La Daniella/7

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VII


Samedi 17 mars.
Toujours à bord du Castor

Il est onze heures du soir, et je reprends mon journal. Brumières est toujours amoureux, milord toujours silencieux, Benvenuto toujours obséquieux. Mon camarade s’est obstiné à ne pas débarquer à Livourne, où nous nous sommes arrêtés ce matin, après une nuit assez dure, malgré les allures douces et solides du Castor. Il a fait tout aujourd’hui un temps de Paris, gris, humide, et froid par-dessus le marché. Beau ciel d’Italie, où es-tu ? J’ai bien le projet de revoir ces villes que je traverse au pas de course ; mais j’avoue que je n’y peux pas tenir, et qu’ayant la liberté de rester dans les ports, chose fort triste et nauséabonde, du moment que l’on se sent emprisonné dans une forêt de bâtiments qui ne sont pas tous propres à regarder, j’aime mieux payer l’impôt d’arrivée à toutes les polices locales, et voir quelque chose qui remplisse activement ma journée. Cela me fait faire des dépenses extravagantes pour un gueux de peintre ; mais je suis relevé de mon serment, et l’abbé Valreg est résigné à me laisser vivre.

Je n’avais pas fait trois pas dans la ville de Livourne, que vingt voiturins se disputaient l’honneur de me conduire à Pise. J’avais manqué l’heure du petit chemin de fer qui y transporte en peu d’instants, et j’allais me laisser rançonner, lorsque Benvenuto s’est dressé à mes côtés comme une providence, pour faire le marché, sauter sur le siége et me servir de cicerone. Comment avait-il débarqué ? qui l’avait préservé des formalités coûteuses et ennuyeuses que je venais de subir ? Dieu le sait ! Il y a aussi une providence pour les bohémiens.

Nous avons traversé ces grands terrains d’alluvion tout récemment sortis de la mer. Vous vous souvenez de ce fait, qu’au temps d’Adrien, Pise était à l’embouchure de l’Arno, dont elle est aujourd’hui éloignée de trois lieues. Il n’y a, au bord de ces terrains qui gagnent toujours, que des oliviers maigres, des taillis marécageux, des champs inondés, couverts de goëlands ; puis des cultures trop bien alignées, des villages sans caractère. Mais Pise en a de reste. C’est solennel, vide, largement ouvert, nu, froid, triste et, en somme, assez beau. J’ai déjeuné en toute hâte et couru aux monuments. La basilique gréco-arabe et son baptistère isolé, la tour penchée, le Campo-Santo, tout cela, sur une immense place, est très imposant. Je ne vous dirai pas comme ferait un guide imprimé, que ceci ou cela est admirable ou défectueux au point de vue du goût ou des règles. Les chefs-d’œuvre ont des défauts ; à plus forte raison ces édifices bâtis, ornés ou enrichis à diverses époques, chacune apportant là son progrès ou sa décadence. Chacun y a apporté sa volonté ou sa puissance ; voilà ce qu’il y a de certain et ce qui peut toujours être regardé avec un certain respect ou avec un certain intérêt. Ces grands ouvrages qui ont absorbé le travail, la richesse et l’intelligence de plusieurs générations sont comme des tombes élevées à la mémoire des idées, tombes couvertes de trophées qui, tous, sont l’expression de l’idéal d’un siècle.

La tour penchée est une jolie chose, nonobstant l’accident qui l’a rabaissée au rôle de curiosité ; mais l’accident lui-même a eu des suites illustres. Il a servi à Galilée pour ses expériences et ses découvertes sur la gravitation. Les portes de Ghiberti, vous les savez par cœur. Nous travaillons aussi bien aujourd’hui ; mais nous imitons beaucoup et inventons peu. Honneur donc aux vieux maîtres ! Pourtant les fresques d’Orcagna m’ont peu flatté. C’est un cauchemar grotesque, et j’ai eu besoin de m’adresser les réflexions ci-dessus énoncées, pour les regarder sans dégoût. Les autres fresques du Campo-Santo sont moins barbares, mais bien mal conservées et successivement retouchées ou changées. Il faut y chercher celles de Giotto, avec les yeux de la foi. Quelques compositions, les siennes peut-être, sont bien naïves, bien jolies, sans qu’il y ait pourtant motif de pâmoison, comme Brumières m’en avait menacé.

Ce Campo-Santo est, en somme, un lieu qui vous reste dans l’âme après qu’on en est sorti. Il ne serait pas bien aisé de dire pourquoi précisément, car c’est une construction ruinée ou inachevée, couverte en charpente. Le cadre d’élégantes colonnettes du préau n’est pas une merveille qui n’ait été surpassée en Espagne, dans d’autres cloîtres, dont j’ai vu les dessins. La collection d’antiques auxquels le cloître sert de musée est très mutilée et n’approche pas, dit-on, d’une des moindres galeries de Rome. Il y a là, en somme, peu de très beaux débris ; mais il y a de tout, et ce vaste cloître où un pâle rayon de soleil est venu un instant dessiner les ombres portées de la découpure gothique, ces profondeurs où gisent mystérieusement des tombes romaines, des cippes grecs, des vases étrusques, des bas-reliefs de la renaissance, de lourds torses païens, de fluettes madones du Bas-Empire, des médaillons, des sarcophages, des trophées, et ces fameuses chaînes du défunt port de Pise, conquises et rendues par les Génois ; l’herbe fine et pâle du préau, où quelques violettes essayaient de fleurir ; tout, jusqu’à cette charpente sombre qui ne finit rien, mais qui ne gâte rien, compose un lieu solennel, plein de pensées, et d’un effet pénétrant. Fiez-vous donc à vos belles photographies, qui nous faisaient dire : « L’effet embellit tout ; la réduction aussi embellit peut-être les objets.» Non ! la magie du soleil n’est pas la seule magie du Campo-Santo. On le regarde sans trop d’ébahissement, mais on l’emporte avec soi.

La cathédrale est un autre musée, encore plus précieux, des arts sacrés et profanes. Les mosaïques byzantines des voûtes sont d’un grand effet ; mais la mosaïque de marbre du pavé central m’a donné un certain frisson de respect. C’est la même que celle du temple d’Adrien. Elle était là, servant au culte des dieux antiques, avant qu’une église eût remplacé le temple ; elle avait été foulée, usée déjà par les prêtres de ce dieu Mars dont la statue est là aussi, baptisée du titre et du nom de Saint-Ephèse. Ah ! si ces pavés pouvaient parler ! que de choses ils nous raconteraient que notre imagination s’inquiète de ressaisir !

Mais les eaux de l’Arno ou les croupes des monts pisans en ont vu davantage, me direz-vous. — Je vous répondrai que nous ne sommes jamais tentés d’interroger la nature brute sur les destinées humaines. Nous savons qu’elle gardera son secret ; mais, du moment que, de ses flancs, une pierre est sortie pour être travaillée et employée par la main de l’homme, cette pierre devient un monument, un être, un témoin, et nous la retournons dans tous les sens pour y trouver une inscription, une simple trace qui soit une voix ou une révélation.

C’est là, je crois, en dehors de l’effet pittoresque, le grand attrait des ruines, la curiosité ! J’avoue que je suis très-las des réflexions imprimées, sur les destins de l’homme et la chute des empires. Ce fut la grande mode, il y a quelque quarante ans, sous notre empire à nous, de pleurer les vicissitudes des grandes époques et des grandes sociétés. Pourtant, nous étions nous-mêmes grande société et grande époque, et nous touchions aussi à des désastres, à des transformations, à des renouvellements. Il me semble que regretter ce qui n’est plus, quand on devrait sentir vivement que l’on doit être quelque chose, est une flânerie poétique assez creuse. Le passé qui, en bien comme en mal, a eu sa raison d’être, ne nous a pas laissé ces témoignages, ces débris de sa vie, pour nous décourager de la nôtre. Il devrait, en nous parlant par ses ruines, nous crier : Agis et recommence, au lieu de cet éternel Contemple et frémis, que la mode littéraire avait si longtemps imposé au voyageur romantique des premiers jours du siècle.

L’illustre Chateaubriand fut un des plus puissants inventeurs de cette mode. C’est qu’il était une ruine lui-même, une grande et noble ruine des idées religieuses et monarchiques, qui avaient fait leur temps. Il eut des velléités généreuses comme il convenait à une belle nature d’en avoir. L’herbe essaya souvent de pousser et de reverdir sur ses voûtes affaissées ; mais elle s’y sécha malgré lui, et, comme un temple abandonné de ses dieux, sa grande pensée s’écroula dans le doute et le découragement.

Mais me voici bien loin de Pise. Non, pas trop cependant : je me disais ces choses-là en traversant ces grandes rues où l’herbe pousse, et en regardant ces vieux palais bizarres qui se mirent dans l’Arno d’un air solennel et ennuyé. Pise tout entier est un Campo-Santo, un cimetière où les édifices, vides d’habitants, sont debout comme des mausolées. Sans les Anglais et les malades de tous les pays froids, qui viennent en certains moments de l’année, lui rendre un peu d’aisance, la ville, je crois, finirait comme doivent finir les petites républiques d’aristocrates : elle mourrait dà se.

Il n’y pas tant à gémir sur ses destinées ; elle a eu ses beaux jours, alors que sa constitution était un grand progrès relatif. Elle a été rivale de Gênes, de Venise et de Florence ; elle a été reine de Corse et de Sardaigne, reine de Carthage, cette autre ruine dont elle devait partager le destin. Elle a eu cent cinquante mille habitants, de grands artistes, une marine, de grands capitaines, des colonies, des conquêtes, d’immenses richesses et tout l’enivrement de la gloire. Elle a bâti des monuments qui durent encore et que le monde vient encore saluer. Mais les temps sont venus où ces petites sociétés si vivaces et si ardentes, au lieu d’être des foyers d’expansion, des sources bienfaisantes, se transformèrent en foyers d’absorption, en abîmes attirant la sève des nations sans vouloir la rendre, en nids de vautours ou de pirates. Dès lors leur décadence et leur abandon furent décrétés là-haut. Jupiter ne lance plus de foudres ; mais Dieu a mis au cœur des sociétés le ver rongeur de l’égoïsme qui les dévore quand elles le nourrissent trop bien. Les voisins jaloux ou irrités ont livré des luttes acharnées ; la mer, en se retirant, a accueilli de nouveaux hôtes sur ses rivages. Livourne s’est élevée dans des idées toutes positives, et, moins jalouse d’art et de magnificence, a prédominé par le trafic. Les outrages, inséparables compagnons du malheur, sont venus frapper l’orgueil des fiers Pisans. La noble république fut vendue, violée, pillée, disputée comme une proie, ravagée par la famine, par la peste, par la misère. Elle n’est plus, et la belle Italie du passé s’est vendue et perdue comme elle, pour avoir trop caressé dans son sein des intérêts rivaux, pour avoir dû sa splendeur et sa gloire à des passions étroites et non à des sentiments généreux.

Requiescat in pace ! Je vous ai trop promené avec moi dans ce champ de repos. Il faut que je vous ramène au Castor à travers la campagne, qu’un peu de soleil est venu égayer. J’ai pu, en me retournant, saluer les monti pisani, que les nuages m’avaient voilés ce matin, et qui font aux monuments de la ville un cadre assez beau. Je ne sais si, par un temps clair, on voit d’ici les Apennins, dont ces monts pisans sont une côte rompue et détachée.

Benvenuto m’a été d’un grand secours. Il est savant à sa manière et bavard avec un certain esprit. J’apprends avec lui à entendre l’italien, que je sais un peu, mais dont la musique est trop neuve à mon oreille pour que je la comprenne d’emblée complètement. Cela viendra, j’espère, en peu de jours.

Me revoici en mer, voyant passer comme des rêves, la Corse, l’île d’Elbe, le rocher de Monte-Christo, qu’un roman plein de feu a rendu populaire, et qu’un Anglais vient d’acheter pour s’y établir.

Ces écueils des côtes de France et d’Italie font, dit-on, la passion des Anglais. Le génie de l’insulaire rêve partout un monde à créer, une domination intelligente ou fantasque à établir. Au reste, je comprends le prestige qu’exercent sur l’imagination ces petites solitudes battues des vagues. Quelques-unes ont assez de terre végétale pour nourrir des pins, et, lorsqu’elles sont creusées en amphithéâtre dans un bonne direction, des villas peuvent s’y élever et des jardins y fleurir à l’abri des vents et des flots qui rongent l’enceinte extérieure. La chaleur doit y être tempérée en été, et le continent est assez voisin pour qu’on n’y soit pas trop privé des relations sociales. Pourtant, je crois de tels asiles dangereux pour la raison. Cette mer environnante vous défend trop de l’imprévu, elle vous rend trop sûr d’une indépendance dont on n’a que faire dans la solitude.

Brumières vient me souhaiter le bonsoir. Miss Médora est de race grecque, il ne s’était pas trompé. Son père, marié à la sœur de lady Harriet, était un Athénien pur sang. Elle est orpheline. Elle est amoureuse de Raphaël et de Jules Romain. Elle est très-anxieuse de recevoir la bénédiction du pape, bien qu’elle ne soit pas du tout dévote. Sa suivante s’appelle Daniella. Voilà le résumé de ses épanchements.