La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/La Dernière Aventure d'un homme de quarante-cinq ans/L'Amour et la Folie

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L’AMOUR ET LA FOLIE[1]

OU

LE ROSIER RETROUVÉ

Pastorale mêlée de symphonies et de danses



PERSONNAGES.
L’Amour,
La Folie,

Aglaé,
Euphrosine,
Thalie,
Grâces.

Philémon,
Baucis,
Vieillards.

Thélamir,
Rosine,
Jeunes Amants.


La scène est dans les campagnes d’Amathonte, près d’un temple de l’Amour. Sur un des côtés du théâtre, est la cabane de Philémon et de Baucis.


Scène Première

Lorsque la toile se lève, on entend une symphonie, qui exprime le chant des oiseaux au lever de l’aurore ; quelques instants avant la fin de cette symphonie, entre l’Amour, les yeux ceints d’un bandeau. Il s’appuie sur son arc, pour aider sa marche, et il est conduit par la Folie.


L’AMOUR, LA FOLIE
L’AMOUR

Dans quels lieux sommes-nous, ma sœur ? Où conduisez-vous l’Amour ?

LA FOLIE

Pourquoi cette inquiétude ? Rassurez-vous, c’est moi qui vous guide ; doit-on craindre de s’égarer sur les traces de la Folie ?

L’AMOUR

Cette crainte ne serait pas si mal fondée ; vous me faites faire chaque jour tant de faux pas ! Mais songez que c’est aujourd’hui ma fête.

LA FOLIE

Je ne l’oubliais pas, mon frère ; aussi vous ai-je conduit au centre de votre empire ; nous voilà dans les plaines riantes d’Amathonte. J’aperçois d’ici le plus fameux de vos temples.

L’AMOUR

Je reconnais ce séjour aux transports qu’il m’inspire ; c’est celui de la volupté. Quels doux concerts ont frappé mon oreille !

Quel air pur je respire ! Quels feux circulent dans mes veines !
LA FOLIE

Que ne pouvez-vous voir tous les objets qu’embellit votre présence ! La nature…

L’AMOUR

Cruelle, n’achevez point ! Pourquoi me peindre les richesses, que je fais éclore pour tous les êtres, et dont moi seul je ne puis jouir ? Jupiter est trop vengé. Il m’interdit l’usage du plus précieux de tous les sens. Hélas ! depuis le jour où l’ingrat m’a condamné à vous suivre et à porter ce triste bandeau, mes adorateurs ont peine à me reconnaître ! Moi-même, je ne me connais plus !

LA FOLIE

Moi, je vous reconnais bien, à ces plaintes ! Mais, mon frère, pensez-vous que Jupiter vous ait si mal servi, en vous condamnant à me suivre ? Que serait-ce donc, s’il vous avait donné la Raison pour guide ?

L’AMOUR

La Raison ! hélas ! il faut en convenir ; elle m’aurait aussi mal servi que vous ! Il fallait me laisser la vue ; mes yeux m’auraient suffi ; j’aurais pu lire dans les cœurs, et je n’aurais frappé que ceux que j’aurais trouvés dignes de mes traits.

LA FOLIE

En ce cas, mon frère, il vous fut arrivé de vous reposer assez souvent. Combien auriez-vous d’autels, si vous ne frappiez vos victimes en aveugle ?

L’AMOUR

J’en aurais peut-être moins ; mais à coup sûr, ils m’honoreraient davantage, et je ne recevrais pas chaque jour mille injustes reproches, qui ne devraient naturellement tomber que sur vous. Car enfin cette légèreté, ces caprices, ces noirceurs, ces cruautés,

Caricature de L.Mercier
Caricature de L.Mercier


Messieurs, je suis quoi qu’on en dise,
Nostradamus, Cadet Moïse,
Iconoclaste, grand auteur.
Grammairien, déclamateur,

Mais, ô destin toujours bizarre,
Dont l’homme ne peut triompher,
Avec un mérite aussi rare
Je ne suis qu’un petit mercier.

Caricature de L. Mercier, d’après une gravure de l’époque.
(Musée Carnavalet.)


ces inconséquences, ces égarements, tous les défauts dont on m’accuse, ne sont que les vôtres ; ce sont les moindres de vos jeux.

LA FOLIE

Et c’est là votre bonheur. L’amour s’endort, quand il se borne au sentiment ; et les défauts que vous me reprochez le réveillent… Mais j’entends quelqu’un, retirons-nous ; il ne faut pas que les dieux se communiquent aux mortels.

L’AMOUR

Moi, je me plais fort avec eux ; trouvez bon que je reste.

LA FOLIE

J’aperçois deux vieillards, qui sortent de la cabane voisine ; à leur démarche pesante, je les crois chargés l’un et l’autre d’un siècle bien complet.

L’AMOUR

Seraient-ce Philémon et Baucis, ce couple unique que je comblai toujours de mes plus doux bienfaits ? Jamais vous n’entrâtes sous leur toit rustique ; vous allez voir s’ils sont heureux… Bonnes gens ?



Scène II

L’AMOUR, LA FOLIE, PHILÉMON ET BAUCIS
PHILÉMON

Que nous veulent ces enfants ? Ils nous appellent ! Approchons, ma chère Baucis ; il faut respecter l’enfance.

LA FOLIE
Respecter… l’enfance !…
BAUCIS

Sans doute ; puisque c’est l’âge de l’amour.

L’AMOUR

Eh quoi ! ce dieu vous intéresse-t-il encore ?

PHILÉMON

Nous allions à son temple, quand vous nous avez appelés.

LA FOLIE

Vous au temple de l’Amour ! Qu’y faire, s’il vous plait ?

BAUCIS

Le remercier des bienfaits dont il nous a comblés jusqu’à ce jour.

PHILÉMON

C’est lui qui a répandu le bonheur sur notre cabane.

BAUCIS

Et le bonheur ne l’a jamais quittée.

PHILÉMON

Grâce à ses soins, nos jours se sont écoulés doucement, embellis par nos feux.

L’AMOUR

N’avez-vous point quelque nouvelle grâce à lui demander ?

LA FOLIE

Oui, par exemple, celle de rajeunir comme Titon.

BAUCIS

Nous n’en avons désormais d’autre à implorer de lui, que celle de confondre nos derniers soupirs.

PHILÉMON

Et de procurer à notre chère petite-fille, à notre Rosine, le même sort qu’à nous.

L’AMOUR

Ce n’est qu’en faisant des heureux, que l’Amour peut l’être lui-même ; il exaucera vos vœux ; il récompensera dans votre fille l’usage que vous avez fait de ses dons.

BAUCIS

Le plus beau don qu’il nous ait fait, c’est elle.

L’AMOUR

Croyez qu’il en prendra soin.

PHILÉMON

C’est le premier de nos souhaits. La pauvre enfant ! elle le mérite bien ! à peine a-t-elle vu treize printemps, et vous ne sauriez croire combien elle aime déjà un jeune berger de cette île, appelé Thélamir.

BAUCIS

Avec quelle impatience elle l’attend lorsqu’il doit la venir voir !

PHILÉMON

De quelle joie elle est transportée, quand elle voit seulement paraître le chien qui le devance toujours !

BAUCIS

Avec quelle tendresse elle l’embrasse, dès qu’il paraît lui-même !

PHILÉMON
Comme elle baise le bouquet qu’il lui apporte chaque matin !
BAUCIS

Oh ! quelque jour nous en mourrons d’aise !… Mais ils ont un si beau modèle !

LA FOLIE

C’est vous sans doute ? C’est votre exemple qui la forme à ces agréables jeux ?

L’AMOUR

Pourquoi non, ma sœur ? C’est dans son nid, sous les ailes de sa mère, que la tourterelle apprend l’art d’aimer… Et Thélamir paie sans doute Rosine d’un juste retour ?

PHILÉMON

Il l’aime autant que j’aime ma chère Baucis : cependant, ils ont un plus beau modèle encore ; c’est Auguste, c’est Antoinette[2]. Mais ces chers enfants ne se doutent pas que c’est l’amour qui les attache l’un à l’autre. Nous leur avons toujours différé le plaisir de s’en apercevoir.

L’AMOUR

J’entends ; vous pensez qu’ils le goûteront mieux dans un âge un peu plus avancé… Mais pourquoi Rosine ne va-t-elle pas au temple avec nous ?

BAUCIS

Elle attend Thélamir, pour s’y rendre ; ils ne voudraient pas y aller l’un sans l’autre.

LA FOLIE, à part

Vous pouvez les devancer ; ils vous rejoindront toujours assez

tôt.
PHILÉMON

Partons, ma chère Baucis ; la fête ne tardera pas à commencer.

BAUCIS

Elle réjouit toujours mon cœur, comme dans ma jeunesse. Pourrais-je en oublier le charme ? Vous n’avez jamais cessé de l’entretenir !

PHILÉMON

Grâces en soient rendues à l’Amour !

L’AMOUR

Allez, heureux vieillards, allez porter à ce dieu l’hommage le plus flatteur qu’il puisse jamais recevoir.

BAUCIS

Aimable enfant, vous qui lui ressembleriez si bien, si vous n’étiez aveugle, puisse-t-il vous rendre aussi fortuné que nous !



Scène III

L’AMOUR ET LA FOLIE
L’AMOUR

Je vous avais bien dit que ce bandeau les empêcherait de me reconnaître !

LA FOLIE

Vingt fois j’ai pensé vous trahir, et me trahir moi-même.

L’AMOUR

Votre réserve m’a charmé ! Je suis content, mais très content de vous aujourd’hui !… Ma sœur, de grâce, mettez le comble à ce bienfait… si vous vouliez… hélas… (À part.) Oh ! je n’oserai jamais lui demander cela.

LA FOLIE

Parlez, de quoi s’agit-il ? Ai-je rien à vous refuser ?

L’AMOUR

Je sais combien vous êtes obligeante ; mais je crains de vous demander un service qui serait beaucoup trop au-dessus de ma reconnaissance.

LA FOLIE

Le fripon ! Qu’il est séduisant, quand il supplie !… Parlez, mon frère, parlez, vous dis-je ?

L’AMOUR

Vous le voulez ? Eh bien ! permettez que j’arrache un instant ce bandeau qui m’importune ?

LA FOLIE

Que me demandez-vous, ô ciel ! Et Jupiter… Jupiter ? Que nous importe ? Que pourrait-il contre l’Amour et la Folie ? Il a trop besoin de l’un et de l’autre. Au reste, s’il se fâchait, ma mère saurait toujours bien le fléchir.

LA FOLIE

Mon frère… en vérité… je ne puis…

L’AMOUR

M’accorder la grâce que je vous demande… Ingrate, je ne l’implorais que pour jouir un instant de la vue de vos charmes. Voilà donc le prix de la tendresse que je vous ai vouée depuis si longtemps ! Que je suis malheureux ! Ah ! pourquoi suis-je immortel ?

LA FOLIE

Je n’y puis résister ; le cœur le plus farouche n’y tiendrait pas… Eh bien, mon frère, je cède à vos instances. (Elle lui ote son bandeau.)

L’AMOUR

O nature ! Je jouis donc encore une fois de tes charmes ! Comme ils s’embellissent à mon premier regard. Le second, je le dois à ma bienfaitrice… Mais quelle est belle ! Déesse charmante, je tombe à vos genoux ; recevez mon hommage… Je ne m’étonne plus, si vous obtenez celui de tous les mortels ! Vous êtes bien faite pour partager avec l’Amour l’empire de l’univers !

LA FOLIE

C’est à vous que je dois mes charmes ; la Folie ne plait que par l’Amour, jugez si je suis intéressée à ne pas vous quitter ?

L’AMOUR

Je vous aurais prise pour ma mère si je ne vous avais sue près de moi dans le moment où vous m’avez enlevé mon bandeau. Soyez plus, soyez toujours ma compagne ; mais laissez-moi des yeux pour contempler, pour admirer tant de charmes !

LA FOLIE

Voilà bien l’Amour ! Lui accorder une faveur c’est l’engager à en demander mille autres !… Mon frère, je ne saurais, le moment est passé.

L’AMOUR

Eh bien, ma chère compagne, vous ne vous plaindrez pas de moi ; accordez-moi cette grâce pour ce jour seulement, je borne

là tous mes désirs… C’est être bien modéré !
LA FOLIE, à part.

Le traître ! J’entrevois son dessein : il voudrait m’éloigner pour toujours… Oh ! j’y mettrai bon ordre !… Dissimulons comme lui : il est trop délicat, il ne faut pas le contraindre.

L’AMOUR

Quel plaisir de paraître encore une fois sans bandeau aux yeux des mortels et surtout à ceux de Rosine… Ma sœur, n’y consentez-vous pas ?

LA FOLIE

Que peut-on refuser à l’Amour ? Profitez du moment ! Vous n’aurez pas besoin de guide aujourd’hui. Je vous laisse à vous-même et je vais pendant ce temps-là m’amuser a parcourir mon empire.

L’AMOUR

Vous ferez là une bonne course, ma sœur !… Moi, je vais recevoir une fois sans partage l’encens que tous les êtres brûlent à mes autels.

LA FOLIE, à part.

Cependant ne nous éloignons pas, et préparons-nous à lui jouer un tour qui le ramène sans contrainte à son devoir… (Haut.) Adieu mon frère.

L’AMOUR, avec une feinte douleur chante ce vers de l’opéra « d’Armide ».
Armide ! vous m’allez quitter !
LA FOLIE
Voyez en quels lieux je vous laisse.
Les plaisirs vont suivre vos pas !
L’AMOUR
Puis-je rien voir que vos appas !
LA FOLIE, malignement.

Consolez-vous de mon absence, elle ne sera pas longue.

(La Folie sort en dansant ; elle agite sa marotte et ses grelots.)



Scène IV

L’AMOUR, seul.

Plût à Jupiter qu’elle fût éternelle !… Tâchons au moins de prolonger la grâce qu’elle vient de m’accorder ; il ne s’agira que de flatter sa vanité ; les déesses sont aussi faibles sur ce point que les mortelles. En attendant, mettons à profit la journée ; les moments sont précieux pour l’Amour. J’entends quelqu’un… C’est Rosine !



Scène V

L’AMOUR ET ROSINE
Rosine sortant de sa cabane, traverse le théâtre.


L’AMOUR

Rosine, Rosine !

ROSINE, de la coulisse.

Qui m’appelle !

L’AMOUR

C’est moi, Rosine.

ROSINE, rentrant sur la scène.

Qui ? vous ?… Oh ! ce n’est pas Thélamir, je m’en retourne.

L’AMOUR, la retenant.

Un moment. Rosine, il ne sera point perdu. Comment, c’est vous qui cherchez Thélamir ? Pourquoi ne vient-il pas vous trouver ? Cela serait plus naturel ?

ROSINE

Oh ! c’est bien la même chose ; et puis Thélamir ne m’aime pas encore.

L’AMOUR

Vous le croyez ?

ROSINE

J’en suis sûre, parce que papa et maman me disent, que nous ne sommes pas assez grands pour nous aimer. Ce qui me console, c’est qu’ils assurent que cela ne tardera pas.

L’AMOUR

Ils ne seraient donc pas fâchés que vous aimassiez Thélamir ?

ROSINE

Pourquoi le seraient-ils ! Ne se sont-ils pas aimés, eux ? Ne s’aiment-ils pas encore, quoiqu’ils aient près de cent ans ?

L’AMOUR

Eh ! quel temps ont-ils fixé pour votre bonheur ?

ROSINE

Ah ! quel temps ? Un temps qui est encore bien loin ! J’ai dans mon petit jardin un rosier dont Thélamir m’a fait présent ; ils disent que nous ne nous aimerons que quand ce rosier portera des fleurs, et cela m’afflige un peu, car je suis bien pressée d’aimer Thélamir !

L’AMOUR

Eh bien ! consolez-vous, jolie Rosine ; ce temps n’est pas aussi loin que vous l’imaginez. Je gagerais, petite friponne, que ce rosier porte déjà des boutons.

ROSINE

Cela est vrai, et Thélamir me dit même qu’ils sont très jolis.

L’AMOUR

Je le crois, et si je m’y connais ! Je vous jure que ces boutons seront, avant la fin du jour, les plus jolies fleurs du monde.

ROSINE

Serait-il possible, ô Dieu ! J’aimerai donc avant la fin du jour ! Que je vais être heureuse !… Mais qui êtes-vous pour m’assurer tout cela ?

L’AMOUR

Un enfant comme vous, et qui serait bien à plaindre s’il cessait jamais de l’être !… mais je suis un peu plus instruit.

ROSINE

Êtes-vous berger, comme Thélamir ?

L’AMOUR

Non. Je suis… je suis… (À part.) J’allais dire un dieu, n’allons point nous trahir !

ROSINE

Vous hésitez ? Est-ce que vous rougiriez d’être pasteur ?

L’AMOUR

J’en ferais ma gloire, mais les dieux ne l’ont pas voulu ainsi. Je suis un jeune chasseur, vous devez le voir à mes armes.

ROSINE

Montrez ? Quelles sont jolies ! En voilà de toutes les couleurs.

L’AMOUR, à part.

Avec quelle sécurité elle manie ces traits qui sont souvent le destin de l’univers !

ROSINE

Pourquoi nuancez-vous ainsi ces flèches ?

L’AMOUR

C’est pour les différentes espèces d’oiseaux que je chasse.

ROSINE

En voilà une couleur de rose !

L’AMOUR

Elle n’a que de l’apparence, voyez comme elle est légère ! Je la réserve pour la linote ou le moineau, elle ne fera que les effleurer ; cet autre, qui est d’or, n’est que pour le paon.

ROSINE

Et celle-ci qui est si pesante, et toute brune ?

L’AMOUR

Elle ne part jamais en vain, je la destine pour la tourterelle.

ROSINE

Eh quoi ! vous percez la tourterelle, cet innocent oiseau qui roucoule si tendrement ! qui fait de si jolis nids ! qui aime si bien la campagne et qui lui est toujours si fidèle !

L’AMOUR

Je ne la tue pas, Rosine ; je me contente de la blesser.

ROSINE

Eh bien ! c’est encore plus cruel ce que vous faites là. Le méchant, il ne la tue point, il ne fait que la blesser… pour la faire souffrir davantage.

L’AMOUR

Oh ! mes blessures ne font point de mal, au contraire ; vous l’allez voir. Je veux essayer sur vous cette flèche brune. Il y a bien longtemps que je n’en ai lancées de cette espèce ! (L’Amour approche la pointe du trait vers le sein de Rosine.)

ROSINE

Mais je ne suis pas une tourterelle, moi ! Finissez donc ! finissez ! … O Ciel ! Où suis-je ? Le méchant ! Il dit que ses traits ne font que blesser, et… je… sens… que je me meurs… (Elle tombe dans les bras de l’Amour.)

L’AMOUR

De plaisir, sans doute ?… Ne vous effrayez point, belle Rosine ! Vous allez renaître… Comment vous trouvez-vous ?

ROSINE

Je n’en sais rien, mais le mal est passé.

L’AMOUR

Et le plaisir dure encore, n’est-ce pas, Rosine ? Eh bien, il dépend de vous de blesser ainsi Thélamir ; prenez mes armes.

ROSINE, d’un air languissant

Je le veux bien. (On entend le son d’un flageolet.) (Vivement.) Le voilà qui vient… J’entends un flageolet, ce son m’annonce que c’est lui.

L’AMOUR

Votre cœur vous le dit mieux encore ! Cachez-vous là, pour le blesser avec plus de sûreté.


Scène VI

L’AMOUR, ROSINE, THÉLAMIR, (une corbeille de fleurs sous le bras.)
THÉLAMIR

Rosine, Rosine. (L’apercevant.) Ah méchante ! tu te caches… et tu veux me percer !… Oh ! Dieu, qu’as-tu fait ! (Il tombe dans les bras de Rosine.)

ROSINE

Ne crains rien, Thélamir ! Cela ne fait pas de mal, demande à ce jeune chasseur… Thélamir, Thélamir !… Il ne m’entend plus … Thélamir, t’ai-je fait du mal ?

THÉLAMIR

Tu m’as fait un plaisir, que je n’avais jamais goûté jusqu’ici.

ROSINE

Ah ! petit chasseur, donnez-nous-en encore de vos traits !

THÉLAMIR

Oui, que je la frappe à mon tour pour la punir.

L’AMOUR

Il ne vous en faut pas davantage ; les traits qui vous ont frappés l’un et l’autre ont trop bien porté leurs coups, vous n’en guérirez pas de sitôt !… Peste, les fripons auraient bientôt épuisé mon carquois !

ROSINE

Que pourrions-nous vous donner pour récompense ?

THÉLAMIR

Aimable enfant, recevez ces fleurs. Nous allons les porter au temple de l’Amour ; c’est pour ce Dieu que nous les destinions, mais nous en aurons bientôt cueilli d’autres.

L’AMOUR

Je les reçois volontiers, pour en faire hommage à Rosine… elles ne valent pas les roses qu’elle vous fera cueillir tantôt. (Pendant ce couplet, Rosine arrange les fleurs dans ses cheveux.) Que faites-vous là, Rosine ?

ROSINE

Je me pare de ces fleurs, c’est aujourd’hui la fête de l’Amour.

THÉLAMIR

N’est-ce pas tous les jours sa fête ?

L’AMOUR

Allez à son temple lui consacrer vos cœurs ; ce sera le plus bel hommage que vous aurez pu lui offrir. Nous verrons ensemble à votre retour, si votre rosier portera des fleurs.



Scène VII

L’AMOUR, seul

Je suis au comble de ma joie ! J’ai donc fait deux heureux ? Achevons un si beau jour, et que tous les moments en soient marqués par des conquêtes aussi belles. Mais que me veulent mes sœurs ? Les Grâces paraissent surprises de me voir sans bandeau !


Scène VIII

L’AMOUR, AGLAE, EUPHROSINE, THALIE
AGLAE

La Folie nous l’avait bien dit, assurément c’est lui-même.

EUPHROSINE

Le moyen de s’y tromper ! Il est toujours facile à reconnaître.

THALIE

Qu’il est charmant comme cela ! Jupiter devrait lui laisser la vue.

L’AMOUR, à part.

Vous n’y perdriez rien.

AGLAE

Il a de si beaux yeux !

EUPHROSINE

Que ses regards sont vifs et perçants !

THALIE

Et cependant qu’ils sont doux !

L’AMOUR

Grâces, approchez : depuis quand l’Amour vous effraie-t-il ? Je soupçonne la cause de votre surprise ; vous êtes étonnées de me voir sans bandeau ? Rassurez-vous mes sœurs ; c’est un bienfait des dieux que je ne leur ai demandé que pour jouir encore du bonheur de vous voir.

AGLAE

Qu’il est séduisant !

L’AMOUR

C’était vous que le souverain des dieux devait me donner pour guides, et non pas la Folie… Hélas ! il ne vous a fait que mes compagnes ; mon choix vous fait mes souveraines.

AGLAE

C’est bien assez pour nous de vivre sous vos lois.

L’AMOUR

À ce trait de modestie, on reconnaît bien les Grâces ; mais je ne serai pas ingrat envers elles, je sens trop tout ce que je leur dois. Les dieux m’accordent le bienfait d’être aujourd’hui seul maitre dans mon empire ; je ne l’accepte que pour le partager avec vous. Aglaé, prenez mon carquois ; Euphrosine, voilà mon arc ; Thalie, je vous livre mes traits, les blessures qu’elles feront n’en seront que plus douces.

AGLAE

À quoi songez-vous, mon frère, de vous dépouiller ainsi ?

L’AMOUR

Je vous rends ce que je tiens de vous, j’aurais voulu y joindre mon flambeau ; mais je ne vous cache pas que j’en ai depuis peu fait présent à l’Hymen.

THALIE, avec surprise.

À l’Hymen, serait-il possible !

L’AMOUR

Oui, ma sœur, je suis content de lui depuis l’union d’Auguste et d’Antoinette[3] que j’ai cru devoir lui donner cette marque de la bonne intelligence avec laquelle je désire que nous vivions désormais. Adieu, mes sœurs, je vais à mon temple recevoir les hommages que vous me ferez mériter. Vous, cependant, parcourez cette île et que ses heureux habitants ressentent, à votre aspect, toute la joie que doit inspirer un si beau jour.



Scène IX

AGLAE, EUPHROSINE, THALIE
AGLAE

Comme il est devenu raisonnable, je ne le reconnais plus ! Je ne sais pourquoi la Folie nous fait entrer dans le projet de lui faire reprendre son bandeau ?

EUPHROSINE

Son empire n’est-il pas assez vaste ? A-t-elle besoin de partager celui de l’Amour ? En vérité, je ne saurais partager ses complots ! Le trait serait d’une noirceur, d’une cruauté…

THALIE

Mes sœurs, croyez-moi, ménageons cette déesse ; nous avons quelquefois besoin d’elle, je puis le dire entre nous, gardons-nous de l’irriter ; c’est nous qui la gouvernons, elle pourrait bien nous gouverner à son tour. Celle qui a pu triompher de l’Amour pourrait bien triompher des Grâces.

AGLAE

Mais, ma sœur, ne vaut-il pas mieux ménager l’Amour ?

THALIE

Je connais sa faiblesse, s’il se fâche nous viendrons toujours bien à bout de le réduire.



Scène X

LES MÊMES ET LA FOLIE, déguisée en prêtre de l’Amour
EUPHROSINE

Comment, c’est vous ! La Folie en pontife ! Qui vous reconnaîtrait sous, ce déguisement ?

LA FOLIE

Il ne me sied pas si mal ! Ce n’est pas la première fois que je m’en suis servie, et je vous assure que je ne m’en suis jamais mal trouvée… Je puis dire au moins qu’il ne m’est pas inutile dans cette occasion. Vous savez mes projets sur l’Amour, je viens de rendre un oracle qui pourra m’aider à le ramener à son devoir.

AGLAE

Apprenez-nous…

LA FOLIE

Je vous conterai cela dans quelques minutes, nous n’avons pas un moment à perdre, je crains que l’Amour et ses deux protégés ne nous surprennent ici. Allez sur-le-champ dans le jardin de Rosine enlever le rosier chéri, vous le poserez sur un des trois autels du temple, sur le second vous placerez le bandeau de l’Amour, et vous allumerez le feu sacré sur le troisième… Mais j’aperçois le fripon ; Rosine et Thélamir ne tarderont pas a le suivre.



Scène XI

LES MÊMES ET L’AMOUR
LA FOLIE

Le voici, retirons-nous.

L’AMOUR

Un charme secret me ramène en ce lieu.

AGLAE

Il a l’air si occupé qu’il ne prend seulement pas garde à nous.

LA FOLIE

Tant mieux, fuyons, vous dis-je.




Scène XII

L’AMOUR, seul.

C’est ici que j’ai blessé les deux cœurs les plus dignes de moi. Cette cabane va donc être le séjour du bonheur !… Rosine et Thélamir vont l’habiter sous les yeux de Philémon et de Baucis… Je savais bien que je n’avais pas besoin de la Folie pour faire des heureux !


Scène XIII

L’AMOUR, ROSINE, THÉLAMIR
THÉLAMIR

Toi, ma Rosine, reste là, il faut que je vole au jardin ; tu ne pourrais me suivre.



Scène XIV

L’AMOUR, ROSINE
L’AMOUR

Thélamir ! Thélamir !

ROSINE

Oh ! ne le retardez pas !

L’AMOUR

Ne craignez rien ; il ne peut plus m’entendre. Mais où court-il ? Vous paraissez inquiète ; d’où vient votre embarras ?

ROSINE

Hélas ! D’un oracle de l’Amour !

L’AMOUR

D’un oracle de l’Amour ? (À part.) Et je n’en saurais rien ; je gagerais que voici quelque tour de la Folie !… (Haut.) Qu’a donc pu vous annoncer cet oracle qui vous effraie si fort ?

ROSINE

Que mon rosier était fleuri.

L’AMOUR

Et c’est là ce qui vous afflige ? Il m’a semblé que c’était, ce matin, ce que vous désiriez le plus ?… Je me doutais bien que l’Amour vous serait propice ?

ROSINE

Hélas !

L’AMOUR

Vous soupirez toujours !

ROSINE

J’en ai grand sujet ! Cet oracle a ajouté que celui qui cueillerait la première rose, serait celui que j’aimerais. Voyez un peu le beau plaisir que j’aurais d’en aimer un autre que Thélamir !

L’AMOUR

Rassurez-vous, tendre Rosine ! Thélamir peut seul remporter un prix qu’il a si bien mérité.

ROSINE

Oh ! d’abord l’Amour aura beau faire, je suis bien sûre que je n’en aimerai pas un autre… (En pleurant), Et si je ne peux pas l’aimer… lui… au moins on ne m’empêchera pas de lui donner mon cœur.

L’AMOUR

Moi je vous réponds des intentions de l’Amour sur vous, votre cœur, votre cabane, vous-même, vous serez toute à Thélamir.

ROSINE

Mais si l’Amour en décide autrement ?

L’AMOUR

Eh bien. Rosine, je vous donnerai les traits qui vous ont fait tant de plaisir ce matin ; cela vous consolera-t-il ?

ROSINE

Oh oui, et nous serons bien vengés de l’Amour, n’est-ce pas ?… Mais Thélamir tarde bien !

L’AMOUR

Le voici.

ROSINE

Qu’il a l’air affligé ! O Dieu ! Tout est perdu.



Scène XV

L’AMOUR, ROSINE, THÉLAMIR
THÉLAMIR

On l’a pris !… Elle est cueillie.

ROSINE

Hélas ! Nous ne pourrons donc jamais nous aimer ?

THÉLAMIR

Nous étions si près du bonheur !

L’AMOUR

Rassurez-vous, aimables enfants ! Vous n’en êtes pas encore éloignés.

ROSINE

Est-ce qu’il y aurait quelque remède à cela ?

L’AMOUR

Si la rose est cueillie ; le mal sera fort difficile à réparer. Une première rose ne se cueille qu’une fois.



Scène XVI

LES MÊMES, PHILÉMON ET BAUCIS
PHILÉMON

Rassure-toi, ma chère Baucis ! Sois sûre que Thélamir l’aura cueillie le premier.

BAUCIS

Je tremble ! Il avait tant de rivaux.

THÉLAMIR

Hélas ! Il n’en a plus, son sort est décidé.

PHILÉMON

D’où te vient donc cette tristesse ?

ROSINE

Un autre a mon rosier !

BAUCIS

Un autre ! O ciel ! Que viens-je d’entendre ?

PHILÉMON

O ma chère Baucis ! Nous avons trop vécu d’un jour ! Nos derniers regards ne verront donc pas le bonheur de tout ce que nous avions de plus cher ! L’Amour nous abandonne sur le bord de notre tombeau !

L’AMOUR

Quel blasphème ! Osez-vous l’outrager jusqu’à ce point ? Non, l’Amour ne vous abandonne pas, vous allez bientôt le reconnaître ; il va vous venger, il va se venger lui-même… Et vous qui portez le trouble dans des cœurs qu’il veut rendre heureux, déesse perfide, tremblez ? C’est un enfant quand on le caresse ; mais c’est un dieu quand on l’irrite, c’est le plus puissant des dieux !



Scène XVII

(La toile se lève ; le fond du théâtre représente celui du Temple de l’Amour, où l’on aperçoit trois autels ; sur celui du milieu est un pot de feu ; sur celui de la droite le bandeau de l’Amour, et sur l’autre le Rosier).

LES MÊMES ET LA FOLIE, qui a quitté son déguisement, LES GRÂCES, CHŒUR DE BERGERS ET DE BERGERES
LA FOLIE

Arrête, reconnais la Folie.

L’AMOUR

Qui ne la reconnaîtrait à ce trait ?

THÉLAMIR

Quel bonheur ! La rose n’est pas encore cueillie.

ROSINE

Vole donc au rosier.

LA FOLIE

N’avance pas, téméraire !… Et toi qui prétendais faire des heureux, malgré la Folie, si le sort de Thélamir et de Rosine t’intéresse, tu peux combler leurs vœux. Reprends ton bandeau, à ce prix je leur rends le rosier.

L’AMOUR

J’y consens de bon cœur. Que ne ferais-je pas pour le bonheur de ces deux aimables enfants. (Il avance la main vers la rose.)

THÉLAMIR, avec effroi.

Rosine ! Il va cueillir la rose !

ROSINE

Laisse-le faire, songe donc que c’est l’Amour !

L’AMOUR

Reçois-la de ma main ; elle ne peut avoir de prix si l’Amour ne la donne.

ROSINE

L’aimable dieu ! Comment peut-on en dire tant de mal ?

BAUCIS

C’est qu’on ne le connaît guère, ma chère enfant ! N’oublie jamais ce qu’il vient de faire pour toi.

L’AMOUR

Vivez contents, mes amis. J’ai fait votre bonheur, profitez-en, et il fera longtemps le mien… Grâces, venez ceindre mon bandeau sur mes yeux.

(Les Grâces viennent ceindre le bandeau à l’Amour en formant une danse qui exprime leurs regrets.)

ROSINE
Ne pressez pas trop fort, au moins !
LA FOLIE

Ne craignez rien ! Les Grâces se garderaient bien de blesser l’Amour ! Moi-même je remplis à regret les ordres du destin… Mes sœurs, que ne pouvons-nous lui laisser encore la vue libre, pour voir les heureux qu’il a faits[4].

La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans

L’Amour et la Folie

La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans

  1. Il y eut une pièce de ce titre, une comédie en un acte, en vers libres, d’Yvon, qui fut représentée au Théâtre-Français, le 28 octobre 1754.
  2. Louis XVI et Marie-Antoinette.
  3. Cette louange adroitement donnée, au couple le plus auguste, le mieux uni, le plus exemplaire et le plus heureux du royaume, frappa tous les spectateurs et fut vivement applaudi. Je pressai tendrement la main de Sara, en lui disant à l’oreille : Voilà un trait charmant ! et ce qui en fait le principal mérite, c’est qu’il est vrai. » Elle sourit, et fut belle comme la rose. (R.)
  4. Dans la Prévention nationale, qui parut en 1784, Restif a publié cette lettre de Mme Debée, qui lui réclamait la pièce de sa fille :
    « 14 décembre 1782.

    « Je vous écris, Monsieur, pour m’informer de votre santé et pour vous prier de me renvoyer une pièce de comédie, que vous avez à moi depuis deux ans. Cet ouvrage m’est précieux, à bien des égards ! Il vous fut donné, je le sais, par ma fille, mais alors vous étiez pour elle ce que vous n’êtes plus. C’est vous en dire assez. J’ai l’honneur d’être, monsieur, en attendant l’effet de ma demande, votre très humble servante.

    « Femme Lée

    « P.-S. — Bien des choses de la part de l’Ecrivine. »