La Dernière Année de Marie Dorval/05

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Librairie nouvelle (p. 29-32).


V


On revint à Paris, tout recommença.

Un matin, Balzac vint la trouver et lui lut la Marâtre.

Dorval sentit se réveiller tout ce qu’il y avait d’artiste, je ne dirai pas dans son cœur, mais autour de son cœur. Elle fut enchantée du rôle ; elle parla théâtre ; elle dit la façon dont elle comprenait cette nouvelle création, à peine entrevue et déjà dessinée dans son esprit.

Ce fut un jour de joie dans la maison : les fils de la vie qu’on croyait brisés allaient-ils se renouer ? Était-ce une pitié du Seigneur, une grâce d’en haut, une miséricorde divine ?

Non, c’était le dernier rayon de soleil.

Au milieu des répétitions, Dorval eut une indisposition de huit jours et fut obligée de rester chez elle et de garder le lit.

Ce fut là qu’elle apprit comme un bruit de théâtre, car aucune lettre ne lui avait été écrite, aucun avis ne lui avait été donné, que le rôle de la Marâtre lui était retiré et qu’il allait être joué par une autre que par elle.

Son chagrin fut cruel ; cette fois, sa dignité d’artiste était écrasée.

Balzac, pressé d’être joué, laissa faire.

Comme dédommagement, on offrit à Dorval quelques représentations de Marie-Jeanne.

Elle accepta. Il fallait bien vivre jusqu’au moment où l’on mourrait.

Elle joua Marie-Jeanne.

Je n’avais pas vu la pièce, je la vis alors.

Je n’oublierai jamais l’impression que me fit cette représentation.

Je ne juge point ici le drame, je ne sais pas ce qu’il est. A-t-il été rejoué ? Je l’ignore, La pièce, c’était Dorval, c’est-à-dire, comme elle me l’avait raconté elle-même, une mère qui a perdu son enfant.

Trois choses me frappèrent entre toutes.

La voix dont elle disait à son mari :

— Vous m’avez condamnée à être une mauvaise mère, je ne vous connais plus !

La façon dont elle refermait la porte quand elle parlait pour l’hospice.

Puis enfin l’accent avec lequel, arrivée devant le tour où son enfant va disparaître, le tenant sur ses genoux comme la Madeleine de Canova tenait la croix, elle disait :

— Adieu, mon petit ange, adieu, mon ange adoré, adieu, mon enfant chéri, non pas adieu, au revoir ; va, car nous nous reverrons... oh ! oui, oui, nous nous reverrons !

Oh ! la salle tout entière éclatait en sanglots et en gémissements.

Je me précipitai dans la coulisse après l’acte, je la trouvai exténuée, mourante.

— Entends-tu, lui dis-je, entends-tu comme on t’applaudit ?

— Oui, j’entends, me dit-elle avec insouciance.

— Mais jamais je n’ai entendu le public applaudir une autre femme comme il t’applaudit.

— Je crois bien, me dit-elle avec un indicible mouvement d’épaules, les autres femmes lui donnent leur talent, moi, je lui donne ma vie.

C’était vrai, elle lui donnait sa vie.