La Dernière Année de Marie Dorval/10

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 55-58).


X


Mais restait à s’occuper des vivants.

Dorval m’avait dit vrai : le dénûment était absolu.

Merle avait passé sa vie à glorifier mademoiselle Rachel ; à ce talent savant et classique, il avait tout sacrifié, jusqu’au génie instinctif de la pauvre Marie. Je l’avais vue bien souvent attristée de cette espèce de trahison dans sa propre famille.

On pensa, Dorval morte, à se faire un appui de cette partialité.

On sollicita et l’on obtint une représentation du Théâtre-Français.

Si l’on eût fait pour la vivante ce que l’on consentait à cette heure à faire pour la morte, peut-être ne serait-elle pas encore à cette heure au tombeau.

On sollicita Rachel.

Rachel consentit : seulement les délais furent longs.

Dorval était morte le 18 mai ; la représentation ne put avoir lieu que le 13 octobre.

Elle produisit six mille cinq cents francs de bénéfice net.

Cette représentation avait été pendant cinq mois le rocher de Sisyphe du pauvre Luguet : chaque matin il avait soulevé une promesse ; chaque soir il avait été écrasé par un retard.

Pendant ce temps, lui, qui avait tout sacrifié à son dévouement filial, même son état, puisqu’il avait rompu son engagement pour suivre Dorval, jouer avec elle et la soigner, lui n’avait gagné aucun argent.

De sorte que cette représentation, qui eût pu sauver Dorval de la mort avant sa mort, sauver ses enfants de la misère, venant dans les quinze jours de sa mort, était une pierre dans un gouffre cinq mois après sa mort.

Cependant, Luguet rentra à la maison, reconnaissant envers la grande artiste, qui, tout en acquittant un devoir de fraternité, venait de faire une bonne action.

Il rêvait, grâce à ces six mille cinq cents francs, l’acquisition du terrain à perpétuité, et sur la tombe un petit monument, ou tout au moins une pierre avec le nom de Marie Dorval.

Mais, en rentrant dans la pauvre maison avec cette somme, il se trouva en face de M. Merle, qui pensa que le repos des vivants devait passer avant la glorification des morts.

Les saisies s’étaient abattues de toutes parts sur le mobilier.

En vieillissant, comme vous l’avez si bien dit, ma grande amie, Merle était devenu un peu égoïste.

En somme, il était le chef de la maison ; lui, jadis si philosophe, il pleurait maintenant à la vue d’un papier timbré.

Il fallut lâcher les six mille cinq cents francs.

Chaque huissier mordit sa bouchée.

La dernière pièce d’or était disparue au bout de huit jours.

Trois mois après on vendait le mobilier comme si l’on n’eût pas donné d’à-compte, et Luguet restait devant cette pensée terrible que lorsqu’il irait dire à ses amis, à la ville de Paris ou au gouvernement :

— Aidez-moi à empêcher que le corps de madame Dorval soit jeté à la voirie.

On lui répondrait :

— Mais qu’avez-vous donc fait de la représentation de mademoiselle Rachel ?

Et alors dans combien de détails faudrait-il entrer pour faire ouvrir ces mains qui ne demandent pas mieux que de rester fermées !