La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/La Dernière Aventure d'un homme de quarante-cinq ans/L'Amour et la Folie
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Aglaé, Euphrosine, Thalie, |
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Philémon, Baucis, |
Vieillards. |
Thélamir, Rosine, |
Jeunes Amants. |
La scène est dans les campagnes d’Amathonte, près d’un temple de
l’Amour. Sur un des côtés du théâtre, est la cabane de Philémon et de
Baucis.
Scène Première
Lorsque la toile se lève, on entend une symphonie, qui exprime le chant des oiseaux au lever de l’aurore ; quelques instants avant la fin de cette symphonie, entre l’Amour, les yeux ceints d’un bandeau. Il s’appuie sur son arc, pour aider sa marche, et il est conduit par la Folie.
Dans quels lieux sommes-nous, ma sœur ? Où conduisez-vous l’Amour ?
Pourquoi cette inquiétude ? Rassurez-vous, c’est moi qui vous guide ; doit-on craindre de s’égarer sur les traces de la Folie ?
Cette crainte ne serait pas si mal fondée ; vous me faites faire chaque jour tant de faux pas ! Mais songez que c’est aujourd’hui ma fête.
Je ne l’oubliais pas, mon frère ; aussi vous ai-je conduit au centre de votre empire ; nous voilà dans les plaines riantes d’Amathonte. J’aperçois d’ici le plus fameux de vos temples.
Je reconnais ce séjour aux transports qu’il m’inspire ; c’est celui de la volupté. Quels doux concerts ont frappé mon oreille !
Quel air pur je respire ! Quels feux circulent dans mes veines !Que ne pouvez-vous voir tous les objets qu’embellit votre présence ! La nature…
Cruelle, n’achevez point ! Pourquoi me peindre les richesses, que je fais éclore pour tous les êtres, et dont moi seul je ne puis jouir ? Jupiter est trop vengé. Il m’interdit l’usage du plus précieux de tous les sens. Hélas ! depuis le jour où l’ingrat m’a condamné à vous suivre et à porter ce triste bandeau, mes adorateurs ont peine à me reconnaître ! Moi-même, je ne me connais plus !
Moi, je vous reconnais bien, à ces plaintes ! Mais, mon frère, pensez-vous que Jupiter vous ait si mal servi, en vous condamnant à me suivre ? Que serait-ce donc, s’il vous avait donné la Raison pour guide ?
La Raison ! hélas ! il faut en convenir ; elle m’aurait aussi mal servi que vous ! Il fallait me laisser la vue ; mes yeux m’auraient suffi ; j’aurais pu lire dans les cœurs, et je n’aurais frappé que ceux que j’aurais trouvés dignes de mes traits.
En ce cas, mon frère, il vous fut arrivé de vous reposer assez souvent. Combien auriez-vous d’autels, si vous ne frappiez vos victimes en aveugle ?
J’en aurais peut-être moins ; mais à coup sûr, ils m’honoreraient davantage, et je ne recevrais pas chaque jour mille injustes reproches, qui ne devraient naturellement tomber que sur vous. Car enfin cette légèreté, ces caprices, ces noirceurs, ces cruautés,
Messieurs, je suis quoi qu’on en dise,
Nostradamus, Cadet Moïse,
Iconoclaste, grand auteur.
Grammairien, déclamateur,
Mais, ô destin toujours bizarre,
Dont l’homme ne peut triompher,
Avec un mérite aussi rare
Je ne suis qu’un petit mercier.
(Musée Carnavalet.)
ces inconséquences, ces égarements, tous les défauts dont on
m’accuse, ne sont que les vôtres ; ce sont les moindres de vos
jeux.
Et c’est là votre bonheur. L’amour s’endort, quand il se borne au sentiment ; et les défauts que vous me reprochez le réveillent… Mais j’entends quelqu’un, retirons-nous ; il ne faut pas que les dieux se communiquent aux mortels.
Moi, je me plais fort avec eux ; trouvez bon que je reste.
J’aperçois deux vieillards, qui sortent de la cabane voisine ; à leur démarche pesante, je les crois chargés l’un et l’autre d’un siècle bien complet.
Seraient-ce Philémon et Baucis, ce couple unique que je comblai toujours de mes plus doux bienfaits ? Jamais vous n’entrâtes sous leur toit rustique ; vous allez voir s’ils sont heureux… Bonnes gens ?
Scène II
Que nous veulent ces enfants ? Ils nous appellent ! Approchons, ma chère Baucis ; il faut respecter l’enfance.
Sans doute ; puisque c’est l’âge de l’amour.
Eh quoi ! ce dieu vous intéresse-t-il encore ?
Nous allions à son temple, quand vous nous avez appelés.
Vous au temple de l’Amour ! Qu’y faire, s’il vous plait ?
Le remercier des bienfaits dont il nous a comblés jusqu’à ce jour.
C’est lui qui a répandu le bonheur sur notre cabane.
Et le bonheur ne l’a jamais quittée.
Grâce à ses soins, nos jours se sont écoulés doucement, embellis par nos feux.
N’avez-vous point quelque nouvelle grâce à lui demander ?
Oui, par exemple, celle de rajeunir comme Titon.
Nous n’en avons désormais d’autre à implorer de lui, que celle de confondre nos derniers soupirs.
Et de procurer à notre chère petite-fille, à notre Rosine, le même sort qu’à nous.
Ce n’est qu’en faisant des heureux, que l’Amour peut l’être lui-même ; il exaucera vos vœux ; il récompensera dans votre fille l’usage que vous avez fait de ses dons.
Le plus beau don qu’il nous ait fait, c’est elle.
Croyez qu’il en prendra soin.
C’est le premier de nos souhaits. La pauvre enfant ! elle le mérite bien ! à peine a-t-elle vu treize printemps, et vous ne sauriez croire combien elle aime déjà un jeune berger de cette île, appelé Thélamir.
Avec quelle impatience elle l’attend lorsqu’il doit la venir voir !
De quelle joie elle est transportée, quand elle voit seulement paraître le chien qui le devance toujours !
Avec quelle tendresse elle l’embrasse, dès qu’il paraît lui-même !
Oh ! quelque jour nous en mourrons d’aise !… Mais ils ont un si beau modèle !
C’est vous sans doute ? C’est votre exemple qui la forme à ces agréables jeux ?
Pourquoi non, ma sœur ? C’est dans son nid, sous les ailes de sa mère, que la tourterelle apprend l’art d’aimer… Et Thélamir paie sans doute Rosine d’un juste retour ?
Il l’aime autant que j’aime ma chère Baucis : cependant, ils ont un plus beau modèle encore ; c’est Auguste, c’est Antoinette…[2]. Mais ces chers enfants ne se doutent pas que c’est l’amour qui les attache l’un à l’autre. Nous leur avons toujours différé le plaisir de s’en apercevoir.
J’entends ; vous pensez qu’ils le goûteront mieux dans un âge un peu plus avancé… Mais pourquoi Rosine ne va-t-elle pas au temple avec nous ?
Elle attend Thélamir, pour s’y rendre ; ils ne voudraient pas y aller l’un sans l’autre.
Vous pouvez les devancer ; ils vous rejoindront toujours assez
tôt.Partons, ma chère Baucis ; la fête ne tardera pas à commencer.
Elle réjouit toujours mon cœur, comme dans ma jeunesse. Pourrais-je en oublier le charme ? Vous n’avez jamais cessé de l’entretenir !
Grâces en soient rendues à l’Amour !
Allez, heureux vieillards, allez porter à ce dieu l’hommage le plus flatteur qu’il puisse jamais recevoir.
Aimable enfant, vous qui lui ressembleriez si bien, si vous n’étiez aveugle, puisse-t-il vous rendre aussi fortuné que nous !
Scène III
Je vous avais bien dit que ce bandeau les empêcherait de me reconnaître !
Vingt fois j’ai pensé vous trahir, et me trahir moi-même.
Votre réserve m’a charmé ! Je suis content, mais très content de vous aujourd’hui !… Ma sœur, de grâce, mettez le comble à ce bienfait… si vous vouliez… hélas… (À part.) Oh ! je n’oserai jamais lui demander cela.
Parlez, de quoi s’agit-il ? Ai-je rien à vous refuser ?
Je sais combien vous êtes obligeante ; mais je crains de vous demander un service qui serait beaucoup trop au-dessus de ma reconnaissance.
Le fripon ! Qu’il est séduisant, quand il supplie !… Parlez, mon frère, parlez, vous dis-je ?
Vous le voulez ? Eh bien ! permettez que j’arrache un instant ce bandeau qui m’importune ?
Que me demandez-vous, ô ciel ! Et Jupiter… Jupiter ? Que nous importe ? Que pourrait-il contre l’Amour et la Folie ? Il a trop besoin de l’un et de l’autre. Au reste, s’il se fâchait, ma mère saurait toujours bien le fléchir.
Mon frère… en vérité… je ne puis…
M’accorder la grâce que je vous demande… Ingrate, je ne l’implorais que pour jouir un instant de la vue de vos charmes. Voilà donc le prix de la tendresse que je vous ai vouée depuis si longtemps ! Que je suis malheureux ! Ah ! pourquoi suis-je immortel ?
Je n’y puis résister ; le cœur le plus farouche n’y tiendrait pas… Eh bien, mon frère, je cède à vos instances. (Elle lui ote son bandeau.)
O nature ! Je jouis donc encore une fois de tes charmes ! Comme ils s’embellissent à mon premier regard. Le second, je le dois à ma bienfaitrice… Mais quelle est belle ! Déesse charmante, je tombe à vos genoux ; recevez mon hommage… Je ne m’étonne plus, si vous obtenez celui de tous les mortels ! Vous êtes bien faite pour partager avec l’Amour l’empire de l’univers !
C’est à vous que je dois mes charmes ; la Folie ne plait que par l’Amour, jugez si je suis intéressée à ne pas vous quitter ?
Je vous aurais prise pour ma mère si je ne vous avais sue près de moi dans le moment où vous m’avez enlevé mon bandeau. Soyez plus, soyez toujours ma compagne ; mais laissez-moi des yeux pour contempler, pour admirer tant de charmes !
Voilà bien l’Amour ! Lui accorder une faveur c’est l’engager à en demander mille autres !… Mon frère, je ne saurais, le moment est passé.
Eh bien, ma chère compagne, vous ne vous plaindrez pas de moi ; accordez-moi cette grâce pour ce jour seulement, je borne
là tous mes désirs… C’est être bien modéré !Le traître ! J’entrevois son dessein : il voudrait m’éloigner pour toujours… Oh ! j’y mettrai bon ordre !… Dissimulons comme lui : il est trop délicat, il ne faut pas le contraindre.
Quel plaisir de paraître encore une fois sans bandeau aux yeux des mortels et surtout à ceux de Rosine… Ma sœur, n’y consentez-vous pas ?
Que peut-on refuser à l’Amour ? Profitez du moment ! Vous n’aurez pas besoin de guide aujourd’hui. Je vous laisse à vous-même et je vais pendant ce temps-là m’amuser a parcourir mon empire.
Vous ferez là une bonne course, ma sœur !… Moi, je vais recevoir une fois sans partage l’encens que tous les êtres brûlent à mes autels.
Cependant ne nous éloignons pas, et préparons-nous à lui jouer un tour qui le ramène sans contrainte à son devoir… (Haut.) Adieu mon frère.
Consolez-vous de mon absence, elle ne sera pas longue.
(La Folie sort en dansant ; elle agite sa marotte et ses grelots.)
Scène IV
Plût à Jupiter qu’elle fût éternelle !… Tâchons au moins de prolonger la grâce qu’elle vient de m’accorder ; il ne s’agira que de flatter sa vanité ; les déesses sont aussi faibles sur ce point que les mortelles. En attendant, mettons à profit la journée ; les moments sont précieux pour l’Amour. J’entends quelqu’un… C’est Rosine !
Scène V
Rosine, Rosine !
Qui m’appelle !
C’est moi, Rosine.
Qui ? vous ?… Oh ! ce n’est pas Thélamir, je m’en retourne.
Un moment. Rosine, il ne sera point perdu. Comment, c’est vous qui cherchez Thélamir ? Pourquoi ne vient-il pas vous trouver ? Cela serait plus naturel ?
Oh ! c’est bien la même chose ; et puis Thélamir ne m’aime pas encore.
Vous le croyez ?
J’en suis sûre, parce que papa et maman me disent, que nous ne sommes pas assez grands pour nous aimer. Ce qui me console, c’est qu’ils assurent que cela ne tardera pas.
Ils ne seraient donc pas fâchés que vous aimassiez Thélamir ?
Pourquoi le seraient-ils ! Ne se sont-ils pas aimés, eux ? Ne s’aiment-ils pas encore, quoiqu’ils aient près de cent ans ?
Eh ! quel temps ont-ils fixé pour votre bonheur ?
Ah ! quel temps ? Un temps qui est encore bien loin ! J’ai dans mon petit jardin un rosier dont Thélamir m’a fait présent ; ils disent que nous ne nous aimerons que quand ce rosier portera des fleurs, et cela m’afflige un peu, car je suis bien pressée d’aimer Thélamir !
Eh bien ! consolez-vous, jolie Rosine ; ce temps n’est pas aussi loin que vous l’imaginez. Je gagerais, petite friponne, que ce rosier porte déjà des boutons.
Cela est vrai, et Thélamir me dit même qu’ils sont très jolis.
Je le crois, et si je m’y connais ! Je vous jure que ces boutons seront, avant la fin du jour, les plus jolies fleurs du monde.
Serait-il possible, ô Dieu ! J’aimerai donc avant la fin du jour ! Que je vais être heureuse !… Mais qui êtes-vous pour m’assurer tout cela ?
Un enfant comme vous, et qui serait bien à plaindre s’il cessait jamais de l’être !… mais je suis un peu plus instruit.
Êtes-vous berger, comme Thélamir ?
Non. Je suis… je suis… (À part.) J’allais dire un dieu, n’allons point nous trahir !
Vous hésitez ? Est-ce que vous rougiriez d’être pasteur ?
J’en ferais ma gloire, mais les dieux ne l’ont pas voulu ainsi. Je suis un jeune chasseur, vous devez le voir à mes armes.
Montrez ? Quelles sont jolies ! En voilà de toutes les couleurs.
Avec quelle sécurité elle manie ces traits qui sont souvent le destin de l’univers !
Pourquoi nuancez-vous ainsi ces flèches ?
C’est pour les différentes espèces d’oiseaux que je chasse.
En voilà une couleur de rose !
Elle n’a que de l’apparence, voyez comme elle est légère ! Je la réserve pour la linote ou le moineau, elle ne fera que les effleurer ; cet autre, qui est d’or, n’est que pour le paon.
Et celle-ci qui est si pesante, et toute brune ?
Elle ne part jamais en vain, je la destine pour la tourterelle.
Eh quoi ! vous percez la tourterelle, cet innocent oiseau qui roucoule si tendrement ! qui fait de si jolis nids ! qui aime si bien la campagne et qui lui est toujours si fidèle !
Je ne la tue pas, Rosine ; je me contente de la blesser.
Eh bien ! c’est encore plus cruel ce que vous faites là. Le méchant, il ne la tue point, il ne fait que la blesser… pour la faire souffrir davantage.
Oh ! mes blessures ne font point de mal, au contraire ; vous l’allez voir. Je veux essayer sur vous cette flèche brune. Il y a bien longtemps que je n’en ai lancées de cette espèce ! (L’Amour approche la pointe du trait vers le sein de Rosine.)
Mais je ne suis pas une tourterelle, moi ! Finissez donc ! finissez ! … O Ciel ! Où suis-je ? Le méchant ! Il dit que ses traits ne font que blesser, et… je… sens… que je me meurs… (Elle tombe dans les bras de l’Amour.)
De plaisir, sans doute ?… Ne vous effrayez point, belle Rosine ! Vous allez renaître… Comment vous trouvez-vous ?
Je n’en sais rien, mais le mal est passé.
Et le plaisir dure encore, n’est-ce pas, Rosine ? Eh bien, il dépend de vous de blesser ainsi Thélamir ; prenez mes armes.
Je le veux bien. (On entend le son d’un flageolet.) (Vivement.) Le voilà qui vient… J’entends un flageolet, ce son m’annonce que c’est lui.
Votre cœur vous le dit mieux encore ! Cachez-vous là, pour le blesser avec plus de sûreté.
Scène VI
Rosine, Rosine. (L’apercevant.) Ah méchante ! tu te caches… et tu veux me percer !… Oh ! Dieu, qu’as-tu fait ! (Il tombe dans les bras de Rosine.)
Ne crains rien, Thélamir ! Cela ne fait pas de mal, demande à ce jeune chasseur… Thélamir, Thélamir !… Il ne m’entend plus … Thélamir, t’ai-je fait du mal ?
Tu m’as fait un plaisir, que je n’avais jamais goûté jusqu’ici.
Ah ! petit chasseur, donnez-nous-en encore de vos traits !
Oui, que je la frappe à mon tour pour la punir.
Il ne vous en faut pas davantage ; les traits qui vous ont frappés l’un et l’autre ont trop bien porté leurs coups, vous n’en guérirez pas de sitôt !… Peste, les fripons auraient bientôt épuisé mon carquois !
Que pourrions-nous vous donner pour récompense ?
Aimable enfant, recevez ces fleurs. Nous allons les porter au temple de l’Amour ; c’est pour ce Dieu que nous les destinions, mais nous en aurons bientôt cueilli d’autres.
Je les reçois volontiers, pour en faire hommage à Rosine… elles ne valent pas les roses qu’elle vous fera cueillir tantôt. (Pendant ce couplet, Rosine arrange les fleurs dans ses cheveux.) Que faites-vous là, Rosine ?
Je me pare de ces fleurs, c’est aujourd’hui la fête de l’Amour.
N’est-ce pas tous les jours sa fête ?
Allez à son temple lui consacrer vos cœurs ; ce sera le plus bel hommage que vous aurez pu lui offrir. Nous verrons ensemble à votre retour, si votre rosier portera des fleurs.
Scène VII
Je suis au comble de ma joie ! J’ai donc fait deux heureux ? Achevons un si beau jour, et que tous les moments en soient marqués par des conquêtes aussi belles. Mais que me veulent mes sœurs ? Les Grâces paraissent surprises de me voir sans bandeau !
Scène VIII
La Folie nous l’avait bien dit, assurément c’est lui-même.
Le moyen de s’y tromper ! Il est toujours facile à reconnaître.
Qu’il est charmant comme cela ! Jupiter devrait lui laisser la vue.
Vous n’y perdriez rien.
Il a de si beaux yeux !
Que ses regards sont vifs et perçants !
Et cependant qu’ils sont doux !
Grâces, approchez : depuis quand l’Amour vous effraie-t-il ? Je soupçonne la cause de votre surprise ; vous êtes étonnées de me voir sans bandeau ? Rassurez-vous mes sœurs ; c’est un bienfait des dieux que je ne leur ai demandé que pour jouir encore du bonheur de vous voir.
Qu’il est séduisant !
C’était vous que le souverain des dieux devait me donner pour guides, et non pas la Folie… Hélas ! il ne vous a fait que mes compagnes ; mon choix vous fait mes souveraines.
C’est bien assez pour nous de vivre sous vos lois.
À ce trait de modestie, on reconnaît bien les Grâces ; mais je ne serai pas ingrat envers elles, je sens trop tout ce que je leur dois. Les dieux m’accordent le bienfait d’être aujourd’hui seul maitre dans mon empire ; je ne l’accepte que pour le partager avec vous. Aglaé, prenez mon carquois ; Euphrosine, voilà mon arc ; Thalie, je vous livre mes traits, les blessures qu’elles feront n’en seront que plus douces.
À quoi songez-vous, mon frère, de vous dépouiller ainsi ?
Je vous rends ce que je tiens de vous, j’aurais voulu y joindre mon flambeau ; mais je ne vous cache pas que j’en ai depuis peu fait présent à l’Hymen.
À l’Hymen, serait-il possible !
Oui, ma sœur, je suis content de lui depuis l’union d’Auguste et d’Antoinette[3] que j’ai cru devoir lui donner cette marque de la bonne intelligence avec laquelle je désire que nous vivions désormais. Adieu, mes sœurs, je vais à mon temple recevoir les hommages que vous me ferez mériter. Vous, cependant, parcourez cette île et que ses heureux habitants ressentent, à votre aspect, toute la joie que doit inspirer un si beau jour.
Scène IX
Comme il est devenu raisonnable, je ne le reconnais plus ! Je ne sais pourquoi la Folie nous fait entrer dans le projet de lui faire reprendre son bandeau ?
Son empire n’est-il pas assez vaste ? A-t-elle besoin de partager celui de l’Amour ? En vérité, je ne saurais partager ses complots ! Le trait serait d’une noirceur, d’une cruauté…
Mes sœurs, croyez-moi, ménageons cette déesse ; nous avons quelquefois besoin d’elle, je puis le dire entre nous, gardons-nous de l’irriter ; c’est nous qui la gouvernons, elle pourrait bien nous gouverner à son tour. Celle qui a pu triompher de l’Amour pourrait bien triompher des Grâces.
Mais, ma sœur, ne vaut-il pas mieux ménager l’Amour ?
Je connais sa faiblesse, s’il se fâche nous viendrons toujours bien à bout de le réduire.
Scène X
Comment, c’est vous ! La Folie en pontife ! Qui vous reconnaîtrait sous, ce déguisement ?
Il ne me sied pas si mal ! Ce n’est pas la première fois que je m’en suis servie, et je vous assure que je ne m’en suis jamais mal trouvée… Je puis dire au moins qu’il ne m’est pas inutile dans cette occasion. Vous savez mes projets sur l’Amour, je viens de rendre un oracle qui pourra m’aider à le ramener à son devoir.
Apprenez-nous…
Je vous conterai cela dans quelques minutes, nous n’avons pas un moment à perdre, je crains que l’Amour et ses deux protégés ne nous surprennent ici. Allez sur-le-champ dans le jardin de Rosine enlever le rosier chéri, vous le poserez sur un des trois autels du temple, sur le second vous placerez le bandeau de l’Amour, et vous allumerez le feu sacré sur le troisième… Mais j’aperçois le fripon ; Rosine et Thélamir ne tarderont pas a le suivre.
Scène XI
Le voici, retirons-nous.
Un charme secret me ramène en ce lieu.
Il a l’air si occupé qu’il ne prend seulement pas garde à nous.
Tant mieux, fuyons, vous dis-je.
Scène XII
C’est ici que j’ai blessé les deux cœurs les plus dignes de moi. Cette cabane va donc être le séjour du bonheur !… Rosine et Thélamir vont l’habiter sous les yeux de Philémon et de Baucis… Je savais bien que je n’avais pas besoin de la Folie pour faire des heureux !
Scène XIII
Toi, ma Rosine, reste là, il faut que je vole au jardin ; tu ne pourrais me suivre.
Scène XIV
Thélamir ! Thélamir !
Oh ! ne le retardez pas !
Ne craignez rien ; il ne peut plus m’entendre. Mais où court-il ? Vous paraissez inquiète ; d’où vient votre embarras ?
Hélas ! D’un oracle de l’Amour !
D’un oracle de l’Amour ? (À part.) Et je n’en saurais rien ; je gagerais que voici quelque tour de la Folie !… (Haut.) Qu’a donc pu vous annoncer cet oracle qui vous effraie si fort ?
Que mon rosier était fleuri.
Et c’est là ce qui vous afflige ? Il m’a semblé que c’était, ce matin, ce que vous désiriez le plus ?… Je me doutais bien que l’Amour vous serait propice ?
Hélas !
Vous soupirez toujours !
J’en ai grand sujet ! Cet oracle a ajouté que celui qui cueillerait la première rose, serait celui que j’aimerais. Voyez un peu le beau plaisir que j’aurais d’en aimer un autre que Thélamir !
Rassurez-vous, tendre Rosine ! Thélamir peut seul remporter un prix qu’il a si bien mérité.
Oh ! d’abord l’Amour aura beau faire, je suis bien sûre que je n’en aimerai pas un autre… (En pleurant), Et si je ne peux pas l’aimer… lui… au moins on ne m’empêchera pas de lui donner mon cœur.
Moi je vous réponds des intentions de l’Amour sur vous, votre cœur, votre cabane, vous-même, vous serez toute à Thélamir.
Mais si l’Amour en décide autrement ?
Eh bien. Rosine, je vous donnerai les traits qui vous ont fait tant de plaisir ce matin ; cela vous consolera-t-il ?
Oh oui, et nous serons bien vengés de l’Amour, n’est-ce pas ?… Mais Thélamir tarde bien !
Le voici.
Qu’il a l’air affligé ! O Dieu ! Tout est perdu.
Scène XV
On l’a pris !… Elle est cueillie.
Hélas ! Nous ne pourrons donc jamais nous aimer ?
Nous étions si près du bonheur !
Rassurez-vous, aimables enfants ! Vous n’en êtes pas encore éloignés.
Est-ce qu’il y aurait quelque remède à cela ?
Si la rose est cueillie ; le mal sera fort difficile à réparer. Une première rose ne se cueille qu’une fois.
Scène XVI
Rassure-toi, ma chère Baucis ! Sois sûre que Thélamir l’aura cueillie le premier.
Je tremble ! Il avait tant de rivaux.
Hélas ! Il n’en a plus, son sort est décidé.
D’où te vient donc cette tristesse ?
Un autre a mon rosier !
Un autre ! O ciel ! Que viens-je d’entendre ?
O ma chère Baucis ! Nous avons trop vécu d’un jour ! Nos derniers regards ne verront donc pas le bonheur de tout ce que nous avions de plus cher ! L’Amour nous abandonne sur le bord de notre tombeau !
Quel blasphème ! Osez-vous l’outrager jusqu’à ce point ? Non, l’Amour ne vous abandonne pas, vous allez bientôt le reconnaître ; il va vous venger, il va se venger lui-même… Et vous qui portez le trouble dans des cœurs qu’il veut rendre heureux, déesse perfide, tremblez ? C’est un enfant quand on le caresse ; mais c’est un dieu quand on l’irrite, c’est le plus puissant des dieux !
Scène XVII
(La toile se lève ; le fond du théâtre représente celui du Temple de l’Amour, où l’on aperçoit trois autels ; sur celui du milieu est un pot de feu ; sur celui de la droite le bandeau de l’Amour, et sur l’autre le Rosier).
Arrête, reconnais la Folie.
Qui ne la reconnaîtrait à ce trait ?
Quel bonheur ! La rose n’est pas encore cueillie.
Vole donc au rosier.
N’avance pas, téméraire !… Et toi qui prétendais faire des heureux, malgré la Folie, si le sort de Thélamir et de Rosine t’intéresse, tu peux combler leurs vœux. Reprends ton bandeau, à ce prix je leur rends le rosier.
J’y consens de bon cœur. Que ne ferais-je pas pour le bonheur de ces deux aimables enfants. (Il avance la main vers la rose.)
Rosine ! Il va cueillir la rose !
Laisse-le faire, songe donc que c’est l’Amour !
Reçois-la de ma main ; elle ne peut avoir de prix si l’Amour ne la donne.
L’aimable dieu ! Comment peut-on en dire tant de mal ?
C’est qu’on ne le connaît guère, ma chère enfant ! N’oublie jamais ce qu’il vient de faire pour toi.
Vivez contents, mes amis. J’ai fait votre bonheur, profitez-en, et il fera longtemps le mien… Grâces, venez ceindre mon bandeau sur mes yeux.
(Les Grâces viennent ceindre le bandeau à l’Amour en formant une danse qui exprime leurs regrets.)
Ne craignez rien ! Les Grâces se garderaient bien de blesser l’Amour ! Moi-même je remplis à regret les ordres du destin… Mes sœurs, que ne pouvons-nous lui laisser encore la vue libre, pour voir les heureux qu’il a faits[4].
La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans
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- ↑ Il y eut une pièce de ce titre, une comédie en un acte, en vers libres, d’Yvon, qui fut représentée au Théâtre-Français, le 28 octobre 1754.
- ↑ Louis XVI et Marie-Antoinette.
- ↑ Cette louange adroitement donnée, au couple le plus auguste, le mieux uni, le plus exemplaire et le plus heureux du royaume, frappa tous les spectateurs et fut vivement applaudi. Je pressai tendrement la main de Sara, en lui disant à l’oreille : Voilà un trait charmant ! et ce qui en fait le principal mérite, c’est qu’il est vrai. » Elle sourit, et fut belle comme la rose. (R.)
- ↑ Dans la Prévention nationale, qui parut en 1784, Restif a publié cette lettre
de Mme Debée, qui lui réclamait la pièce de sa fille :
« 14 décembre 1782.
« Je vous écris, Monsieur, pour m’informer de votre santé et pour vous prier de me renvoyer une pièce de comédie, que vous avez à moi depuis deux ans. Cet ouvrage m’est précieux, à bien des égards ! Il vous fut donné, je le sais, par ma fille, mais alors vous étiez pour elle ce que vous n’êtes plus. C’est vous en dire assez. J’ai l’honneur d’être, monsieur, en attendant l’effet de ma demande, votre très humble servante.
« Femme Lée« P.-S. — Bien des choses de la part de l’Ecrivine. »