La Dernière Année de Marie Dorval/06

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Librairie nouvelle (p. 32-37).


VI


Les représentations de Marie-Jeanne eurent leur terme. Dorval disait qu’elle avait toujours espéré, tant que ces représentations avaient duré, mourir un jour sur le théâtre au moment où elle se sépare de son enfant.

Et ce vœu eût certainement été accompli si la pièce eût eu quelques représentations de plus.

Dorval se trouva sans engagement.

C’est à cette époque qu’il faut rattacher le terrible épisode du Théâtre-Français.

Quelques détails qui ne peuvent être consignés dans la lettre de Luguet trouvent leur place ici.

Dorval fit une demande au comité du Théâtre-Français. Elle demandait à être reçue comme pensionnaire à cinq cents francs par mois. Elle jouerait tout, duègnes, utilités, accessoires, et de vive voix elle s’engageait à ne pas grever longtemps le budget de la rue Richelieu.

Elle se sentait mourir.

Le comité se rassembla pour statuer sur la demande, et refusa à l’unanimité !

À l’unanimité, entendez-vous bien ; pas une voix ne répondit à cette grande voix d’artiste se lamentant dans le désert de la douleur.

Pas une main ne s’étendit pour relever cette mère aux genoux brisés.

Pas une !

Seveste était directeur.

C’était un bonhomme qui avait fait fortune dans le métier de directeur de la banlieue, du temps qu’on appelait la direction de la banlieue la galère Seveste.

Il était décoré comme ancien militaire, je crois.

Il avait été nommé au Théâtre-Français parce qu’il n’y avait aucun droit et était complètement incapable de remplir la place.

Je lui rendis publiquement cette justice lors des répétitions de Jules César.

Je la lui rends encore aujourd’hui. <br|>

Il est mort à la peine, directeur du Théâtre-Lyrique. Paix à son âme !

Un matin, il se présenta chez Dorval.

Il rapportait la réponse du comité.

— Ma chère madame Dorval, commença-t-il, Je dois vous dire, à mon grand regret, que le comité du Thépatre-Français, à l’unanimité, refuse votre demande.

Dorval fit un de ces mouvements fébriles auxquels elle était sujette pendant les derniers mois de sa vie.

Luguet pâlit.

Il se tenait debout derrière Seveste.

— Attendez, attendez, dit Seveste, mais voici ce que je puis vous offrir, moi.

Dorval respira.

— Il va, continua Seveste, se faire un remaniement sur le luminaire. J’espère économiser deux ou trois cents francs d’huile par mois ; eh bien, ces deux ou trois cents francs, je prends sur moi de vous les offrir !

L’intention était bonne, oui, certes ; mais, on en conviendra, la forme était cruelle.

On offrait, à l’une des plus grandes artistes qui aient jamais existé, l’économie que l’on faisait sur l’éclairage d’un théâtre.

Et de quel théâtre ? du Théâtre-Français, du théâtre qui se prétend le premier théâtre de Paris, c’est-à-dire du monde.

D’un théâtre qui a plus de deux cent mille francs de subvention.

Dorval fit un signe à Luguet ; il était temps : la proposition allait être mal prise par lui.

Il se contenta de rendre grâce à Seveste et de refuser.

Puis, Seveste sorti, Dorval tomba sur un canapé en criant :

— Emmène-moi de Paris, Luguet, emmène-moi, ces gens-là finiront par m’assassiner.

Luguet, le lendemain, partit pour Caen afin d’y régler une série de représentations.

Les conditions arrêtées, il écrivit à Marie qu’elle pouvait venir.

Quelques jours après, il attendait au bureau de la diligence l’arrivée de la voiture de Paris.

Le spectacle était affiché pour le soir.

On entendit le galop des chevaux, le roulement sourd des roues, le fouet du postillon.

La diligence s’arrêta.

Luguet se précipita vers le coupe et l’ouvrit.

Il recula anéanti.

Ce n’était point Marie qui en sortait, c’était un spectre.

Si elle n’eût point parlé, il ne l’eût point reconnue.

— Eh bien, demanda-t-elle, c’est comme cela que vous me recevez, Luguet ?

Le jeune homme jeta un cri, la prit dans ses bras, la déposa sur le pavé, la regarda encore.

Puis, tout effaré :

— Mais, mon Dieu, qu’est-il donc arrivé, demanda-t-il, vous seriez-vous empoisonnée, malheureuse ?

— Ah ! que vous êtes donc fous tous avec cette idée, répondit-elle ; eh ! mon Dieu ! je mourrai bien toute seule, allez !

— Mais enfin dites, chère Marie.

— Eh bien, voilà ce que je me rappelle, du moins. Cette nuit, il pleuvait beaucoup. Vers deux heures, la diligence s’est arrêtée dans un petit village, les voyageurs sont descendus pour prendre le café ; il y avait une demi-heure d’arrêt ; j’étais malade, agitée. J’ai voulu marcher un peu. Tout à coup, je me suis sentie mourir et je suis tombée sans connaissance dans la boue du chemin.

On m’a retrouvée là, on m’a remise dans le coupé et je viens mourir ici ; vous savez qu’il y a trois mois j’ai reçu un avertissement d’en haut. Faites arracher les affiches et appelez un prêtre.