La Daniella/28

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XXVIII


Mondragone, 12 avril.

Cette veillée s’écoula comme un instant, et pourtant elle renferma pour nous un siècle de bonheur ; car, à un certain degré d’épanouissement, l’âme perd la véritable notion du temps. Et ne croyez pas, mon ami, qu’un amour sensuel et aveugle fasse de mon existence actuelle une pure débauche de jeunesse. Certes, Daniella est un trésor de voluptés ; mais c’est dans toute l’acception de ce mot divin qu’il faut l’entendre. Elle n’a, il est vrai, en dehors de la passion, qu’un esprit enjoué, prompt à la riposte dans une guerre de paroles taquines, et des notions assez fausses sur toutes les choses sociales, malgré ses excursions en France et en Angleterre, qui l’ont rendue beaucoup plus intelligente que la plupart de ses compagnes ; mais tout cela m’importe peu, et je ne vois plus en elle que cet être intérieur que moi seul connais et savoure, cette âme ardente jusqu’à la folie dans le dévouement exclusif, dans l’abandon fougueux et absolu de tout intérêt personnel, dans l’adoration naïve et généreuse de l’objet de son choix. C’est à la fois mon enfant et ma mère, ma femme et ma sœur. Elle est tout pour moi, et quelque chose de plus encore que tout. Elle a vraiment le génie de l’amour, et, parmi des préjugés, des enfantillages et des inconséquences qui tiennent à son éducation, à sa race et à son milieu, elle élève tout à coup son sentiment aux plus sublimes régions que l’âme humaine puisse aborder.

Quand elle s’abandonne ainsi à son inspiration passionnée, elle se transfigure. Je ne sais quelle pâleur extatique se répand sur tous ses traits. Émue et surexcitée, elle blanchit subitement comme les autres rougissent. Ses yeux noirs, si francs et d’un regard si ferme, deviennent vagues et semblent nager dans un fluide mystérieux ; ses narines exquises se dilatent ; un étrange sourire qui n’exprime plus rien des plaisirs matériels de ce monde et qui se mêle aux larmes comme par une harmonie naturelle dans ses pensées, la fait ressembler à ces saintes des peintures italiennes, qui, blêmies et contractées par le martyre, ont, en regardant le ciel, une expression d’ineffable volupté.

Qu’elle est belle dans ces moments-là ! Qu’elle était belle assise près de moi, les mains dans les miennes, la tête tantôt penchée vers moi pour me parler d’amour, tantôt renversée sur le marbre de la cheminée comme pour parler d’elle et de moi à quelque esprit supérieur planant au-dessus de nous deux ! La flamme vacillante dessinait les fins contours de cette bouche où l’expression du plaisir arrive à quelque chose d’austère, et se reflétait dans ces yeux dont l’éclat s’éteint parfois dans une fixité redoutable, comme si la vie humaine faisait place à un mode d’existence où je ne puis pénétrer.

Oui, elle est encore pour moi tout surprise et tout mystère. Je la possède tout entière sans la connaître entièrement, et, en la contemplant, je l’étudie comme une abstraction. Elle a des divagations où je l’écoute sans la comprendre, jusqu’à ce qu’un grand trait de lumière jaillisse de ses paroles confuses, moitié italiennes et moitié françaises, auxquelles, pour trouver une nuance qu’elle ne sait comment exprimer, elle mêle des mots d’anglais prononcés avec un effort enfantin et sauvage. Mais, quand elle a réussi à formuler sa pensée brûlante, elle se tait, elle pleure d’enthousiasme et tombe à mes pieds comme devant une idole, pour prier mentalement. Et moi, je n’ose enchaîner cette fougue qui me gagne, et je parle aussi cette langue du délire qui n’aurait plus aucun sens si nous nous la rappelions de sang-froid.

Ne vous moquez pas de moi ; cet amour, qui s’est révélé à moi par une rage brutale, m’emporte à présent dans des régions que j’appellerais métaphysiques, si je savais bien ce que c’est que la métaphysique ; mais je ne le sais guère ; je sens seulement que, dans les bras de cette puissante maîtresse, mon âme quitte les sens et aspire à quelque chose d’inconnu qui n’est plus de leur domaine. Quand je l’ai embrassée sur la terre, loin d’être assouvi et calmé, je voudrais l’embrasser dans le ciel, et je ne trouve plus ni caresses ni paroles suffisantes pour lui exprimer cet insatiable désir de l’esprit et du cœur, qu’elle partage et que nous ne savons nous dire que par des larmes de douleur et de joie.

Après ces expansions insensées, je reste un peu ivre, et il me faut un certain effort pour me rappeler qui je suis, où je suis, ce qui m’intéressait hier, ce qui pourra me préoccuper demain. Il y eut un moment, cette nuit, où j’avais si complètement oublié toute réalité, que je ne n’étais plus nulle part. La pluie tombait par torrents, droite, lourde, retentissante, sur les toits très-bas qui nous environnent, et notre petite terrasse écoulait sur le terrazzone, en cascade continue et monotone, son trop-plein par les gargouilles brisées. Tout autre bruit avait cessé : plus de vent dans les girouettes, plus de vol ni de cris d’oiseaux de nuit. Le feu ne pétillait plus dans l’âtre, le grillon s’était endormi. C’était un silence absolu, au milieu d’un bruissement soutenu comme celui d’une pluie de sable. Et j’avais une sensation de bien-être extraordinaire, à comparer machinalement la douce chaleur de la chambre où j’étais, avec l’idée du froid humide et noir qui régnait dehors. Mais dire sur quelle campagne tombait cette averse opiniâtre, et dans quelle retraite je me trouvais si bien abrité, avec mon trésor le plus cher, voilà ce qu’il n’eût pas fallu me demander, ce que j’étais heureux de ne plus savoir. C’était le déluge, et nous étions dans l’arche, flottant sur des mers inconnues, dans l’immensité des ténèbres, ignorant sur quels sommets de montagnes ou sur quels profonds abîmes nous poursuivions au hasard notre voyage dans l’inconnu. Cela était terrible et délicieux. La nature se dérobait à notre appréciation comme à notre action ; mais l’ange du salut poussait notre lit tranquille sur les eaux déchaînées, et tenait le gouvernail en nous disant : « Dormez !» Et je me rendormis sans bien savoir si je m’étais éveillé.

Vers deux heures du matin, je me réveillai tout à fait, saisi par le froid. Je fis sonner la vieille montre à répétition que mon oncle le curé me donna jadis pour étrennes. Je ne touche jamais cette respectable bassinoire sans qu’elle me rappelle un de ces jours d’orgueil et d’ivresse qui comptent dans la vie des enfants. Tout mon passé et tout mon présent me revinrent en mémoire, et je recouvrai ma lucidité. Daniella dormait sans paraître souffrir du froid ; ses mains étaient tièdes. Pourtant je craignis qu’elle n’éprouvât les effets de l’humidité, et je me levai pour rallumer le feu.

La pluie tombait toujours avec la même persistance. Je souffris à l’idée que ma chère compagne se lèverait avant le jour et traverserait ce déluge pour retourner à la villa Taverna. Il faut absolument changer cette manière de vivre, me disais-je ; voilà la troisième matinée qui me brise le cœur en exposant la santé et la vie de ma bien-aimée. Il est impossible que je continue à l’attendre quand c’est moi qui devrais l’aller trouver, me mouiller, marcher dans les ténèbres, affronter les mauvaises rencontres ; et, puisqu’en me recevant chez elle ou chez Olivia, il est impossible qu’elle ne soit pas diffamée ou menacée, il faut que je l’emmène ou que je l’épouse. Ce mystère était plein de charmes ; mais il a de trop graves inconvénients, il me coûte trop d’inquiétudes et de remords.

J’oubliais que j’étais sous le coup d’une arrestation, et que, mon emprisonnement devant faire le désespoir de Daniella, je lui avais donné ma parole de ne rien négliger pour m’y soustraire. Je me rappelai cette circonstance ; mais n’était-il pas plus facile de fuir ensemble que de se cacher à deux pas de nos ennemis, dans les ruines de Mondragone ?

Oui, oui, il faut fuir, me disais-je, et fuir dès demain. Il faut que cette soirée charmante et cette nuit poétique ne me portent pas à m’endormir dans les délices de l’égoïsme. Eh bien, ce souvenir restera en nous comme une date romanesque dans l’histoire de nos amours ; mais, la nuit prochaine, il faut, à tout prix, sortir des États du pape.

M’étant arrêté à cette résolution, je restai près du feu, absorbé dans une douce rêverie, voulant savourer toutes les impressions de cette nuit d’aventures à laquelle je ne devais pas vouloir de lendemain. La flamme montait dans l’âtre et projetait une vive clarté sur Daniella endormie. Quel beau sommeil que le sien ! Je n’en ai jamais vu de semblable ; c’est un des contrastes de cette organisation en qui toute chose touche à l’extrême. Autant elle est agissante et d’une vie énergique dans la veille, autant elle est calme et comme ensevelie dans le repos. Elle ne rêve pas ; on l’entend à peine respirer. Elle est comme changée en statue dans sa pose simple et chaste. Sa physionomie est grave, impassible, recueillie comme dans une contemplation sereine du monde supérieur.

Pourtant ces formes gracieuses et délicates n’annoncent extérieurement ni l’énergie dont elle est douée, ni le sang-froid dont elle est capable. Il faut toucher son poignet fin et sa jambe déliée pour sentir la force de ces muscles qui ne reculent devant aucun effort de travail. Elle a tant de souplesse dans les mouvements qu’on la croirait frêle ; mais, en réalité, soit volonté, soit race, soit habitude, elle a, pour marcher, pour courir, pour porter des fardeaux, une aisance et une vigueur peu communes chez une femme. Elle dit avoir été si passionnée pour la danse, avant de quitter Frascati, qu’elle dansait six heures de suite sans respirer, et s’en allait, en sortant du bal, se mettre à l’ouvrage au point du jour, sans qu’il lui en coûtât le moindre effort. Aussi se moque-t-elle de moi quand je la plains de ne pouvoir rester près de moi à dormir pendant que le soleil commence à luire. Elle dit que, si elle vivait sans fatigue et sans émotion, elle serait bientôt morte.

Qu’y a-t-il donc en elle de si solide comme force physique, que l’exubérance de la force morale ne l’ait pas déjà usée ? Quand elle est forcée de reprendre le soin de la vie matérielle, c’est une agilité, une gaieté, une présence d’esprit, une netteté de vouloir et une promptitude d’action qui font d’elle une ménagère, une servante et une ouvrière modèles. Qui croirait, à la voir se livrer avec maestria aux occupations les plus vulgaires, qu’elle a ces extases de colombe mystique ?

J’étais heureux de ne pas dormir et de regarder son front pur, inondé de cheveux noirs, et ses longs cils fins projetant des ombres si douces sur ses joues veloutées. Comment ne l’ai-je pas remarquée, cette beauté pénétrante, à nulle autre comparable, le premier jour où elle m’est apparue ? Comment, lorsque je l’ai regardée pour la première fois, l’ai-je trouvée seulement singulière et agréable ? Comment, lorsque, me sentant vaguement épris d’elle, je vous traçai son portrait à Rome, n’osai-je pas prononcer qu’elle était jolie ? Comment, dans ce temps-là, pouvais-je dire que Medora était remarquablement belle ? Dans mon souvenir, à présent, Medora est laide et ne peut être que laide, puisqu’en elle tout est l’opposé de ce chef-d’œuvre de l’art divin que j’ai là dans le cœur et dans les yeux.

Ma montre marqua trois heures. Son vieux bruit sec était le seul bruit saisissable autour de moi. La sonorité s’était faite au dehors, la pluie avait cessé. Quel fut donc mon étonnement d’entendre, comme une mélodie aérienne passant dans l’air, au-dessus du tuyau de la cheminée, le son d’un instrument qui me parut être celui d’un piano ! Je prêtai l’oreille, et je reconnus une étude de Bertini que l’on sabrait avec un aplomb révoltant. Cela avait quelque chose de si étrange et de si follement invraisemblable à pareille heure et en pareil lieu, que je crus être halluciné. D’où diable pouvait venir cette musique ? Bile m’arrivait trop nette pour être supposée partir du dehors ; et, d’ailleurs, à un mille à la ronde, il n’y a pas une habitation que l’on puisse supposer en possession d’un piano et d’un pianiste.

Étais-je trompé par le son de l’instrument ? Celui-ci provenait-il d’un de ces petits cembali portatifs que les artistes bohémiens promènent sur leur dos de porte en porte ? Mais, si cela venait du dehors, à qui donnait-on cette aubade par un temps pareil et en plein désert ? D’ailleurs, c’était un piano, un véritable piano, assez faux et assez sec, mais piano s’il en fut, avec toutes ses octaves et ses deux pédales.

— Il y a de quoi devenir fou ici, dis-je à Daniella, que l’agitation de ma surprise avait éveillée. Écoute, et dis-moi si cela est concevable !

— Cela ne peut venir, dit-elle après avoir écouté, que du couvent des Camaldules, qui est à un quart de lieue d’ici. Je ne sache pas qu’il y ait là d’autre instrument que l’orgue de l’église : il faut que quelque moine artiste soit en train d’étudier une messe pour dimanche prochain.

— Une messe sur une étude de Bertini !

— Pourquoi non ?

— Mais ce n’est pas plus là le son de l’orgue qu’une crécelle n’est une cloche.

— Eh ! mon Dieu, la nuit, et quand l’air est détendu par la pluie, les sons lointains nous arrivent quelquefois si déguisés, que l’on jurerait entendre tout autre chose que ce qui est.

Il fallut nous arrêter à cette supposition. Il n’y en a pas d’autre admissible. Nous nous rendormîmes au son du piano fantastique, dans cette masure, que l’on pourrait appeler le château du diable.

À mon tour, je fus vaincu par le sommeil, à tel point, que Daniella, craignant mon chagrin et mon inquiétude ordinaires, se leva sans bruit, au point du jour, et s’échappa furtivement, après m’avoir bien enfermé dans le casino, car elle craignait qu’étant libre d’errer dans les ruines, je ne me fisse voir par quelque ouverture.

Elle ne fut pas plus tôt partie, qu’une sollicitude instinctive m’éveilla, et que je voulus courir après elle pour lui dire mon projet d’évasion ; mais j’étais sous clef et je me résignai à reprendre mon somme. Le temps s’annonçait magnifique, et le soleil envoyait déjà une lueur rose derrière les montagnes bleuâtres. Sur ces terrains inclinés, où la roche volcanique s’égrène en sable doré à la surface, la pluie ne laisse ni fange ni humidité, et, une heure après la plus forte averse, on n’en retrouve la trace que sur les herbes plus vertes et les fleurs plus riantes. Je me consolai donc un peu, en pensant que ma chère Daniella n’avait à faire, ce matin-là, qu’une promenade agréable à travers le parc.

Ce fut elle qui m’éveilla à neuf heures. Elle avait couru pour moi toute la matinée. Elle avait été à Frascati comme pour acheter du fil, mais, en fait, pour savoir ce qui se passait à propos de moi. Elle avait causé avec la Mariuccia, et m’apportait, de Piccolomini, ma valise, mon nécessaire de toilette ; mes albums et mon argent. Ceci me parut très-bien vu ; nous étions libres de partir. En outre, elle apportait des provisions de bouche pour deux jours, de la bougie, des cigares, et ce fameux café dont elle tenait tant à ne pas me sevrer.

Elle avait trouvé moyen de faire grimper tout ce fardeau, dans une brouette poussée par un des journaliers de Piccolomini, jusqu’au haut du stradone, le tout recouvert de pois secs que la Mariuccia était censée vendre à Olivia, et que celle-ci faisait remiser dans un de ses fourre-tout de Mondragone, où, selon elle, on allait envoyer encore une fois des ouvriers pour réparer le château. Le paysan avait laissé la brouette à l’entrée de la cour, et, renvoyé de suite, il n’avait rien vu déballer.

Quoique ma chère maîtresse fût tout essoufflée de cette expédition, je me réjouis de la bonne idée qu’elle avait eue.

— Il faut maintenant, lui dis-je, puisque tu es si ingénieuse et si active, que tu arranges toutes choses pour notre fuite. Je t’enlève, à moins que tu ne me dises que mon affaire avec le Saint-Office n’aura pas de suites et que je peux t’épouser dans ce pays-ci, sans trop de retard.

— Tu songes à l’impossible, répondit-elle en secouant la tête. Ton affaire prend une mauvaise tournure. Mon frère, qui, par bonheur, ne te soupçonne pas du tout d’être mon amant, a conçu pourtant contre toi une haine effroyable, à cause des coups que lu lui as donnés. Il prétend maintenant qu’en le frappant, tu l’as traité d’espion et que tu as injurié et maudit, en termes révolutionnaires, le gouvernement de l’Église. Il dit t’avoir reconnu, et il produit un témoin qui serait accouru trop tard pour le secourir, mais qui aurait entendu tes paroles et vu ta figure. Ce témoin n’a jamais été vu à Frascati, et pourtant la police paraît le connaître et a pris acte de sa déposition. On a été encore hier au soir à Piccolomini, probablement pour t’arrêter, et, ne te trouvant pas, on a fait ouvrir ta chambre pour s’emparer de tes papiers ; car on assure maintenant que tu es affilié à l’éternelle conspiration que l’on découvre toutes les semaines contre le pouvoir temporel du saint-père. Heureusement, ma tante avait prévu le cas : elle avait retiré de ta chambre tout tes effets, et jusqu’au moindre bout de papier chiffonné. Tout cela était bien caché dans la maison. Elle a dit que tu étais parti la veille pour Tivoli, à pied, avec ton attirail de peintre, et que tes autres effets étaient restés à Rome le jour de Pâques. Aussitôt qu’elle s’est vue débarrassée de ces inquisiteurs, elle est partie elle-même pour Rome, où elle va consulter lord B*** sur ce qu’il y a à faire pour te tirer de là. Il faut donc que tu attendes patiemment ici le résultat de ses démarches ; car de songer à voyager, de jour ou de nuit, sans tes passe-ports, qui sont à la police française à Rome, c’est impossible. Tu serais arrêté à la première ville, et, vouloir passer la frontière par les sentiers, comme font les brigands et les déserteurs, en supposant que je pusse te servir de guide, ce qui n’est pas, c’est mille fois plus pénible et plus dangereux que de rester ici, où, lors même qu’on te soupçonnerait d’y être, on ne se déciderait pas aisément à venir te prendre.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que ceci est une ancienne résidence papale et qu’il y avait autrefois droit d’asile. Les Borghèse avaient hérité de ce droit, et, bien que tout cela soit aboli, la coutume et le respect des anciens droits subsistent encore. Pour se faire ouvrir ces portes qui te défendent, il faudrait que l’autorité locale se décidât à faire une grave injure à la princesse, et on ne l’osera jamais sans sa permission.

— Mais pourquoi n’obtiendrait-on pas cette permission ?

— Parce que Olivia aussi est partie pour Rome, et qu’elle va tout confier à sa maîtresse, laquelle est généreuse et s’intéressera à nous. Tu vois que les femmes sont bonnes à quelque chose, et je crois même que, dans notre pays romain, il n’y a que nous qui valions quelque chose en effet.

J’étais bien de cet avis, et, me rappelant que, sans passeport, il n’y avait moyen de s’embarquer sur aucune rive d’Italie, à moins de se lancer dans ces aventures trop pénibles ou trop périlleuses pour la chère compagne que je ne veux pas laisser derrière moi, je me suis résigné à suivre son conseil et à m’abandonner à la protection des femmes ; car je suis profondément touché du dévouement de la Mariuccia et d’Olivia. J’admire la prévoyance et l’activité de ce sexe généreux et intelligent, qui, en tout temps et en tout pays, mais en Italie surtout, a été la providence des persécutés.

— Prends-en donc ton parti, disait Daniella en rangeant la chambre et en plaçant un petit crucifix à mon chevet et un vase à fleurs sur ma cheminée, comme s’il se fût agi d’installer là un ménage dans les conditions les plus régulières et les plus naturelles : tu en seras quitte pour t’ennuyer ici huit jours au plus. Il est impossible que milord et la princesse ne trouvent pas le moyen de te délivrer avant une semaine.

— M’ennuyer ! tu ne viendras donc plus me voir ?

— Et comment vivrais-je si je ne venais pas ? Oh ! si tu voyais un jour s’écouler sans moi, tu pourrais bien dire : La Daniella est morte !

— Mais la Daniella ne peut pas mourir !

— Non, puisque tu l’aimes !… Donc, tu te soumets ?

— Avec une joie dont tu n’as pas d’idée ; car je me suis tourmenté tout un jour du désir d’être enfermé ici avec toi. Une seule chose me gâte mon rêve, c’est le métier que tu fais pour venir et t’en aller. Cela est un vrai supplice pour moi.

— Et tu as tort. Voilà le beau temps ; le vent souffle de l’Apennin, tous les nuages s’en vont à la mer. Nous avons du soleil au moins pour huit jours ; mes promenades seront donc très-jolies, et, puisque nous avons inventé, Olivia et moi, l’arrivée prochaine d’ouvriers dans ce château, nous aurons mille prétextes pour qu’elle m’y envoie avec des paquets. D’ailleurs, le plus lourd est transporté ; je n’ai plus qu’à m’occuper de te nourrir. Si ce beau temps nous amène quelques étrangers à Frascati, les soirées sont encore trop fraîches pour qu’ils ne retournent pas à Rome avant la nuit. Or, comme la journée suffit à peine pour leur faire voir les villas qui touchent à la ville, et Tusculum, qui attire plus que tout le reste, tu ne seras pas dérangé ici. Mondragone est toujours ce que l’on visite le moins, et, s’il arrivait que, pour ne pas éveiller les soupçons, Olivia fût forcée d’amener ici quelque promeneur, souviens-toi de ce que je vais te dire de sa part. Elle aurait le soin de frapper très-longtemps et très-fort à la grande porte avant d’ouvrir elle-même. Elle ferait semblant de compter sur un ouvrier occupé dans la cour, et, ne le voyant pas venir, elle essayerait une prétendue autre clef, qui serait la véritable et qui ouvrirait comme par hasard. Tu aurais eu tout le temps de rentrer dans ton casino et de t’y enfermer. On n’est forcé d’y conduire personne, puisque les étrangers ne savent pas qu’il existe, et on peut toujours dire qu’il tombe et qu’on n’y va plus.

— Ah çà ! mon Dieu, ne tombera-t-il pas, pendant que tu es avec moi ? Je deviens bête et peureux, comme un enfant. Je suis si heureux, que je me demande si le ciel ne va pas s’écrouler sur nos têtes, ou si la terre ne va pas fuir sous nos pieds.

— Rien ne tombera, rien ne bougera ; nous nous aimons !

— Tu as raison ! Il doit y avoir pour les vrais amants une Providence particulière.

— Il y a plus que cela : il y a en eux une vertu magique et une force surnaturelle qui vaincraient le diable, si le diable s’attaquait à eux.

Elle déjeuna avec moi, et me quitta pour aller travailler à la villa Taverna, car il faut qu’elle soit vue faisant sa besogne, et nous décidâmes qu’à partir du lendemain, elle ne reviendrait plus dans la journée, à moins de quelque événement imprévu. Elle m’arriverait tous les jours, à six heures du soir, et ne partirait plus qu’à huit heures du matin. Il lui était indifférent de rencontrer des ouvriers dans le parc à cette heure-là. Elle serait censée avoir été faire pour Olivia une commission au couvent des Camaldules, et, quant à la course du soir, elle trouverait des raisons non moins plausibles.

— De quoi t’inquiètes-tu ? disait-elle. Les raisons ne manquent jamais. Cela se trouve, juste au moment où l’on en a besoin, et celle qui reste court, ou qui fait un mensonge invraisemblable, n’est pas digne d’être femme et d’avoir un amant.

Je m’étais souvent imaginé, moi, que quand une femme me dirait si ingénument sa supériorité en fait de ruse, je me méfierais d’elle pour mon compte ; mais, depuis que j’aime celle-ci, tout est changé en moi, tout est renversé dans mon esprit. Du moment que c’est elle qui ment, je trouve que le mensonge est une des grâces de son sexe.

Toutes choses réglées ainsi, je l’ai vue partir sans angoisse. Il me semblait que je ne la quittais pas : j’allais penser à elle tout le jour en travaillant.