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La Danseuse (Herman Bang)

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LA DANSEUSE[1]


I


Pour Saint-Georges de Bouhélier.
Les Traducteurs.


Ce fut le fils du maire de la localité qui, un dimanche, devant l’église, annonça que mademoiselle Irène, danseuse du Théâtre-Royal, ouvrirait le premier novembre, à l’auberge, son cours de maintien et de danse, cours où seraient admis les enfants, les adolescents, les messieurs et les dames, si un nombre suffisant d’adhérents voulait bien s’inscrire. Le prix de ces leçons était de sept francs pour un enfant, avec une notable diminution en faveur des frères et sœurs.

Sept élèves s’inscrivirent aussitôt et Jean Larsen consentit à envoyer au cours ses trois enfants, en réclamant la diminution promise.

Mlle Irène considéra ce nombre comme suffisant et elle arriva un soir de la fin octobre. Elle descendit à l’auberge avec son bagage constitué par un vieux panier à champagne attaché par une corde.

Elle paraissait toute petite, fanée et vieillotte, avec sa figure singulière de fillette de quarante ans émergeant d’une toque de fourrure.

Les poignets étaient entortillés de vieux linge pour les défendre contre les menaces du rhumatisme. Elle prononçait en parlant toutes les consonnes et disait avec un air ahuri : « Merci, oh ! merci, je peux très bien », chaque fois qu’on lui venait en aide.

Elle ne consentit à tremper ses lèvres qu’en une tasse de thé et se mit ensuite au lit dans la petite chambre située derrière la salle des festins, claquant des dents, tant elle avait frayeur des revenants. Le lendemain elle apparut avec les cheveux bouclés, dans une attitude raide, le corps enveloppé d’un manteau à taille bordé de fourrures, d’une mode surannée. Elle allait ainsi rendre visite aux honorables parents, et il lui fallut s’informer des adresses et du chemin qu’elle devait prendre.

Mme Henriksen sortit sur le seuil de sa maison et indiqua du doigt les fermes qui apparaissaient par delà les prairies.

Reconnaissante, mademoiselle Irène s’inclina profondément jusqu’au bas des trois marches de l’escalier.

— La pauvre fille ! fit Madame Henriksen, et elle demeura un instant sur la porte, regardant s’éloigner la danseuse vers la demeure de Jean Larsen —, Mlle Irène marchait avec précaution sur le bord du fossé pour épargner ses chaussures, des souliers en peau de chèvre sur des bas à côtes…

Après avoir visité les parents —, Jean Larsen ayant consenti à donner onze francs pour ses trois petits, Mlle Irène se mit en quête d’un logement. Elle découvrit une chambrette blanchie à la chaux, chez le maréchal ferrant. L’ameublement consistait eu une commode, un lit et une chaise ; entre la commode et la fenêtre fut placé le panier à Champagne.

Mlle Irène prit alors possession du local. Elle donna toute sa matinée à des soins capillaires avec l’aide de fers à friser, prépara du thé, puis, satisfaite de la façon dont les boucles de ses cheveux étaient accomodées, elle mit tout en ordre dans son logis, et passa son après-midi à faire du crochet.

Soudain la femme du maréchal entra, s’assit sur la chaise de bois et se mit à causer, tandis que la danseuse écoutait en souriant, approuvait par de gracieuses inclinaisons de sa tête bouclée les paroles de la visiteuse. Cette visite dura jusqu’à l’heure du souper et se renouvela chaque jour. Mais Mlle Irène comprenait à peine ce qu’on lui disait ; hors la danse, ses poses et ses pas, hors le compte du boulanger d’une effroyable longueur, les choses de ce monde restaient presque inexplicables pour le cerveau un peu obtus de la danseuse.

Silencieuse, elle demeurait assise sur le panier, les mains aux genoux, les yeux perdus vers l’étroite bande de lumière qui s’échappait de la porte du maréchal. Elle ne sortait jamais, prise d’effroi à la vue de cette plaine qui s’allongeait déserte devant sa fenêtre, et puis elle avait une si grande frayeur des taureaux et des chevaux emportés ! Le soir venu elle faisait bouillir l’eau sur le poêle et préparait le thé. Puis elle travaillait longuement à ses papillotes, retirait enfin ses vêtements et en pantalon elle commençait à faire des pas au pied du lit.

Le maréchal ferrant et sa femme ne quittaient pas le trou de la serrure, ils pouvaient ainsi voir les pieds de la danseuse s’agiter, tandis que sur son front se hérissaient les papillottes.

Mlle Irène se passionnait si fort pour son exercice qu’elle chantonnait à mi-voix, montant et descendant en cadence le parquet étroit de la chambre. À ce moment là, à la serrure, le maréchal, sa femme et ses mioches se disputaient toujours à qui verrait cette partie du spectacle.

Quand Mlle Irène avait cessé, rapidement elle s’enveloppait dans ses draps et songeait presque toujours au temps où elle était à l’école de danse, et elle éclatait d’un rire de gamine en constatant l’endroit où elle était couchée maintenant.

Enfin, elle s’endormait, rêvant sans cesse à cet heureux temps gai, si gai ! et elle se revoyait aux répétitions lorsque entre camarades elles se piquaient les mollets avec des épingles et criaient. Ensuite au soir dans les coulisses, et elle entendait distinctement encore le bruit tumultueux des voix, coupé soudain par le son de la cloche du régisseur.

Mlle Irène se réveillait même souvent la nuit quand elle avait rêvé qu’elle venait de manquer son entrée.


II


— Une, deux ! — mademoiselle Irène releva sa robe et avança le pied — « Les pieds en dehors… une, deux, une, deux… trois ! »

Mais les sept écoliers tournaient les pieds en dedans, et introduisaient leurs doigts dans leur bouche en sautillant.

« Petit-Jean, les pieds en dehors… une, deux, trois… encore une fois ! »

Les trois enfants de Jean Lavsen firent la révérence, la langue toute droite sortant de la bouche. « Petite Maren, c’est à droite qu’il faut tourner… une, deux, trois », mais Maren s’obstinait à aller à gauche.

— « Autant… une, deux, trois », la danseuse ce disant, sautait elle-même comme une jeune chèvre.

Le cours était maintenant sérieusement organisé : trois fois la semaine les enfants dansaient dans la salle de l’auberge, éclairée par deux lampes suspendues à une poutre. La poussière amassée là depuis longtemps tournoyait sous les pas dans l’air froid. Les sept enfants s’agitaient dans l’espace comme une volée de pies et Mlle Irène courait redresser les dos et arrondir les bras.

— « Une, deux, trois — battez ! une, deux, trois — battez », et les sept moutards retombaient à terre les jambes écartées, pendant que mademoiselle Irène à force de crier s’emplissait la gorge de poussière.

Les enfants devaient valser deux à deux, et gênés, quand ils se tenaient éloignés l’un de l’autre, les bras raidis, tournant comme en rêve, Mlle Irène les interpellait : « Bien tournez… quatre, cinq ! Tournez encore petite Jette », et la danseuse s’acharnait contre le cadet de Jean Torsen et aussi contre la petite Jette, elle les faisait pivoter comme des toupies : « Bien, c’est très bien, petite Jette ».

La mère de petite Jette assistait curieusement à la leçon. Les paysannes, en effet, arrivaient, les rubans de leurs chapeaux attachés en des nœuds rigides, et assises le long du mur elles contemplaient, immobiles, leurs enfants, sans échanger une parole et les mains liées aux genoux. Mlle Irène appelait ces femmes « Madame « et leur souriait pendant les battements[2].

Le tour des Lanciers arriva. Les trois enfants de Jean Larsen se mirent à sauter aussitôt, le bout de leurs souliers regardant le ciel.

— La dame à droite, bien petite Jette ! trois pas à gauche, bien petite Jette !

Mlle Irène gémissait, geignait, épuisée par la danse et surtout par les commandements. Elle s’appuyait parfois au mur et ses tempes battaient cruellement son cerveau comme des coups de marteau. Les yeux de la vieille danseuse brûlaient irrités par toute cette poussière. Longtemps encore les sept élèves continuaient à sautiller en tournant au milieu de la salle dans une demie obscurité.

Lorsque Mlle Irène revenait de son cours de danse, elle enveloppait d’un mouchoir sa tête bouclée, et malgré cette précaution elle était toujours aux prises avec un éternel corysa. Aussi pendant ses loisirs, demeurait-elle presque toujours placée devant un bol d’eau chaude, dont elle aspirait la vapeur par le nez, afin de combattre les progrès du mal.

On découvrit un musicien, pour accompagner Mlle Irène en ses leçons —, c’était un M. Brodersen qui jouait du violon. Aussitôt deux nouveaux élèves plus instruits s’inscrivirent. Et tous sautillèrent en rond plus que jamais, au son de l’instrument du tailleur Brodersen, tandis que la poussière montait en nuages vers le plafond, et que le poêle s’ébranlait sous la cadence des pas. Les assistants aussi se multiplièrent. On venait parfois de chez le pasteur : la fille de celui-ci, le vicaire et le chantre voulaient voir. Mlle Irène dansait alors pour donner l’exemple ; la poitrine bombée, la jambe tendue elle tournait sous les deux lampes suspendues à la poutre.

— Les pieds en avant… mes enfants, en avant, comme cela ! et Mlle Irène lançait les pieds, en relevant sa robe.

Le public était là !

Chaque semaine Mlle Irène envoyait à Copenhague l’ouvrage qu’elle avait effectué à l’aide du crochet ; c’était l’instituteur qui était chargé de cette commission, car c’était lui qui s’occupait du courrier. Chaque fois le paquet était mal fait et l’adresse incorrectement écrite et l’instituteur devait de nouveau remettre le tout en ordre. La danseuse pendant ce temps demeurait debout, souriait timidement comme une fillette de quinze ans.

L’instituteur, lorsque le courrier arrivait, étalait les lettres et les journaux sur son pupitre afin d’en faciliter la distribution. Un jour Mlle Irène demanda si on voulait bien lui permettre de jeter un coup d’œil sur Berlingski-Journal[3] ; avant de risquer cette requête la danseuse avait contemplé pendant huit grands jours le tas des journaux, sans avoir osé formuler sa demande. Elle vint ensuite tous les jours vers midi et l’instituteur devinait aussitôt sa présence à la façon délicate dont la visiteuse frappait du doigt à la porte.

— Entrez ma petite demoiselle, disait–il aussitôt, le bureau est ouvert.

Elle allait de suite prendre Berlingski parmi les journaux. Elle parcourait d’abord les annonces des théâtres, et lisait aussi les critiques auxquelles elle ne comprenait absolument rien : mais qu’importe ! cela concernait les amis de là-bas.

Elle mettait un long temps à parcourir une colonne de la feuille, et de son index elle suivait gracieusement chaque ligne du texte.

Le journal lu, l’instituteur demandait à la danseuse.

— Eh bien ! y a-t-il quelque chose de nouveau à la ville ?

— Oh non ! je voulais seulement lire quelques lignes sur les amis de là-bas. Vous savez : les vieilles habitudes.

— Pauvre petiote ! disait l’instituteur en la regardant s’éloigner et Mlle Irène rentrait travailler à son crochet.

— Pauvre petiote ! répéta-t-il un jour, elle est toute émotionnée.

C’est qu’un ballet allait être dansé au Théâtre-Royal sous la direction d’un nouveau maître de danse et Mlle Irène savait tous les noms des danseurs, connaissait les premiers sujets. Nous avons tous été ensemble à l’école, disait-elle.

Le soir de la première elle eut la fièvre comme si elle devait danser elle-même. Elle alluma les deux bougies jaunes de vieillesse qui étaient placées sur la commode de chaque côté d’un Christ en plâtre de Thorvaldsen, et elle s’assit sur le panier à champagne regardant vaguement la lumière.

Mais elle ne pouvait demeurer seule, toute l’ancienne fièvre du théâtre l’agitait ; la danseuse entra donc chez le maréchal, qui soupait et elle s’assit sur la chaise à côté de la pendule. La pauvre fille causa plus en quelques instants qu’elle ne faisait d’habitude en une année tout entière. Elle conta tous ses souvenirs, toutes ses impressions de théâtre, elle dit le talent des premiers sujets de la danse, leurs pas fameux. Et elle se balançait en chantonnant.

Le maréchal fut mis en si belle humeur par tout cela que lui aussi chanta une vieille chanson militaire, puis il conclut :

— Eh ! la mère, il nous faut boire un bol de punch là-dessus, un arrach et du pur !

Le punch fut confectionné et les deux bougies de la commode furent disposées sur la table, et l’on but et parla longuement, mais, soudain, au milieu du festin, Mlle Irène s’attrista et deux grosses larmes s’échappèrent de ses yeux.

Alors elle se leva et rentra ; assise sur son panier elle éclata en sanglots et demeura longtemps ainsi avant de se déshabiller et se coucher. Ce soir là, elle ne fit pas ses pas au pied du lit.

Cette pensée seule occupait son esprit : le premier sujet avait été à l’école avec elle.

Elle demeurait immobile dans le lit, de temps à autre elle poussait un long soupir qui résonnait dans l’obscurité de la nuit et elle remuait un peu la tête sur l’oreiller, car elle entendait sans cesse la voix violente de son maître de danse lui criant :

— Irène, tu manques d’élan… pas d’énergie, et il clamait ces mots qui retentissaient sonores à travers la salle.

Oui, elle les entendait distinctement ces mots, elle revoyait même parfaitement la salle de danse. Les figurantes, s’agitant automatiquement l’une derrière l’autre ; fatiguée, la pauvre Irène s’appuyait parfois au mur, tant ses membres brisés paraissaient se détacher de son corps, alors de nouveau retentissait la voix du maître :

— Tu n’as donc pas d’ambition, Irène ?

Maintenant elle revoyait leur triste chambre à la maison : la mère gémissant en son fauteuil, la sœur activant l’assommante machine à coudre sous la lumière de la lampe, et elle entendait encore, dans son esprit tourmenté par ce souvenir, sa mère lui demandant :

— Anna Stein a dansé comme première ?

— Oui, maman

— La danse napolitaine, sans doute ?

— Oui, maman.

— Elle était avec toi à l’école ?, ajoutait la vieille, en regardant sa fille derrière la lampe.

— Mais oui, maman !

… Et elle voyait Anna Stein, dans sa jupe bariolée, garnie de rubans flottants, si vivante et si rieuse dans la lumière de la rampe, au milieu du grand Solo

Soudain elle enfonça la tête dans les coussins et, surprise par les affres d’une indicible douleur, elle se mit à sangloter violemment.

L’aube était venue et elle ne dormait pas encore.

Le ballet avait eu du succès. Mlle Irène en lut le compte-rendu à l’école. Tout en parcourant le journal d’abondantes larmes tombaient de ses paupières enflammées.

Il arriva des lettres de sa sœur, c’étaient des lettres de misère qui renfermaient des billets du Mont-de-Piété. Les jours où elle recevait ces épîtres, Mlle Irène oubliait le crochet et restait toute pensive, les mains collées aux tempes, la lettre ouverte sur les genoux. Puis, elle allait chez les parents de ses élèves, et rouge et pâle, tour à tour, demandait la moitié de son salaire, qu’elle envoyait à la maison.

Les jours passèrent. La danseuse, toute à ses leçons, allait et venait. Il lui vint de nouveaux élèves ; c’étaient une dizaine de jeunes fermiers qui s’étaient associés. Ils prenaient leurs leçons trois fois par semaine dans la grande salle de Peter Madsen, près de la forêt. Pour s’y rendre, Mlle Irène devait marcher une lieue au milieu des ténèbres de l’hiver.

Peureuse comme un lièvre, obsédée par tous les anciens contes de revenants de l’école de ballet, obligée de passer devant un étang entouré de saules, elle tenait continuellement les yeux fixés sur les arbres qui étendaient leurs grands bras dans l’obscurité. Elle se sentait le cœur immobile comme une pierre froide dans sa poitrine.

Les jeunes fermiers dansaient pendant trois heures. Elle commandait. Elle tournait. Elle dansait avec ses élèves jusqu’à ce que ses pommettes se colorassent de rouge vif. Alors il lui fallait s’en retourner. Le porte de Peter Madsen était fermée. Le garçon la reconduisait avec la lanterne et, ouvrant le portail, il tenait un instant la lanterne, haute, tandis que la danseuse s’enfonçait dans l’obscurité. Et elle entendait le bonsoir, que lui adressait le garçon derrière elle, tandis que le battant du portail traînait sur le pavé et se fermait.

Et silencieuse, elle parcourait le chemin qui, dans cette première partie, était bordé d’arbustes et de buissons, qui s’inclinaient en murmurant…


III


Le printemps s’annonçait. Mademoiselle Irène termina son cours. La division de Peter Madsen résolut de le clôturer par une danse finale à l’auberge.

La fête tut grandiose. Un transparent portant ce mot « Bienvenue » avait été mis sur la porte de la salle. Un souper froid à trois francs par tête, que le vicaire et la fille du pasteur honorèrent de leur présence, servait de préface.

Mlle Irène était en robe de barège avec des garnitures et des rubans à la romaine autour de la tête. Ses doigts garnis de bagues lui rappelaient les heureux jours de sa prime jeunesse. Pendant les intervalles des danses elle aspergeait les hommes avec de l’eau de lavande et menaçait les « dames » avec le flacon. Cette soirée, qui clôturait si dignement son cours, l’avait comme rajeunie.

On dansa tout d’abord des quadrilles. Les parents se tenaient le long des murs et dans l’encognure des portes, chacun suivant les siens des yeux. Les jeunes se mouvaient dans les quadrilles, les visages immobiles comme des masques, marchant avec des précautions infinies, comme s’ils avaient des poids sous les pieds.

Mlle Irène, souriante, prononçait à mi-voix des expressions françaises de circonstance. L’orchestre était composé de MM. Brodersen et fils ; ce dernier s’était mis au piano, que le pasteur avait gracieusement prêté pour la fête, et régalait l’auditoire de morceaux finement enlevés.

On commença le cotillon. L’animation augmenta. Les hommes s’en allèrent prendre le punch dans la chambre du milieu et les jeunes fermiers engagèrent Mlle Irène à danser. La tête de côté, se haussant sur la pointe des pieds, elle semblait avoir retrouve sa grâce de seize ans.

Peu à peu les couples cessèrent progressivement la danse et Mlle Irène et son cavalier restèrent seuls. Les hommes s’avancèrent sur le pas de la porte de la petite chambre et se prirent d’enthousiasme pour la danseuse qui, la taille cambrée, les hanches gracieusement balancées, avançait un peu plus les pieds sous la robe. Après une mazurka, l’instituteur, gagné à son tour cria : bravo, bravo ! et toute l’assistance de battre les mains. Mlle Irène s’inclina et fit une gracieuse révérence. Sur le point de se mettre à table, elle proposa une Polonaise.

Cette proposition obtint l’approbation générale. Tous voulurent en être ; ce fut une bousculade parmi les femmes. On entendait les hommes crier :

— Eh bien ! la mère… alors c’est à nous.

Quelques-uns entonnèrent le chant national, battant la mesure avec les pieds. À table, Mlle Irène se trouvait placé à côté de l’instituteur et sous le buste de S. M. le roi Christian IX.

On redevint grave. Seule la vieille danseuse, au contact de cette atmosphère fébrile et théâtrale, avait repris son langage pompeux et étudié comme celui des personnages de Scribe. Peu à peu, les estomacs étant satisfaits, la conversation devint plus animée. Les hommes se mirent à boire en choquant les verres par dessus la table. Du côté des jeunes il fallut un moment pour pouvoir rétablir le silence et permettre à l’instituteur de se lever afin de prendre la parole et boire en l’honneur de Mlle Irène et des neufs Muses. Il parla longtemps. Les yeux des convives étaient fixés sur les assiettes. Bientôt les visages prirent une expression plus solennelle, comme lorsque, à l’église, à la porte du chœur, le sacristain roule des boulettes de pain entre ses doigts.

L’orateur arriva à Frejo[4] avec ses deux chats et pria l’assistance d’entonner un vivat en l’honneur de Mlle Irène, la prêtresse de l’art. On cria neufs hourrahs formidables et chacun but à la santé de Mlle Irène.

Bien qu’elle n’eût rien compris au discours de l’orateur, elle se trouva néanmoins très flattée. Elle se leva, le verre à la main et s’inclina gracieusement. La poudre de riz, dont elle avait usé pour l’occasion, avait disparu sous l’action de la chaleur et ses joues s’étaient coloriées d’un pourpre vif.

Il se fit un grand tumulte. Les jeunes commencèrent à chanter, les vieux à boire. Se levant de leurs places, ils allaient mutuellement se taper sur l’épaule ou se frapper sur le ventre au milieu de la salle, en riant bruyamment. Les femmes, soucieuses de la dignité de leurs époux, commençaient à jeter des coups d’œil sévères.

Au milieu de la gaîté générale, on entendait Mlle Irène, qui, très égayée riait d’un rire de gamine, comme trente ans auparavant elle faisait a l’école de danse.

L’instituteur eut une idée : Mlle Irène ne devrait-elle pas danser ?

Elle avait déjà dansé !

— Oui,… mais danser pour eux… un Solo… ce serait quelque chose !

Mlle Irène avait compris de suite. Une envie terrible s’éveilla en elle : Oh ! si elle pouvait danser ! Mais elle se mit à rire et dit à la femme de Peter Madsen :

— Ah ! monsieur l’instituteur voudrait que je danse ! — comme si c’était la chose la plus ridicule du monde.

Les plus rapprochés l’entendirent et il y eut un cri général :

— Oui, il faut que vous dansiez…

Mlle Irène, rouge comme une pivoine semblait craindre que la gaîté ne dégénérât…

— Et d’ailleurs, il n’y avait pas de musique… puis on ne dansait pas en jupes longues.

Un garçon de ferme cria à travers la salle : on les relève. Puis tous se mirent à rire et à la prier de nouveau.

— Eh bien ! oui ! si la demoiselle du pasteur voulait jouer une Tarentelle…

On entoura la fille du pasteur. Elle était prête et ferait de son mieux. L’instituteur se leva et frappa sur son verre : Mesdames Messieurs, dit-il, Mlle Irène va nous faire l’honneur de danser !

On entonna encore un « vivat », suivi d’un « hourrah » ! et on se leva de table. La danseuse et la fille du pasteur entrèrent pour régler la musique. Nerveuse, Mlle Irène allait de long en large en étendant les pieds. Elle désigna les planches du plancher qui semblaient osciller, et dit :

— On n’a pourtant pas l’habitude de danser dans un cirque.

Puis elle ajouta :

— Allons-y, que la fête commence. — Elle avait la voix brisée par l’émotion.

— Je viens, continua-t-elle, après l’ouverture. Je ferai des signaux,… et elle entra dans la petite salle pour attendre.

Le public curieux chuchotant se plaça en rond. L’instituteur prit les bougies de la table et les posa sur le bord des fenêtres, comme pour une illumination. À ce moment, on entendit frapper à la porte de la petite chambre. La fille du pasteur se mit à jouer pendant que tous regardaient vers la porte. La porte s’ouvrit et des applaudissements frénétiques saluèrent la danseuse qui apparaissait la robe relevée et ceinte d’une écharpe romaine.

C’était la « Grande Napolitaine » qu’elle allait mimer.

Elle marchait sur la pointe des pieds et tournoyait. Ses pieds, qui se mouvaient rapides comme des baguettes de tambour, stupéfiaient l’assistance d’admiration. Ce fut du délire quand elle se reposa net sur une jambe.

Elle disait : plus vite ! et recommençait à tournoyer, souriant, saluant. Du torse, des bras, elle faisait une mimique indescriptible. Elle ne voyait plus le visage des assistants, elle ouvrait la bouche, souriait, montrait toutes ses dents (d’horribles dents) — elle saluait, posait — et, toute à son art, ne savait, ne sentait que le Solo.

Le Solo !

Ce n’était plus la « Grande Napolitaine ». C’était Fenella, Fenella qui s’agenouillait, Fenella qui priait, — la Fenella tragique…

— Elle ignorait comment elle s’était relevée, comment elle était sortie. Elle n’avait entendu que la musique, qui s’arrêta tout à coup — et les rires — les rires, tandis que soudain, elle vit tous ces visages. Elle s’était relevée et elle avait étendu les bras une dernière fois — par habitude — et elle s’était inclinée, tandis qu’ils criaient…

Dans la petite chambre elle demeura un instant près de la table… c’était si sombre autour d’elle, si infiniment vide. Alors elle détacha lentement l’écharpe, les mains singulièrement raides, baissa la robe et rentra silencieusement, — tandis qu’ils continuaient à applaudir. Elle alla près du piano, et fit une révérence, mais sans quitter le plancher des yeux.

Ils avaient hâte de recommencer la danse. Mlle Irène, pensive et silencieuse, fit ses adieux aux parents et à ses élèves. Ceux-ci lui pressaient la main et lui remettaient l’argent de ses leçons, qu’ils avaient discrètement enveloppé dans un papier.

La femme de Peter Madsen l’aida à revêtir ses habits. Puis la fille du pasteur et le vicaire firent route ensemble avec elle. Ils allèrent silencieusement le long du chemin. La fille du pasteur, s’associant à la douleur de la vieille danseuse, cherchait à la réconforter et à la distraire, mais elle ne savait que dire. Mlle Irène, pâle et silencieuse, continuait à marcher à côté d’eux. Après un moment le vicaire chercha à briser la glace :

— Voyez-vous mademoiselle, ces personnes n’ont pas le goût du tragique.

Mlle Irène ne pouvait arriver à rompre le silence ; devant la maison du maréchal, elle s’inclina en tendant la main. La fille du pasteur l’entoura de ses bras et, l’embrassant, elle dit d’une voix mal assurée : Bonsoir mademoiselle !

Le vicaire et elle restèrent sur la route et ne se décidèrent à partir que lorsqu’ils eurent vu la lumière dans la chambrette de la danseuse.

Mlle Irène enleva sa robe de barêge et la plia. Elle sortit l’argent des enveloppes, le compta et le serra précieusement dans une petite pochette de son corsage. Assise devant sa bougie, elle se sentit toute gauche en tirant l’aiguille pour réparer ses pauvres hardes.

Le lendemain, elle chargea son panier à champagne sur la voiture publique ; comme il pleuvait elle s’accroupit sous un vieux parapluie, replia ses jambes sous ses jupes et ainsi assise sur son panier, elle donna libre cours à ses pensées.

Le cocher marchait à côté de la voiture, traînée par une rosse et ne pouvant supporter plus d’un voyageur. Tout à coup l’on vit arriver sur la route la fille du pasteur, tenant un panier blanc à la main. Ne fallait-il pas, comme elle disait, quelques provisions pour le voyage. Puis elle se pencha sous le parapluie, prit Mlle Irène par le cou et l’embrassa deux fois.

Cette marque d’amitié émut la vieille danseuse. Elle éclata en sanglots, et, saisissant la main de la jeune fille, elle la baisa.

La demoiselle du pasteur resta sur la route et regarda le vieux parapluie s’éloigner aussi longtemps qu’elle put l’apercevoir.

Mlle Irène avait ouvert un « Cours de printemps pour danses de salon », dans une paroisse voisine. Six élèves s’étaient inscrits. Elle s’était rendue en cette localité pour y continuer ce que l’on appelle la vie.


HERMAN BANG.

Traduit du danois par le Vte Colleville et F. de Zepelin.

  1. Cette nouvelle fera partie des Nouvelles Scandinaves (en préparation), par le Vicomte de Colleville et F. de Zepelin.
  2. Paysannes et femmes du peuple ne sont pas appelées « Madame » en Danemark. (Note des traducteurs).
  3. Journal officiel du Danemark. (Note des traducteurs).
  4. Sorte de Vénus dans la mythologie danoise. (Les traducteurs.)