pour me rendre compte de moi-même, je fus en mesure de lui répondre.

Nous étions arrivés à l’Aricia, l’antique Aricia des Latins, aujourd’hui une toute petite bourgade gracieusement située. Nos chevaux se reposaient, et, appuyés sur le parapet d’un magnifique pont à trois rangées d’arches superposées, ouvrage moderne digne des anciens Romains, nous reprîmes la conversation. Ce site-là était vraiment bien joli. Le pont monumental remplit un profond ravin pour mettre de plain-pied la route d’Aricia à Albano. Il passe donc par-dessus tout un paysage vu en profondeur, et ce paysage est rempli par une forêt vierge jetée dans un abîme. Une forêt vierge fermée de murs, c’est là une de ces fantaisies que des princes peuvent seuls se passer. Il y a cinquante ans que la main de l’homme n’a abattu une branche et que son pied n’a tracé un sentier dans la forêt Chigi. Pourquoi ? Chi lo sa ? vous disent les indigènes.

Cela m’a rappelé ce que vous me racontiez d’un palais aux portes et aux fenêtres murées depuis vingt ans, sur le boulevard de Palma, à l’île Majorque, par suite d’une volonté testamentaire dont nul ne savait la cause. Il y a, dans ces contrées de vieille aristocratie omnipotente, des mystères qui défrayeraient nos romanciers, et qui excitent en vain nos imaginations inquiètes. Les murs se taisent, et les gens du pays s’étonnent moins que nous, habitués qu’ils sont à ne pas savoir la cause de faits bien plus graves dans leur existence sociale.

Au reste, ce caprice-là, qui serait bien concevable de la part d’un propriétaire artiste, est une agréable surprise pour l’artiste qui passe. Sur les flancs du ravin s’échelonnent les têtes vénérables des vieux chênes soutenant dans leur robuste branchage les squelettes penchés de leurs voisins morts, qui tombent en poussière sous une mousse desséchée d’un blanc livide. Le lierre court sur ces mines végétales, et, sous l’impénétrable abri de ces réseaux de verdure vigoureuse et de pâles ossements, un pêle-mêle de ronces, d’herbes et de rochers va se baigner dans un ruisseau sans rivages praticables. Si l’on n’était sur une grande route, avec une ville derrière soi, on se croirait dans une forêt du nouveau monde.

En fait d’arbres, je n’ai jamais rien vu d’aussi monstrueux que les chênes verts des galeries d’Albano. On appelle ainsi les chemins qui entourent cette localité célèbre en suivant une corniche faite de main d’homme, au-dessus de la plaine immense qui dentelle la Méditerranée. Ce pays du Latium est largement ouvert, fertile, plantureux et pittoresque. Je vous dirai, par le menu, ce qui manque à cette riche nature ; mais je n’oublie pas que je suis sur le pont gigantesque d’Aricia, planant sur la forêt Chigi, et causant avec Brumières.

— J’étends votre raisonnement et le mien à toutes choses, lui disais-je, et cela n’en prouve qu’une seule, c’est que chaque organisation suit sa logique personnelle et croit tenir la vraie notion, la vraie jouissance des biens terrestres. Je vous avoue donc humblement que je me crois infiniment mieux partagé que vous. Je n’ai pas cette bienveillance sans bornes et sans conteste que vous accordez à tout ce qui est réputé précieux. Je suis privé, en effet, de cette expansion continuelle d’une âme continuellement satisfaite ; mais j’ai en moi des trésors de volupté pour les joies qui s’adaptent bien à mon cœur et à mon intelligence. J’ai l’esprit un peu critique peut-être, ou un peu rebelle à l’admiration de commande ; mais, quand je rencontre ce que je peux considérer comme mien, par la parfaite concordance de l’objet avec mon sentiment intérieur, je suis si heureux dans mon silence, que je ne peux m’en arracher. J’ai toujours pensé que, le jour où je rencontrerai le coin de terre dont je me sentirai véritablement épris, je n’en sortirai jamais, cela fût-il aux antipodes ou à Nanterre, cela s’appelât-il Carthage ou Pézénas ; de même que…

J’achevai ma phrase en moi-même, comme vous m’avez souvent reproché de le faire ; mais Brumières, perspicace en ce moment, l’acheva tout haut.

— De même, dit-il, que, le jour où vous rencontrerez la femme dont vous vous sentirez complètement amoureux, qu’elle soit reine de Golconde ou laveuse de vaisselle, vous serez à elle éternellement… mais non pas exclusivement, j’espère ?

— Exclusivement, je vous le jure ; ne voyez-vous pas ; par mes continuelles restrictions, que je porte en moi, dans le sentiment de la nature et de la vie, un idéal qui n’a pas encore été satisfait et que je ne serai pas assez sot pour laisser échapper s’il se présente ?

— Diantre ! s’écria mon compagnon, je suis heureux que ma princesse (c’est ainsi qu’il persiste à appeler Medora) ne vous entende pas parler de la sorte. Je serais enfoncé à cent pieds au-dessous du niveau de la mer ! D’autant plus que depuis cette course, sans moi, à Tivoli, c’est étonnant comme mes actions ont baissé !

— Allons donc !

— Je ne plaisante pas. Soit que vous ayez été délicieux durant cette promenade, soit que votre maladie vous ait rendu ensuite très-intéressant, ou enfin que votre exploit sur la via Aurelia ait laissé un souvenir ineffaçable, je trouve, surtout depuis votre départ, que vous faites des progrès effrayants, tandis que j’en fais à reculons dans le cœur de cette belle. Jean Valreg, ajouta-t-il moitié riant, moitié menaçant, si je pensais que vous vous moquez de moi, et que vous agissez pour votre propre compte…

— Si vous me demandez cela avec des yeux flamboyants et le ton terrible, je vas vous envoyer promener, mon cher ami ! mais, si vous faites sérieusement un dernier appel à ma loyauté, avec la volonté de prendre ma parole pour une chose sérieuse… dites, est-ce ainsi que vous m’interrogez ?

— Oui, sur votre honneur et sur le mien !

— Eh bien, sur mon honneur et sur le vôtre, je vous renouvelle mon serment de ne jamais songer à miss Medora.

— Vous êtes donc bien sûr de pouvoir le tenir ? Voyons, cher ami, ne vous fâchez pas ; je suis l’homme du doute, puisque je doute de moi-même ; puisque, moi, je n’oserais pas vous faire, en pareille circonstance, le serment que vous me faites si résolument.

— Alors, gardez vos soupçons. Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Non ! non ! j’accepte votre parole ! Je la tiens pour sacrée quant à présent ; mais songez que, d’un jour à l’autre, vous pouvez regretter de me l’avoir donnée !

— Pourquoi, et comment cela ?

— Eh ! mon Dieu ! on ne sait ce qui peut se passer dans la cervelle d’une jeune fille aussi exaltée que Medora le paraît dans de certains moments. Si elle concevait pour vous… une fantaisie, je suppose ; si elle vous avouait un préférence…

— En sommes-nous là ! lui dis-je pour couper court à des suppositions qui m’embarrassaient un peu : venez-vous, rival débonnaire, me signaler les dangers, c’est-à-dire les avantages de ma situation ?

Brumières sentit la crainte du ridicule et s’empressa de me rassurer ; mais, au retour, tout le long du chemin, il ne put se défendre de revenir sur ce sujet, et j’eus bien de la peine à me préserver des questions directes ; questions auxquelles je n’aurais pas hésité à répondre par autant de mensonges effrontés. Cette éventualité me prouve bien que la vérité absolue n’est pas possible quand il s’agit de femmes.

Je vins à bout de calmer Brumières par une vérité, qui est la déclaration obstinée de mon absence de penchant pour Medora. Mais, quand cela fut bien posé, sa satisfaction se changea en un certain dépit contre l’insulte que ce dédain faisait à son idole, et il épuisa toutes les formules de l’admiration pour me prouver que j’étais aveugle et que je me connaissais en femmes comme un croque-mort en baptêmes.

Cette conversation m’ennuya considérablement, car elle m’empêcha de donner aux objets extérieurs l’attention que j’aime à leur donner quand je me mets en route dans ce but. Décidément, il vaut mieux être seul que dans un tête-à-tête où le cœur n’a rien à voir. Je n’avais pas mis dans les prévisions de ma journée, en m’éveillant, que je passerais cette journée de loisir à parler de miss Medora. Pouah, la discussion ! pouah, l’esprit ! pouah, les préoccupations d’avenir et de fortune ! Je ne suis bon à rien de tout cela, et il me tardait de me retrouver seul ; je me disais involontairement tout bas :

— J’ai assez vu Brumières aujourd’hui.