La Daniella/24

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XXIV


9 avril.

On sonnait à casser la cloche. La jeune fille se sauva par où elle était venue en me criant :

— À dimanche soir !

Et j’allai ouvrir à lord B***, qui venait effectivement me chercher. Je me laissai emmener.

— Tout va au plus mal depuis que vous n’êtes plus chez nous, me dit-il quand nous fumes sur la route de Rome. Lady Harriet me trouvait moins maussade quand vous étiez là pour me faire valoir, en m’aidant à développer mes idées. J’ai eu le malheur de recourir au moyen extrême contre l’ennui et la tristesse : je me suis enivré tous les soirs, seul dans ma chambre. Cela m’arrive rarement ; mais il y a des temps si sombres dans ma vie, qu’il faut bien que cela arrive. Mu femme n’en sait rien ; mais, comme je suis plus calme et plus abattu aux heures où elle me voit, elle s’impatiente davantage. J’y gagne seulement d’être plus indifférent à ses impatiences.

— Et votre nièce ? n’est elle pas un peu meilleure pour vous que par le passé ? Il m’avait semblé, le jour de notre promenade à Tivoli, qu’elle y était disposée ?

— Vous vous serez trompé. Ma nièce, c’est-à-dire la nièce de ma femme, est d’une humeur massacrante depuis votre départ. C’est à croire, Dieu me damne ! qu’elle était amoureuse de vous… et, s’il faut vous dire tout…

Je me hâtai d’interrompre lord B***. Il a des moments de trop grande expansion, comme doit les avoir un cœur trop souvent refoulé, et je ne veux pas savoir par lui ce que je sais par moi-même.

— Si une pareille maladie avait pu s’emparer du cerveau de miss Medora, lui dis-je, il est à croire que cela n’aurait pas survécu à mon départ.

— C’est ce que je me suis dit. Elle a, d’ailleurs, tant monté à cheval avec un de nos cousins qui est arrivé cette semaine, qu’elle doit avoir secoué rudement ses vapeurs. À vous dire vrai, c’est aujourd’hui seulement, depuis cinq jours, que je suis an peu lucide. Il se pourrait que, pendant mon absence intellectuelle, Medora fût devenue amoureuse de ce cousin, qui est beau, riche et grand amateur de chevaux et de voyages. Il m’a semblé, ce matin, qu’elle était font impatiente de sortir avec lui, et que, de son côté, Richard B*** se faisait attendre avec l’impertinence d’un homme aime.

— À la bonne heure ! pensai-je ; la crise de Tivoli est oubliée, et il m’est permis de l’oublier aussi. Quoique jusque-là, j’eusse résisté au désir de lord B*** en refusant d’aller demeurer chez lui, je cédai à ses instances, n’y voyant plus d’inconvénients, et pensant qu’il y en aurait, au contraire, à paraître fuir son hospitalité.

J’employai le reste du voyage à le sermonner sur son désespoir bachique, et à le supplier de renoncer à ce funeste moyen de combattre le dégoût de la vie.

— Aimez-vous donc mieux, disait-il, que je me brûle la cervelle, un jour que le spleen sera trop violent ? Cependant il avouait qu’après avoir eu recours à ce contre-spleen pendant quelques jours, il retombait dans une tristesse plus profonde et contre laquelle il sentait en lui-même moins de forces pour réagir. Il parut surpris et touché de l’intérêt avec lequel je le prêchais.

— Vous avez donc encore de l’amitié pour moi ? me dit-il. Je croyais vous avoir paru si ennuyeux et si nul, que vous quittiez Rome à cause de moi plus encore qu’à cause de Rome. Eh bien, puisque j’ai un ami en ce monde, je tâcherai de ne pas devenir indigne de son estime, et je sens bien que cela m’arriverait si je cédais à la tentation de m’abrutir.

— Il faut faire plus que de tâcher, il faut vouloir.

J’obtins de lui la promesse formelle, et sur l’honneur, qu’il passerait un mois entier sans boire. Je ne pus obtenir davantage.

Nous approchions de Rome, lorsque nous vîmes déboucher devant nous, sur la route, trois cavaliers dans un nuage, non de poussière, il pleuvait toujours, mais de sable liquide soulevé par le pied des chevaux. J’eus quelque peine à reconnaître miss Medora en amazone, mouillée, crottée, jaunie, jusque sur son voile et ses cheveux, par cette bouillie des chemins de traverse où elle semblait clapoter avec délices. Cela ne l’empêchait pas d’être admirablement belle avec sa figure animée et son attitude impérieuse.

Les Anglaises que je vois ici montent bien à cheval ; mais presque toujours elles sont mal arrangées et manquent de grâce. Medora, qui n’est qu’à moitié Anglaise, est admirablement souple et bien posée. Son vêtement de cheval dessinait sa belle taille, et elle maniait sa monture ardente et magnifique avec une maestria véritable. Le cousin est un Anglais blond vif, avec beaucoup de barbe et une riche chevelure séparée en deux masses, rigidement égale, par une raie qui va du milieu du front à la nuque. Il est d’une incontestable et splendide beauté, comme lignes et comme ton ; mais je ne sais comment il se fait que, pour nos yeux français, la plupart des Anglais, quelque beaux qu’ils puissent être, ont toujours quelque chose de singulier qui tourne au comique ; je ne sais quelle gaucherie type dans la physionomie ou dans l’habillement, qui ne s’efface pas, même après beaucoup d’années passées sur te continent.

Derrière ce beau couple, au galop trottaient, avec autant d’agilité que de disgrâce, deux laquais de pure race anglaise. Tout cela passa près de nous comme la foudre, sans que la belle Medora daignât tourner la tête de notre côté, bien que Buffalo, perché sur le siège et aboyant de tous ses poumons, rendît notre véhicule assez reconnaissable.

Deux heures plus tard, nous étions tous à table dans la triste et immense salle du palais ***. Lord B*** buvait de l’eau ; lady Harriet m’accablait de tendres reproches sur ma fuite à Frascati ; le cousin mangeait et buvait comme quatre ; Medora, richement parée, et belle comme elle sait que je ne l’aime pas, m’avait à peine honoré d’un froid bonjour et parlait anglais à sir Richard B*** avec autant d’affectation que de volubilité. Je n’entends pas l’anglais et je n’en aime pas la musique. Medora s’en est maintes fois aperçue ; je vis donc que j’étais au plus bas dans son estime, et cela me mit fort à l’aise.

Après le dessert, les deux Anglais restèrent à table, et je suivis les femmes au salon. Nous y trouvâmes Brumières et plusieurs Anglais des deux sexes, avec lesquels Medora se remit à blaiser et à siffler de plus belle dans la langue de ses pères.

— Eh bien ! me dit Brumières, vous avez vu le cousin ? Voilà un Bonington qui nous fait bien du tort !

— Parlez pour vous ; moi qui ne suis pas sur les rangs, je m’arrange très-bien de la présence du cousin.

— Ah ! vous persistez à soupirer pour la petite Frascatane ? Je crois, à présent, que j’aurais mieux fait de penser comme vous. Celle-là doit être moins cruelle et moins capricieuse.

Comme nous plaisantions depuis quelques instants sur ce ton, Brumières me menaçant de venir à Frascati me taquiner, et moi affectant la plus superbe indifférence pour toutes les beautés de l’Angleterre et de l’Italie, le nom de Daniella, prononcé par lui un peu trop haut, parvint jusqu’à l’oreille de miss Medora, et je la vis tressaillir comme si elle avait été piquée d’une guêpe. Une minute ne s’était pas écoulée, qu’elle était auprès de nous, dans notre coin, daignant se montrer fort aimable, à seule fin de ramener adroitement la conversation sur le compte de la pauvre stiratrice. J’éludais de mon mieux ses questions sur l’emploi de mou temps et de mes pensées dans la solitude de Frascati ; mais le perfide Brumières, toujours soigneux de me rendre haïssable, eut l’art de seconder la belle Anglaise, si bien que la question me fut carrément posée par elle :

— Avez-vous revu ma femme de chambre, à Frascati ? Il y avait, dans l’accent dont cela fut dit, tant d’aigreur et de dédain, que j’en sentis la morsure et répondis avec un empressement qui devança celui de Brumières :

— Oui, je l’ai revue plusieurs fois, et ce matin encore.

— Pourquoi dites-vous cela d’un ton de triomphe ? répliqua-t-elle avec un regard d’insolence foudroyant. Nous savions bien pourquoi vous aviez choisi Frascali pour votre séjour. Mais il n’y a pas tant de quoi vous vanter ! Vous succédez à Tartaglia et à beaucoup d’autres du même genre.

Je répondis, avec aigreur, que, si cela était, je trouvais étrange de l’apprendre de la bouche pudique d’une jeune Anglaise ; et la querelle fût devenue encore plus amère sans l’arrivée du cousin Richard, qui, s’approchant de nous, changea forcément le cours de nos paroles. Medora trouva pourtant moyen d’essayer, à mots couverts, de me mortifier encore ; mais j’avais repris assez d’empire sur moi-même pour faire semblant de ne plus comprendre.

Je passai la journée du lendemain à visiter les églises et à regarder l’aspect de la population. Toutes mes impressions se trouvèrent résumées, le jour suivant, à la grande cérémonie du dimanche de Pâques. Je vous parlerai de ce que j’ai vu et de ce que j’ai pensé de tout cela. Maintenant, je ne veux pas, je ne peux pas interrompre mon récit.

— Écoutez, me dit lord B*** en revenant à pied de Saint-Pierre par le pont Saint-Ange, j’ai entendu, avant-hier au soir, des mots aigres échangés, à propos de la petite Daniella, entre ma nièce et vous. Je vois que vous avez furieusement blessé l’amour-propre de cette reine de beauté en ayant des yeux pour la gentillesse de sa suivante : c’était votre droit ; mais, cependant, prenez garde aux conséquences d’une amourette, dans un pays où les étrangers sont regardés comme une proie, et où, d’ailleurs, tout est sujet de spéculation. Cette jeune fille est bonne et charmante ; je la crois honnête, mais non pas désintéressée ; sincère, mais non pas chaste… Je crois qu’elle a eu beaucoup d’amants, bien que je n’aie pas la certitude du fait ; mais, enfin, telle que je la juge, je ne voudrais pas qu’elle vous en imposât par ces mensonges que la plupart de ses pareilles soutiennent avec une grande audace.

— Voyons, milord, répondis-je ; hasardant moi-même un mensonge pour m’emparer de la vérité : elle a été votre maîtresse, je le sais.

— Vous vous trompez, répondit-il avec calme ; je n’ai jamais eu cette pensée. Une maîtresse dans la maison de ma femme ? Jamais ! Fi donc !

— Alors… pour avoir l’opinion qu’elle est de mœurs faciles il faut que vous ayez des preuves…

— Je vous l’ai dit, je n’en ai pas ; mais sa figure est si provoquante, elle a si bien l’air d’une fieffée coquette de village ou d’antichambre, que, si j’eusse été tenté d’elle, je ne l’aurais jamais prise au sérieux. Nous autres, qui avons beaucoup de domestiques et qui changeons souvent de résidence, nous ne pouvons ni ne voulons surveiller des mœurs dont nous n’endossons pas la responsabilité. Voilà tout ce que j’avais à vous dire.

— Absolument tout ?

— Sur l’honneur !

Il était six heures : lady Harriet voulait me garder à dîner pour que je pusse voir ensuite l’illumination de Saint-Pierre. J’avais bien autre chose en tête que des lampions. Je prétendis avoir donné ma parole de dîner avec Brumières, lequel me démentit avec étourderie ou avec malice. Dans les deux cas, je lui en sus mauvais gré et lui témoignai de l’humeur.

— Vous êtes un drôle de corps, me dit-il en aparté, comme je lui reprochais sa désobligeance ; vous êtes méfiant comme un Italien et mystérieux comme l’amant d’une princesse. Tout cela pour cette petite fille de Frascati ! Vous pouviez bien me dire que vous vouliez retourner passer la nuit auprès d’elle, et je vous aurais aidé à vous esquiver. Que diable ! je comprends qu’il y aurait mauvais goût de votre part à laisser pressentir à nos Anglaises une aventure si naturelle ; mais, avec moi, pourquoi vous cacher comme s’il s’agissait d’une madone ?

J’étais blessé, et il me fallait paraître indifférent. Mon rôle était de nier mes relations avec la Daniella, et pourtant j’avais envie de chercher querelle à Brumières pour la façon dont il me parlait d’elle. De quel droit outrageait-il la femme objet de mes désirs ? Quelle que fût cette femme, je sentais le besoin et comme le devoir de la défendre ; mais céder à ce besoin, c’était avouer des droits que je n’avais pas encore.

Ma colère tomba sur Tartaglia, qui me poursuivait dans ma chambre avec sa rengaine accoutumée sur l’amour de Medora pour moi, et sur l’indignité relative de la petite Frascatane, cette fille de rien, qui n’était pas digne d’un mossiou comme moi. À mon impatience se mêlait je ne sais quelle sourde fureur devant l’idée humiliante que ce drôle, objet des premières pensées de la Daniella, avait dû abuser de son innocence. Je sentis que je perdais la tête et qu’il s’apercevait de ma ridicule jalousie.

— Allons, allons, mossiou, me dit-il en prenant vivement la porte, dont il mit le battant entre lui et moi fort à propos, vous pouvez bien vous passer la fantaisie de cette petite fille, il n’y a pas de mal ; mais il ne faut pas que cela vous empêche de viser plus haut. Vous pensez bien que ce que je vous en dis, ce n’est pas par jalousie, moi ! Je ne prétends plus rien sur la Daniella ; il y a longtemps que…

Il s’enfuit en achevant sa phrase, que le bruit de la porte, refermée en même temps par lui, m’empêcha d’entendre.

Je restai en proie à une agitation que je sentais déraisonnable, et que je ne pouvais cependant pas vaincre.

— Mon Dieu, mon Dieu, me disais-je, suis-je donc amoureux à ce point-là ? Amoureux de qui ? D’une courtisane de bas étage, peut-être ! Peut-être ont-ils tous raison de se moquer de moi ! Depuis quand donc un garçon de mon âge doit-il rougir de sentir ses sens émus par une fille qui a appartenu à cent autres ? Et pourquoi ne pas avouer ingénument que je la désire quand même ? Je sais bien qu’il faut savoir gouverner la brutalité de pareilles convoitises, et, en homme du monde, remettre au lendemain des plaisirs dont on ne peut pas seulement évoquer la pensée devant des femmes honnêtes. Mais pourquoi diable cette Medora, qui s’est si follement jetée dans mes bras, ose-t-elle me parler de mes sens, puisque c’est m’en parler que de nommer cette Daniella ?

Et, en songeant ainsi, j’avais quitté le palais, je traversais la foule bruyante rassemblée autour des frittorie pavoisées, et j’étais devant Saint-Jean-de-Latran, sans avoir songé à me précautionner d’un moyen de transport pour Frascati, mais résolu à m’y rendre le soir même, dussé-je faire la route à pied.

J’arrivai à la porte Saint-Jean, me souvenant qu’il y avait par là, hors les murs, des cabarets où j’avais vu des chevaux de louage ; mais, quand je parlai de me faire conduire à Frascati à huit heures du soir, un cri de surprise et presque d’ironie indignée s’éleva autour de moi.

— Oui, oui, la malaria et les brigands ! répondis-je en toute hâte, je sais tout cela ! mais il y a aussi de l’argent à gagner. Combien me demandez-vous pour me conduire ?

— Ah ! Excellence, à l’heure qu’il est, vous n’auriez pas un cheval et un homme pour quatre écus romains.

— Mais pour cinq ?

— Pour cinq, un jour de la semaine, peut-être ; mais, aujourd’hui, la fête de Pâques ; Non, non, pas pour six !

J’allais en offrir sept, quelque chose comme quarante francs. Pour un gueux comme moi, c’est vous dire combien la fantaisie de tenir parole à ma conquête me gouvernait en ce moment-là. Lord B*** offrant cinq cents livres sterling n’aurait pas été plus prodigue.

Heureusement pour mon humble bourse, je sentis une main toucher furtivement mon coude, et, me retournant, je vis Tartaglia.

— Que faites-vous ici, Excellence ? me dit-il en italien. Les chevaux que vous avez demandés sont là. C’est milord qui vous les envoie, et j’ai ordre de vous accompagner.

— Excellent lord B*** ! pensais-je en suivant Tartaglia jusqu’aux chevaux, qui étaient effectivement à dix pas de là, tenus par un mendiant ; il me blâme, et pourtant il se prête à mon indomptable caprice !

M’élancer sur le magnifique cheval anglais qui piaffait, impatient de dévorer l’espace, fut pour moi l’affaire d’un instant. Je ne me demandai même pas s’il ne me casserait pas le cou ; car je suis le plus ignorant des écuyers, et il y a bien quatre ans que je n’ai enfourché une monture quelconque ; mais j’ai monté sans selle et sans bride tant de poulains farouches dans les prairies où j’ai passé mon enfance, que j’ai l’instinct nécessaire pour rester solide sans faire de maladresse qui exaspère l’animal le plus irritable et le plus chatouilleux. Les choses se passèrent donc très-bien, et, quand j’eus fait une lieue au grand trot pour satisfaire la première ardeur de mon cheval, je sentis que j’en étais maître et que je pourrais, à mon gré, ralentir son allure.

Je me retournai alors vers Tartaglia, qui montait aussi une magnifique bête, et qui, cavalier à ma manière, se tenait victorieusement en selle, malgré ses jambes courtes et l’énorme manteau dont il s’était affublé.

— Ah ça ! lui dis-je, tu as été assez loin. Il n’est pas nécessaire que tu t’exposes, pour moi, à la fièvre et aux bandits. Retourne au palais, et dis à lord B*** que je n’ai pas besoin de toi. Demain, je lui ramènerai son cheval.

— Non pas, non pas, mossiou ! je ne vous quitterai pas. Je ne crains pas la fièvre avec ce bon manteau, et, quant aux bandits, que voulez-vous qu’ils fassent à un pauvre homme qui n’a pas dix baïoques dans sa poche ?

— Mais ce bon manteau pourrait les tenter, d’autant plus ! que tu l’étales avec une majesté…

— Croyez-moi, Excellence, avec des chevaux qui courent comme ceux-ci, on ne craint guère les voleurs. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas être fier, et de jouer des talons si nous faisons quelque mauvaise rencontre.

— Daniella, je te le promets ! m’écriai-je intérieurement. Puis je ne pus résister au désir de savoir comment les choses s’étaient passées au palais***, pour que lord B*** eût, deviné que je m’échappais encore une fois, et, malgré ma répugnance à causer avec Tartaglia, je l’interrogeai ; mais il éluda mes questions.

— Non, non, mossiou, répondit-il, pas à présent. Je vous dirai tout ce que vous voudrez, quand nous verrons les premières maisons de Frascati ; mais, croyez-moi, c’est moi que je vous dis qu’il ne fait pas bon aller au pas et causer dans la campagne de Rome quand le jour est fini. Marchons, et, si vous voyez du monde sur le chemin, ne vous gênez pas pour prendre un joli petit galop.

J’insistai pour le renvoyer :

— C’est impossible, reprit-il, ne parlez pas de cela. Milord me mettrait à la porte si je lui manquais de parole.

Nous reprîmes donc le trot. La journée avait été magnifique et le ciel était clair. Nous avions dépassé Tor-di-Mezza-Via, grande tour isolée au milieu des champs, qui marque la moitié du chemin entre Rome et Frascati, lorsque Tartaglia, qui avait jusque-là trotté respectueusement derrière moi, me dépassa au galop, en me criant de ne pas le suivre de trop près, mais de maintenir mon allure.

Ceci me donna à penser qu’il avait accointance avec quelques rôdeurs de nuit, et qu’il avait été averti de leur présence par un signe insaisissable à ma vue ou à mon oreille. Je ne doutai plus du fait lorsque, l’ayant rejoint au trot, je le vis remonter précipitamment sur son cheval et prendre congé d’un groupe d’hommes, parmi lesquels j’en remarquai un de haute taille, qu’il ne me sembla pas voir pour la première fois, et qui parut éviter mes regards en se tournant vers le fossé de la route. Les autres avaient l’air misérable de tous les gens du pays.

— Coquin ! dis-je à Tartaglia, quand nous les eûmes dépassés, tu as tes raisons, je crois, pour ne pas craindre les bandits.

Mossiou ! mossiou ! fit-il en mettant le doigt sur ses lèvres, ne parlez pas de ce que vous ne savez pas ! Il y a de mauvaises gens dans la campagne de Rome ; mais il y en a aussi d’honnêtes, et il est bon d’avoir un ami comme moi, qui sait comment il faut parler aux uns et aux autres.

— Puis-je te demander, au moins, si ceux dont tu prétends me préserver en ce moment sont de mauvais ou d’honnêtes bandits ?

— Vous demandez ce qu’il ne vous servirait à rien de savoir, et je ne prétends rien, puisque je ne vous demande rien ni pour eux ni pour moi. Marchons, marchons, je vous prie : je ne crains que les surprises.

Nous arrivâmes sans encombre au pied de la montagne. Je voulus mettre mon cheval au pas pour le ménager. Tartaglia s’y opposa énergiquement.

— Eh ! mossiou, vous n’y songez pas ! La nuit est tout à fait tombée, et c’est ici le plus mauvais endroit, à cause de la montée. Tenez, voilà une fontaine où bien des gens sont restés pour avoir voulu y faire boire leurs chevaux ; et, là, tout le long de ce petit mur, est-ce que vous n’avez pas remarqué, dans le jour, les têtes de mort et les ossements en croix, qui parlent assez clairement ?

Enfin nous arrivâmes à la porte de la ville, et Tartaglia consentit à me parler de lord B***.

— Voyons, mossiou, dit-il, ne vous fâchez pas ! Lord B*** ne sait probablement pas que vous êtes à Frascati. Il s’imagine que vous courez la ville de Rome pour voir les illuminations. Et tenez, nous voici sur une hauteur d’où vous pouvez juger de la beauté du spectacle que vous avez perdu. Retournez-vous, et arrêtez-vous un moment.

Je m’arrêtai. Le spectacle était splendide. Rome brillait dans la nuit comme une pléiade d’étoiles. Dix heures sonnaient à la cathédrale de Frascati.

— Attention ! s’écria Tartaglia enthousiasmé : regardez bien le dôme de Saint-Pierre ; le changement va se faire ! Ah ! l’horloge de Frascati avance d’une minute… de deux… Attendez ! voilà ! Est-ce beau ?

En effet, toutes les lumières qui, à cette distance de treize milles, éclataient de blancheur, changèrent subitement de ton et devinrent d’un rouge étincelant. L’énorme fanal placé au sommet du dôme rayonnait dans une brume couleur d’incendie. Les Romains sont très-friands de ce coup d’œil. Cinq cents ouvriers sont employés, ce jour-là, à le leur procurer ; et, quand le changement n’est pas général et instantané sur tous les points de l’immense édifice, basilique, dôme, colonnades et fontaines, la population siffle à outrance les machinistes. Aussi ces derniers y mettent-ils tout leur amour-propre, et Tartaglia s’écria philosophiquement :

— À l’heure qu’il est, cinq ou six de ces pauvres diables dégringolent de là-haut pour s’être pressés comme il convenait, car le changement me paraît très-bien réussi, et le public doit être content. Bah ! il n’y a point de beau changement sans cela ! Le dôme est si dangereux !

— À présent, j’ai assez vu les lampions. Dis-moi comment il se fait que je sois ici sur le cheval de lord B***, sans que lord B*** me l’ait envoyé ?

— C’est que vous n’êtes point sur le cheval de lord B***, mais bien sur celui de la Medora. Quant à moi, j’ai choisi le mien parmi ceux des domestiques. J’ai pris celui dont je savais l’allure douce et les jambes sûres.

Pendant quelques instants, Tartaglia me laissa croire que Medora l’avait envoyé courir après moi avec ces chevaux. Enfin, quand j’eus mis pied à terre, il m’avoua la vérité :

C’est moi que j’ai pris sur moi, dit-il, de seller ces chevaux et de leur mettre, aller et retour, une petite douzaine de lieues dans les jarrets. Bah ! de si bonnes jambes ! ajouta, en riant, l’effronté bohémien. Miss Medora trouvera peut-être que son Otello a un peu moins d’ardeur que de coutume ; elle fera un peu moins de folies, voilà tout ! D’ailleurs, il pleuvra, le temps se brouille ; miss ne sortira pas, et Otello se reposera. Allons, mossiou, ne soyez pas fâché. J’ai tout fait pour le mieux : quand j’ai vu qu’au lieu de vous calmer, je vous rendais plus volontaire, et que vous preniez votre porte-manteau pour sortir du palais sans rien dire à personne, je me suis dit, moi : « Ce pauvre garçon ne va pas trouver de voiture, ou, s’il en trouve une, ce sera pire que d’aller à pied ; il sera arrêté sur le chemin ; il est fou, il voudra se défendre ; on me le tuera.

— Mais quel diable d’intérêt prends-tu à moi ? lui criai-je en lui jetant vingt francs qu’il refusa obstinément.

— Je prends intérêt au futur mari de la Medora, répondit-il, au futur héritier de lady B*** ; car, voyez-vous, c’est moi que je vous le dis, vous serez ce mari et cet héritier. Pour le moment, vous êtes coiffé de cette brunette de Frascati ; mais, avant huit jours, vous en serez las, et vous reviendrez à Rome. La signorina n’aime pas son cousin Richard. Elle l’aime d’autant moins qu’elle fait son possible pour l’aimer ; mais il est sot, et elle s’en aperçoit bien. Bonsoir, Excellence ; gardez votre argent ; vous êtes généreux, je le sais : c’est pour cela que j’attends, pour accepter, que vous soyez riche. En faisant votre fortune, je fais la mienne.

En parlant ainsi, il sauta à cheval et prit Otello par la bride. Je voulais qu’il entrât dans la ville pour laisser reposer ces deux braves bêtes.

— Non, non, dit-il, les domestiques courent les rues de Rome, cette nuit ; ils m’ont confié le soin des écuries ; mais, au point du jour, ils y donneront un coup d’œil, et il faut que ces deux bêtes-ci soient séchées et pansées, pour qu’ils ne se doutent de rien.

Il partit au galop, et je me mis à gravir la via Piccolomini, on peu honteux de penser que le cheval favori de Medora m’avait porté, à ce rendez-vous, cause indubitable de son éternel mépris. Je voyais aussi se réaliser la prédiction de Brumières relativement à Tartaglia : « En quelque lieu et à quelque heure que ce soit, vous le verrez apparaître au moment où ses services vous seront indispensables, et il saura être l’homme nécessaire dans vos plaisirs ou dans vos dangers.»

Pendant que je faisais ces réflexions, la grille ne s’ouvrait pas ; et la cloche placée en dehors de la maison faisait un tel bruit, que je n’osais la secouer trop fort. Elle est là, sans doute, me disais-je. C’est elle qui va m’ouvrir furtivement la porte.