La Daniella/36

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XXXVI


Comme preuve de cette assertion, un palefrenier entrait, en cet instant, en écartant la clôture de fourrage, et apportait de l’avoine aux chevaux installés dans le péristyle au bas de l’escalier. J’allais exprimer l’agréable surprise que me causait cette révélation, lorsque le prince en personne, descendant les deux marches de son sanctuaire, vint au devant de moi. — Vous le voyez, monsieur, me dit-il, vous êtes libre et, si vous avez une grande impatience de prendre la clef des champs, je ne vous retiens pas ici malgré vous ; mais, comme je me dispose moi-même au départ (vous voyez mes chevaux), j’ai pensé qu’il vous serait agréable de dîner d’abord et d’attendre, en bonne compagnie, l’heure de minuit, préférable à toute autre pour les gens qui ont, comme nous, quelque démêlé avec la police locale. Mon ami, ajouta-t-il en s’adressant à Tartaglia, qui me suivait comme un chien, allez trouver mes gens il leur est enjoint d’avoir grand soin de vous.

Mossiou ! mossiou ! me dit Tartaglia en me retenant par mon vêtement, n’acceptez pas ce dîner, ne parlez pas à cet homme-là. Je le connais, moi ! c’est le prince de…

Celui qu’on appelait le docteur me prit par le bras, comme pour m’encourager à suivre le prince qui nous ouvrait la marche. Tartaglia, passant de l’autre côté, me dit à l’oreille :

— Ceci gâte notre affaire et nous compromet ! Nous voici affiliés à…

— Eh bien, venez-vous ! dit le docteur, qui me supposait intimidé. Ne craignez pas de parler au prince : c’est le plus aimable homme du monde.

— Je le vois bien, répondis-je ; mais permettez-moi de dire un mot à mon compagnon d’aventures.

— Ah ! pardon ! faites.

Je fis deux pas en arrière avec Tartaglia. Il voulait parler, je l’en empêchai.

— Il ne s’agit pas de m’apprendre avec qui je me trouve : on va certainement me le dire. D’ailleurs, ce mystère m’amuse. Mais toi, tu es libre, on te l’a dit. Si tu veux fuir…

— Seul et à jeun, mossiou ? Oh ! non certes ! Nous voilà chez le diable, je veux tâter de son ordinaire.

— Mais, si tu étais mon ami, comme tu le prétends, tu irais d’abord flairer ce passage souterrain, et tu viendrais à bout d’aller dire à la villa Taverna que…

— Je suis votre ami, répondit-il et je vas tâcher de faire savoir à la Daniella que nous fuyons cette nuit.

— Non pas ! non pas ! Dis-lui que je veux partir, mais que je ne partirai pas sans elle. J’attendrai qu’elle soit guérie.

Cristo ! vous ne voulez pas profiter… ?

— Ah ! pas de discussion ! N’es-tu pas libre, toi, dès a présent ? Va, si tu m’aimes !

Je sais maintenant qu’avec ce mot-là je gouverne mon pauvre diable. Il s’élança dans l’escalier ; mais le docteur qui, sans nous écouter, ne nous perdait pas de vue, revint vers nous, en me disant avec politesse, mais d’un ton sérieux :

— Ne donnez pas encore de commissions dehors, monsieur ; ce serait pour nous et pour vous une grave imprudence. Attendez minuit…

Il fallut se résigner et rappeler Tartaglia, qui alla flairer les casseroles et faire connaissance avec les cuisiniers. Moi, je suivis le docteur et le prince au salon, où l’on m’offrit un fauteuil. Le prince était déjà étendu nonchalamment sur le grand sofa, et il entama la conversation avec aisance en me parlant peinture, en me demandant ce que je pensais de l’influence de l’Italie sur les artistes des autres pays, en me questionnant, enfin, sur mes opinions à l’égard des divers maîtres de la France moderne : tout cela sans faire la moindre allusion à ma situation présente, non plus qu’à la sienne, et en discourant avec esprit et légèreté sur toutes choses, hormis celle qui devait le plus me préoccuper.

Pendant cette causerie étrangement calme et qui semblait beaucoup plus faite pour un salon de Paris que pour le lieu où nous étions, le docteur s’occupait du service, ex professo, et s’ingéniait avec le valet de chambre pour suppléer à ce qui pouvait manquer à l’élégance et au confort de la table. Le groom n’avait qu’une idée, c’était de faire monter le jet d’eau, et, en changeant les becs de roseau, il lui arrivait à tout instant de nous arroser, ce que le prince souffrait avec une grande patience, se contentant de lui dire de temps en temps :

— Carlino, fais donc attention ! Il fait déjà assez humide ici.

Alors, il se mettait à parler de son habitation comme un homme qui en discute avec désintéressement les inconvénients et les avantages.

— C’est fort laid, disait-il ; mais c’est si bien situé ! La vue est magnifique, de la terrasse du casino.

Je ne pus m’empêcher de lui dire que j’étais beaucoup mieux logé que lui, et qu’il devait beaucoup souffrir dans cette grande cave.

— Mais ce n’est pas une cave, répondit-il. Nous sommes en contre-bas de la montagne, voilà tout ; et, sans les infiltrations des eaux égarées dans les murs par suite de la rupture de plusieurs canaux, il ferait ici aussi sec que chez vous ; mais, avec beaucoup de braise on s’en tire, vous voyez.

— Pourtant, ces fenêtres et ces portes murées… Le soleil n’entre jamais dans cette grande salle ?

— Aussi, à l’exception de ces deux derniers jours, ne l’avons-nous habitée que la nuit. Les cours du château sont si vastes et si belles, et le petit cloître est si charmant ! Nous n’avions que quelques pas à faire pour respirer un air pur ; et puis, par ici, ajouta-t-il en montrant le milieu de l’édifice où est situé l’escalier, nous avons le chemin des champs. C’est là le principal avantage du logement que j’ai choisi.

Chaque mot de ce tranquille personnage semblait appeler de ma part une foule de questions ; mais, comme il s’abstenait de m’en adresser de personnelles, je crus convenable de montrer la même réserve ou la même indifférence, et de parler de Tusculum et des environs, comme ferait un touriste dans une auberge.

Pendant que l’on sert le repas, je veux vous décrire ce fabuleux prince dont je sais maintenant le nom, mais que, par prudence, je vous désignerai ici sous un nom de fantaisie, Monte-Corona, par exemple. C’est le premier qui tombe sous ma plume.

Ce personnage est âgé d’une cinquantaine d’années. Il appartient à un type plutôt napolitain que romain. Il parle français, sinon avec une correction parfaite, du moins avec une facilité complète et toutes les nuances de l’actualité familière.

Il a pu être beau, mais de cette beauté italienne exagérée qui devient laideur avec les années. Il est beaucoup trop petit pour son nez, qui s’avance droit et sans courbure au devant de sa face, comme une lame d’épée. Sa peau, mate et fine, tourne au livide ; ses dents sont éblouissantes, indice d’une disposition à la phtisie pulmonaire, ainsi que ses épaules étroites et sa poitrine rentrée. Une masse de cheveux, trop noirs et trop bouclés pour n’être pas un effet de l’art, tombe sur ses joues creuses et se mêle au noir de sa barbe trop bien plantée, en ce sens qu’elle fait tache d’encre et masse disproportionnée avec les plans blêmes et malingres de sa figure. Vous avez vu cette tête-là partout : un vieux Antinoüs malade croisé de Polichinelle dégénéré.

L’œil superbe quand même, la physionomie douce et agréable en dépit de cette chevelure de brigand calabrais, une grande distinction de manières et de très-petits pieds ridiculement bien chaussés : voilà le souvenir qu’il m’a laissé.

Quand le valet de chambre eut annoncé que le dîner était servi, bien que, cela se passant sous nos yeux, cette formalité fût fort inutile, le prince se leva, étira ses bras et ses jambes comme un lévrier, bâilla trois ou quatre fois en disant au docteur, d’un air profondément affligé, qu’il n’avait pas d’appétit, et se plaça au milieu de la table. Le docteur se mit en face de lui pour faire les honneurs, soin beaucoup trop pénible pour un homme aussi indolent et aussi maladroit que Son Altesse, laquelle me fit asseoir à sa droite. La quatrième place resta vide provisoirement, ce qui semblait un cas prévu.

Quand je vis le docteur bien en face et bien éclairé (jusque là il n’avait fait que remuer), je le reconnus positivement ; c’était le moine de Tusculum : un homme magnifique, d’une très-haute taille, gros à proportion, mais plutôt large qu’épais de carrure et point chargé d’obésité ventrue. Il est de l’âge du prince et paraît plus jeune, bien qu’il ait les cheveux gris ; mais cette abondante chevelure, toute bouclée naturellement, semble brûlée par le soleil plus que par les années. Tous les traits sont admirables et rappellent le marbre de Vitellius, moins l’engoncement du cou et l’amollissement des chairs ; car, si cet homme a les goûts, les instincts ou les besoins d’une vie exubérante, il a la force de les satisfaire, et l’excès n’a pas encore dépassé la puissance. Son œil est étincelant, ses dents irréprochables, sa voix pleine et vibrante, et l’agilité de cette stature colossale indique une vigueur et une souplesse qui n’ont encore rien perdu des ressources de la jeunesse.

Frappé de l’intérêt d’artiste avec lequel je le regardais, il se prit à rire.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? me dit-il comme pour aider mes souvenirs.

— Une figure comme la vôtre ne s’oublie pas, surtout quand elle vous apparaît sous un costume pittoresque, par un coucher du soleil splendide, et au milieu des ruines de Tusculum.

— Ah ! ah ! reprit-il en souriant, voilà les peintres ! Ils ont des yeux auxquels on ne peut échapper. Heureusement, leur attention et leur mémoire sont exceptionnelles, car on ne pourrait pas se promener en sûreté sous un froc, même dans les endroits où l’on croit trouver la solitude ; mais j’espère que vous ne jugez pas indispensable à ma physionomie ce déguisement que je n’endosse jamais sans une atroce répugnance ?

Je lui répondis que sa physionomie était remarquable sous tous les déguisements possibles, et je me disais, à part moi, qu’il était peut-être dominicain et non médecin ; que peut-être encore n’était-il ni l’un ni l’autre. Le prince vit que je me tenais sur mes gardes, et, avec beaucoup de délicatesse, il affecta, de nouveau, de généraliser la conversation, afin de n’avoir pas l’air de m’interroger sur mes opinions ou sur mes circonstances.

Le dîner était succulent, bien que composé d’éléments fort simples. Mes hôtes se mirent à parler de cuisine en maîtres.

— Ce pays-ci n’offre guère de ressources, dit le prince, surtout dans la saison où nous sommes ; mais, quand on voyage, il ne faut jamais s’inquiéter de ce que l’on trouvera, mais bien de la préparation des mets, quels qu’ils soient. Toute la science de la vie consiste à avoir un cuisinier intelligent. Il en est de forts savants dont je ne fais pas le moindre cas ; ils ne peuvent fonctionner que dans les grands centres de civilisation. Je préfère un artiste comme l’homme d’imagination que vous voyez là-bas. C’est un Calabrais, et c’est tout dire. La Calabre, où j’ai vécu longtemps, est un pays dépourvu de tout, pour peu que l’on s’éloigne des rivages. Mais, avec cet Orlando, je n’ai jamais fait un mauvais repas. Peu m’importe qu’il m’ait fait manger des rats ou des hérissons quand il n’avait pas autre chose à fricasser. Je ne lui demande jamais ce qu’il me servira ni ce qu’il m’a servi. Tout ce qui passe par ses mains devient mangeable, et, pourvu qu’on puisse manger, on ne doit pas souhaiter de friandises. Je ne suis pas gourmand, et je ne comprends pas qu’un homme soit l’esclave de son ventre, surtout lorsque, comme moi, il n’a plus jamais d’appétit.

En parlant ainsi, le prince goûtait, avec un sérieux extraordinaire, tous les plats qui passaient devant lui. Il mangeait peu, en effet ; mais le bien manger devait être une des préoccupations dominantes de sa vie, puisqu’elle n’était point détournée par la situation probablement assez grave où il se trouvait.

Les vins furent à l’avenant des plats, c’est-à-dire exquis, et le docteur y fit largement honneur, sans en paraître ému le moins du monde. Auprès de ce grand coffre béant que rien ne semblait pouvoir déborder, j’étais le plus pitoyable convive. Dès le premier service, j’étais rassasié, tandis qu’il ne faisait que se mettre en train, et je comparais intérieurement ma petite organisation avec celle de ce descendant des Romains de la décadence. Je remarquais en lui la sensualité italienne, protestation si frappante contre le régime d’appauvrissement et de stérilité dont est frappée cette terre fastueuse, et l’un me paraissait la conséquence de l’autre. Quand il y a de telles capacités pour consommer, l’esprit ou les bras doivent se lasser de produire.

Interrogé par le docteur, je me défendis de lui dire à quoi je songeais et combien j’étais étonné de voir de pareilles préoccupations de bien-être et de pareilles jouissances de réfection dans un pareil lieu de refuge, sous les pieds mêmes de gens armés, prêts à s’emparer peut-être de nos personnes.

— D’abord, quant au dernier point, me répondit le docteur, cela est tout à fait impossible. Il faudrait que ces gens armés eussent découvert notre retraite.

— Quoi ! m’écriai-je, quand la fumée de votre festin les enveloppe, vous croyez qu’ils ignorent où vous êtes ?

— Ils ne l’ignorent pas, dit le prince. Nous n’avons pas la prétention d’être ici sans qu’on le sache ; mais il est temps que vous sachiez vous-même dans quelle situation nous sommes. Voici le docteur qui a fait partie autrefois de la guérilla des frères Muratori, lorsque eux et lui étaient encore enfants. Pour ce fait, il fut condamné à mort, et je ne sache pas que la sentence soit révoquée ; mais sa mère est à Frascati ; il ne l’a pas vue depuis quinze ans. Il a su que je venais à Rome, il a voulu m’accompagner. Quant à moi, qui suis de la terre d’Otranto et, par conséquent, sujet du roi de Naples ; j’ai été compromis dans les derniers événements de mon pays, pour avoir parlé un peu librement de mon aimable monarque et bâtonné un de ses insolents lazzaroni. Menacé de la prison et d’un procès criminel, je vins me réfugier à Rome, où j’ai un frère cardinal, mais où j’eus l’imprudence de déblatérer un peu contre un autre prince de l’Église, qui m’avait volé une amante, et de donner des coups de pied dans le dos d’un mouchard qui m’ennuyait. Après quoi, je fus forcé d’aller m’établir à Florence ; mais, là, j’eus le malheur de me plaindre de la garnison allemande et de me battre avec un officier que je tuai en duel. Je m’en allai en Piémont, où je fus plus sage et plus tranquille ; mais, ayant appris que mon frère le cardinal était grièvement malade, je revins secrètement à Rome pour veiller à mes intérêts dans la succession. Je trouvai mon frère guéri et peu sensible au plaisir très-réel que j’en ressentais. Il me pria de m’en aller, pour ne pas le compromettre, et, comme, retenu par une petite affaire de cœur qui m’était survenue, j’hésitais à suivre son conseil, il laissa dénoncer ma présence chez lui, non dans l’intention de me livrer, mais avec celle de me forcer de déguerpir ; car il me prévint à temps de la nécessité de le faire. Or, cela ne m’était pas possible, au point où j’en étais avec certaine dame, et je la décidai à venir passer incognita quelques jours à Frascati, où je reçus asile chez la mère du docteur, ici présent ; mais je n’étais pas caché là depuis vingt-quatre heures, que mon frère mit à mes trousses des espions à lui, chargés de nous inquiéter, et, parmi ces braves gens, il y avait un certain Masolino et un certain Campani, deux coquins dont il paraît que vous avez entendu parler… Donnez-moi un peu de ce jambon, docteur, car il y a longtemps que je parle sans essayer de manger, et je me sens faible !

En disant ces paroles, il passa le jambon au docteur chargé de le couper en menues tranches, puis il continua :

— On ne voulait pas nous arrêter ; mais on me menaçait de compromettre la personne qui m’intéressait, et de faire sérieusement au cher docteur un mauvais parti. Le docteur connaissait particulièrement le fermier Felipone ; il avait sauvé la vie d’un de ses neveux sans vouloir être payé. Il le pria de nous cacher dans une des chambres délabrées de ce manoir. Felipone se montra reconnaissant et dévoué. Il ne pouvait nous loger dans l’intérieur du château dont il n’est pas le gardien ; mais la partie extérieure, la terrasse, où nous voici, est confiée à sa garde, ainsi que les jardins dont elle est censée faire partie. Lui seul savait que ce lieu est habitable et encore solide, malgré l’accident dont vous voyez là-bas les effets, et qui avait décidé l’intendant, il y a une douzaine d’années, à faire étayer le fond, puis murer solidement toutes les ouvertures, afin de condamner cette partie compromise de l’édifice. On ne savait déjà plus, dès lors, qu’une sortie souterraine avait existé au centre : elle avait été murée aussi, nous ne savons à quelle époque, peut-être après le saccage du château par les Autrichiens, afin que ceci ne devînt pas un repaire de voleurs. Mais je suis fatigué de raconter ; aidez-moi donc, docteur, vous ne faites que manger ! Que vous êtes heureux d’avoir toujours faim ! Est-ce que les faisans sont passables ? me conseillez-vous d’en manger une aile ?

— Je vous en conseille deux, répondit le docteur ; ils sont excellents !

Ayant servi le prince, il continua sa narration :

— Le local que vous voyez était donc et est encore réputé inabordable, dangereux, condamné, impossible. Mais voilà qu’un beau matin, Felipone, en plantant un arbre devant sa maison, découvrit une voûte. Le compère se crut possesseur d’an temple antique, ou tout au moins d’un columbarium. Ce n’était pas cela, mais bien une galerie qu’il ouvrit secrètement, et en travaillant de nuit, pour n’être pas troublé dans la possession des trésors qu’il espérait découvrir, Il suivit ce vaste couloir, et, après avoir marché longtemps en droite ligne et en montant assez rapidement, il se trouva dans le joli péristyle où vous avez vu nos chevaux. Seulement, l’issue en était bouchée, et il s’imagina de la percer et de la déblayer, car il na savait pas bien où il était. Le temps lui avait paru long ; il se flattait peut-être d’avoir retrouvé une dix-septième maison d’Horace, la seule, la vraie, celle des Tusculanes.

» Quand il se vit dans la cuisine papale de Mondragone, il se sentit très-désappointé. Néanmoins il se fît un malin plaisir de posséder là un monument qu’il pouvait exploiter auprès des touristes sous le nez de madame Olivia, gouvernante et gardienne du reste du château. À force de fureter, il découvrit également la curieuse machine par où vous êtes entré ici, et qui, depuis longtemps, était une tradition perdue. Elle ne tournait plus ; il la répara lui-même, et, maître désormais de faire pénétrer ses voyageurs dans tout le manoir, sans la permission de sa rivale, il se promettait d’en tirer parti, lorsque ma demande d’asile lui arriva et le décida à garder le silence sur cette trouvaille, tant qu’elle pourrait m’être utile. Il se hâta de transporter ici tous les objets nécessaires à notre installation, et voici ce qui vous explique ce mobilier, ces ustensiles, cette vaisselle, vestiges vénérables échappés au sac et à l’incendie du château par les Autrichiens. Ces tapisseries ont peut-être orné jadis la chambre de Paul III. Quant à ces fleurs, à ce myrte taillé et à la statuette qui ornent cette table, c’est une gracieuseté de madame Felipone, laquelle, non contente de se charger de nos provisions et de nos emplettes, s’ingénie à nous entourer d’un luxe naïf. La donna ! s’écria-t-il avec un enthousiasme enjoué, en avalant un grand verre d’orvieto, c’est la providence de l’homme, c’est l’ange du proscrit et le salut du Condamné.

Le prince plaisanta un peu le docteur sur l’ardente sympathie de madame Felipone. Il y eut entre eux, en italien, un colloque assez curieux et plein de caractère indigène. Par un côté, celui de la charité du docteur sauveur de l’enfant, et par la gratitude des parents sauveurs, à leur tour, du bienfaisant médecin, la situation était logique et touchante ; mais, par un autre côté, celui des idées trop philosophiques du docteur usant et abusant de cette reconnaissance jusqu’à tromper le bon et dévoué Felipone, cette situation redevenait toute réaliste, toute italienne.

Je fis la sourde oreille pour ne pas avoir à faire hors de propos et sans utilité, le puritain et le pédant. Je comprends tous les entraînements possibles ; mais j’étais choqué de les entendre avouer devant moi avec si peu de scrupule et de retenue.