La Danse (tr. Régnier)
LA DANSE[1]
Vois tourner d’un pas flottant les couples, balancés comme les vagues ! Le pied ailé effleure à peine le sol. Vois-je des ombres fugitives délivrées du poids des corps ? des sylphes qui, au clair de lune, entrelacent leur ronde aérienne ? Comme, bercée par le zéphyr, la fumée légère se balance sur les flots argentés, ainsi le pied docile bondit sur la vague mélodieuse de la cadence ; le son des cordes murmurantes soulève les corps éthérés.
Soudain, comme s’il voulait rompre de force la chaîne de la danse, un couple hardi, là-bas, s’élance au plus épais de la ronde. Devant lui se fraye subitement le passage, qui, derrière lui, disparaît ; il semble qu’une main magique lui ouvre et lui ferme le chemin. Vois ! à l’instant il s’est évanoui aux regards : dans un fougueux pêle-mêle croule et se confond l’élégante structure de cette mobile création… Non ! le voilà qui flotte encore et ressort triomphant ; le nœud se débrouille ; l’ordre n’a fait que se rétablir avec un nouvel attrait. Toujours détruit, ce monde tourbillonnant se reproduit toujours, et une loi muette dirige le jeu de ces métamorphoses. Parle ! d’où vient que les figures vacillent, sans cesse renouvelées, et que le repos subsiste dans ce mouvant tableau ? que chacun, maître et libre, n’obéit qu’à son propre cœur, et, dans cette course rapide, trouve l’unique chemin ? Veux-tu le savoir ? C’est la puissante déesse de l’harmonie qui ordonne en bel ensemble de danse les bonds désordonnés ; qui, pareil à Némésis[2], dirige avec le frein d’or du rythme la bruyante allégresse, et apprivoise sa fougue.
Et c’est en vain que pour toi retentissent les harmonies de l’univers ? Le torrent de ce sublime concert ne te saisit-il pas ? ni la cadence ravissante que tous les êtres te marquent ? ni le tourbillon de la danse qui, à travers l’éternel espace, lance de brillants soleils dans les routes hardiment entrelacées ? Ce que tu respectes pourtant dans le jeu, tu le fuis dans l’action : la mesure !