La Dernière Guerre maritime/01
JERVIS ET COLLINGWOOD,
ÉTUDES SUR LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME.
II. The Letters of lord Nelson to lady Hamilton, 2 vol.
III. Memoirs of admiral the right hon. the Earl of Saint-Vincent. — Londres, 1844, 2 vol.
IV. A Selection from the public and private Correspondence of vice-admiral lord Collingwood, interspersed with Memoirs of his life, by G. H. Newnham Collingwood ; 2 vol.
V. Précis historique de la Marine française, par M. Chassériau. — Paris, 1845.
DÉCADENCE DE LA MARINE FRANCAISE. — JEUNESSE DE NELSON.
Quand l’empereur, à Sainte-Hélène, jetait un long regard sur la carrière merveilleuse qu’il venait de parcourir, il lui est souvent arrivé d’arrêter sa pensée sur ces vastes entreprises qu’il ne lui fut point donné d’achever, magnifiques ébauches qui furent dignes de son génie, monumens interrompus qui eussent été dignes de son règne. Entre tous ces projets qui vinrent se briser, sous lune main invisible, à quelque obstacle imprévu, il en était un dont l’empereur ne parlait jamais sans un regret amer : c’est celui qu’il avait formé en 1799, au moment où, traversant le désert pour entrer en Syrie, il ouvrait cette nouvelle campagne par le siége de Saint-Jean-d’Acre. S’il eût emporté cette place, dans laquelle Sidney Smith parvint à jeter des renforts au moment décisif, si la perte de son artillerie de siége, interceptée par la croisière anglaise, ne lui eût ravi tout espoir d’y pratiquer une brèche moins imparfaite, il voulait, poursuivant ses succès, marcher sur Constantinople à la tête des peuplades du Liban, ou suivre les traces d’Alexandre jusqu’aux rives de l’Indus ; mais, quand nos soldats, après un troisième assaut, eurent été repoussés de ces murailles à demi conquises, il fallut songer à rentrer en Égypte et renoncer à un dessein devenu désormais impraticable. Telle était la magie de ce rêve grandiose, qu’après avoir été douze ans l’arbitre de l’Europe, après avoir accompli dans toutes ses phases une destinée sans exemple, l’empereur se plaignait encore que Sidney Smith, en cette occasion, lui eût fait manquer sa fortune.
L’avenir cependant lui préparait de plus sérieux mécomptes. Il conçut en effet, dans la maturité de son génie et la plénitude de sa puissance, un dessein plus audacieux peut-être et plus réalisable que celui qui, sous les efforts du commodore anglais, avait échoué devant Saint-Jean-d’Acre. Long-temps il consacra à ce projet ses méditations et ses veilles, long-temps il le remania et le pétrit avec une persistance infatigable ; car, pour en assurer le succès, il y voulait employer sans réserve les forces d’un grand esprit et d’un grand empire. Cent vingt mille hommes campés sur les plages de Boulogne pouvaient, en quelques marées, passer de l’autre côté du détroit ; cinquante vaisseaux de ligne allaient couvrir leur passage. Tout était prêt : l’invasion n’attendait pour signal que l’apparition de ces vaisseaux dans la Manche. Ce fut alors qu’un homme plus redoutable que Sidney Smith, un homme dont Napoléon lui-même avait pu voir l’astre fatal se lever à Aboukir, mis un instant en défaut par les subtils détours où se cachait cette immense entreprise, osa quitter la Méditerranée avec dix vaisseaux pour en poursuivre dix-huit jusque dans la mer des Antilles, parcourut deux fois, sans s’arrêter un jour, les vastes espaces de l’Atlantique, poussant devant lui l’escadre troublée de Villeneuve, et vint payer de sa vie, près du cap Trafalgar, la sanglante victoire qui ruina le dernier espoir de tant de combinaisons profondes.
Ainsi, soit à l’aurore de sa destinée, soit au midi de sa glorieuse carrière, dans tout ce qu’il a rêvé de plus grand, dans tout ce qu’il a préparé de plus prodigieux, l’empereur a trouvé, pour l’arrêter dans sa course, cette insurmontable barrière que lui opposaient sans cesse des vaisseaux plus confians et plus actifs que les siens, une marine devenue supérieure à celle de la France. Tandis que le faible gouvernement de Louis XVI avait pu, grace à un heureux équilibre maritime, contraindre l’Angleterre à une paix onéreuse et lui imposer le seul traité qui depuis des siècles eût fait reculer son ambition envahissante, ce gouvernement énergique qui disposait en maître de l’Espagne et de la Hollande, qui tenait le continent dans un muet respect et étendait sa domination du Rhin à l’Adriatique, ce gouvernement, paralysé par la mauvaise organisation de ses vaisseaux, devait, jusqu’à son dernier jour, demeurer impuissant vis-à-vis du seul ennemi qui fût resté debout devant sa gloire.
Qu’était donc devenue, en ces temps tout remplis du bruit de nos armes, cette marine que Suffren et d’Estaing, de Guichen et de Grasse lui-même avaient faite si glorieuse, qui avait grandi au milieu d’une guerre acharnée comme au sein d’une paix féconde, et que l’antique monarchie française regardait, depuis Louis XIV, comme l’un de ses plus fermes boulevards ? Par quelle fatalité, de cet établissement naval, si récemment encore l’orgueil de la France et l’envie de l’Europe, ne restait-il plus en 1803 qu’un édifice chancelant et miné à la base, dont l’empire allait voir s’écrouler les derniers débris ? Les événemens qui préparèrent la ruine de notre marine peuvent se partager en trois faisceaux distincts et se grouper pour ainsi dire autour de certains noms. Les combats de lord Howe et de lord Hood, des amiraux Hotham et Bridport, forment le premier acte de ce drame sanglant, et vont se rattacher à la guerre de l’indépendance américaine, dont ils continuent les traditions stratégiques. C’est le temps où la marine française se décompose lentement sous l’action incessante d’un mal intérieur. La seconde période appartient sans contestation à lord Jervis. Cet amiral remporte sur nos alliés une grande et opportune victoire ; le premier, c’est là son véritable titre de gloire, il s’occupe sérieusement de raffermir la discipline ébranlée et d’organiser la marine anglaise. Dans la troisième période, la plus lugubre et la plus éclatante, les soins de lord Jervis ont porté leurs fruits. Nelson fonde avec le glaive la suprématie qu’ils ont préparée. Pendant cette période, de 1798 à 1805, l’histoire du vainqueur d’Aboukir et celle de la marine anglaise ne cessent point un seul instant de se confondre. Nelson remplit la scène, et de la lumière qu’il absorbe, quelques rares rayons peuvent à peine glisser jusqu’à Collingwood.
Aventureux, mais justifiant ses témérités par sa rare intelligence du métier de la mer, comptant pour rien un demi-succès et toujours prêt à courir de grands hasards, parce qu’il n’ambitionnait que de grands avantages, Nelson était vraiment fait pour occuper le premier rang dans cette lutte inégale où l’Angleterre n’opposait que de vieux croiseurs à des armemens exécutés à la hâte. La nature l’avait merveilleusement doué pour conduire au combat des vaisseaux disposés à le suivre et à plonger avec lui au plus épais de la mêlée. Un concours douteux de la part de ses capitaines, de l’indécision ou de la timidité dans leurs manœuvres, eussent été mortels à sa gloire, car il inventa moins une tactique nouvelle qu’il ne mit sous ses pieds tout ce que l’ancienne tactique avait de règles prudentes et sages. S’il parut, en effet, par le mode d’attaque qu’il adopta, vouloir porter sur des points faibles des masses écrasantes, il se trouva, au contraire, dans la plupart des circonstances, que, n’ayant pas pris le loisir de serrer ses colonnes et de grouper ses vaisseaux, ce fut lui qui fut sur le point d’être écrasé par des feux supérieurs. Nelson était pourtant, avant l’action, prévoyant et presque minutieux, bien qu’il eût coutume de dire que, dans la guerre de mer, il fallait laisser quelque chose au hasard. Il avait soin d’arrêter son plan long-temps à l’avance et d’y accoutumer l’intelligence de ses officiers ; mais, dès qu’il était en présence de l’ennemi, il semblait n’avoir plus en vue que le moyen le plus prompt de le joindre, et se conduisait en amant audacieux de la fortune plutôt qu’en timide courtisan de ses faveurs.
Quel contraste, on ne peut s’empêcher de le remarquer ici, entre ces traits passionnés et la figure impassible de lord Wellington, de cet homme froid et régulier qui ne se maintint dans la Péninsule qu’à force d’ordre et de prudence ! Appartiennent-ils bien à la même nation, commandent-ils aux mêmes hommes, cet amiral plein d’enthousiasme et dévoré du besoin de se distinguer, si brusque et si impétueux dans ses assauts, et ce général flegmatique et opiniâtre qui, retranché dans ses lignes de Torrès-Vedras, ou reformant, sans s’émouvoir, ses carrés rompus sur le champ de bataille de Waterloo, paraît vouloir lasser son ennemi plus encore que le vaincre, et ne parvient à en triompher que par sa patiente et inébranlable énergie ? C’est ainsi cependant que devaient s’accomplir les desseins de la Providence. Elle permit qu’il se rencontrât chez le général destiné à combattre des troupes d’une supériorité incontestable sur le champ de bataille, et dont le premier élan était irrésistible, cet esprit d’ordre et de temporisation qui devait user lentement l’ardeur de nos soldats ; chez l’amiral, au contraire, auquel nous opposions des vaisseaux sortant du port et faciles à déconcerter par une attaque subite, cette fougue et cette présomption qui pouvaient seules amener les désastres dont les habitudes circonspectes de l’ancienne stratégie eussent préservé nos escadres.
Ce n’est pas seulement sous le point de vue militaire qu’il est intéressant de rapprocher et de mettre en regard ces deux physionomies. Au milieu des péripéties de ces grandes luttes politiques qui ont soulevé tant de passions, enflammé tant de haines ; dans des phases à peu près semblables, dans des circonstances en quelque sorte identiques, la conduite de ces deux hommes d’une nature si tranchée, d’une trempe si différente, présente encore cette vive opposition qui les distinguait en face de l’ennemi. Tous deux ont contribué à rétablir sur un trône chancelant un pouvoir qui voulut s’affermir par d’inutiles rigueurs : garans d’une capitulation militaire, ils ont tous deux encouru les mêmes reproches et subi au sein du parlement le même blâme injurieux. L’analogie des situations ne saurait être plus complète ; mais, dans cette épreuve où la gloire de Nelson a été ternie par l’emportement d’un zèle aveugle et fanatique, c’est par l’inertie d’une raison calme et impassible que celle de lord Wellington s’est trouvée compromise. Ces deux hommes ont suivi la pente de leur nature dans ces événemens à jamais regrettables. L’un y a souillé sa victoire ; l’autre a négligé d’y purifier la sienne.
Également funestes à la grandeur de notre pays, l’amiral illustre, le général heureux, appellent au même titre nos méditations : c’est notre droit d’étudier le principe de leurs succès, les causes et les divers mobiles de leur conduite, notre devoir de porter dans cet examen les sentimens qu’un galant homme ne refuse pas à un adversaire dont il a éprouvé le courage. Avant de juger ces deux gloires ennemies, il nous faut donc chercher les élémens d’un jugement équitable. Si ces élémens peuvent se rencontrer quelque part dégagés de toute altération étrangère, c’est surtout dans ces publications, trop peu communes en France, où tout ce qui reste d’un grand personnage, — ses lettres, ses dépêches, souvent même ses effusions les plus intimes, — est livré sans réserve et sans voile aux regards de la postérité. La correspondance de lord Wellington, sa correspondance officielle, a été publiée à Londres il y a quelques années, et appréciée avec un rare talent dans cette Revue même[1]. La correspondance officielle et privée de lord Nelson, déjà connue en partie par les nombreux extraits qu’en avaient donnés ses biographes, vient d’être rassemblée de nouveau. Enrichi de documens jusqu’à ce jour inédits, ce recueil ne saurait présenter cependant l’intérêt politique qui s’attache aux dépêches du commandant en chef des armées de la Péninsule, mais il ouvre un vaste champ d’études aux hommes qui veulent trouver dans l’histoire de nos revers le moyen d’en prévenir le retour. C’est qu’en effet, ces nombreuses dépêches écrites le lendemain ou la veille d’une victoire, ces révélations familières qui les complètent, ne nous retracent point seulement d’un crayon plus fidèle la physionomie d’un héros, et ce travail intérieur d’où est sorti le vainqueur du Nil ; elles nous permettent aussi, — c’est là ce qui constitue, à nos yeux, leur véritable importance, — de suivre pas à pas le lent développement de cette pensée plus affermie chaque jour, qui, s’autorisant du triste état de notre marine, s’affranchit peu à peu des traditions de Keppel et de Rodney, et conçoit bientôt un mode d’attaque plus brusque et plus décisif. Elles nous montrent ainsi sous quelles influences cette funeste audace a grandi, et nous laissent en quelque sorte pénétrer le mystère de ces grands et majestueux événemens par lesquels Dieu règle le sort du monde.
Quels traités, quelles œuvres spéciales pourraient mieux que cette causerie sans apprêt nous initier aux circonstances mal appréciées encore qui précipitèrent et légitimèrent en 1798 une révolution stratégique déjà entrevue vers la fin du siècle dernier par un génie non moins aventureux que celui de Nelson ? Seize ans avant Aboukir, Suffren voulut aussi dégager la tactique navale des entraves de la science et des idées reçues ; mais, pendant qu’il se jetait d’un bond audacieux hors des sentiers de la routine, il faillit se briser aux écueils de cette voie nouvelle que venait de découvrir son courage. Les imprudences couronnées d’un succès complet à Aboukir et à Trafalgar furent bien près d’aboutir à de sanglans désastres dans la baie de la Praya et dans la mer des Indes. C’est qu’en fait d’instruction militaire et d’habitude de la mer, les deux marines étaient à cette époque sur le même niveau elles avaient à un égal degré cette énergie qu’on puise dans le sentiment de sa force, et ce n’était point sans péril qu’un excès de confiance pouvait laisser prendre alors quelque avantage à l’ennemi. La victoire, si indulgente plus tard pour ces fautes généreuses, hésitait encore à les absoudre. Aussi le respect mutuel dont s’honoraient à bon droit les deux marines avait-il créé cette guerre circonspecte et savante dans laquelle nos tacticiens balancèrent si long-temps la fortune de l’Angleterre. Entre vaisseaux qui se valaient, c’était la guerre la plus sûre. Les événemens de 1793 détruisirent l’équilibre ; Nelson apparut, et l’état de faiblesse où nous étions tombés, après nos premières années de discordes civiles, lui permit d’oublier ce que nous commandions de réserve à nos adversaires dans des temps plus heureux. Son coup d’œil exercé découvrit bientôt les principes de dissolution qui s’étaient introduits dans notre marine après l’entière dispersion de ses officiers, et, dès la première rencontre, il s’aperçut que ce n’étaient plus là les vaisseaux qui avaient fait trembler la Jamaïque. Sa correspondance entière en fait foi. C’est parce qu’il connut la mauvaise organisation de nos navires, la précipitation de nos armemens, les élémens confus d’où l’on avait fait sortir un nouveau personnel pour remplacer celui qui avait disparu ; c’est parce qu’il avait également observé les vaisseaux espagnols, soit comme alliés, soit comme ennemis de l’Angleterre, qu’il osa, dans les occasions les plus imposantes, tenter la faveur du ciel au mépris de toutes les règles. L’événement justifia son audace : il put toucher le but dont avait approché Suffren, car la décadence de nos institutions maritimes lui avait aplani le chemin. Ce chemin, par lequel il parvint jusqu’au cœur de nos flottes, reste ouvert à ses successeurs : c’est à nous de le rendre impraticable.
Peu d’éducations maritimes ont commencé plus tôt que celle de Nelson. Fils d’un pasteur du comté de Norfolk, il avait à peine atteint l’âge de douze ans, quand il quitta le collége de Norwich pour suivre son oncle maternel, le capitaine Suckling, à bord du vaisseau le Raisonnable. Ses études littéraires furent ainsi brusquement interrompues ; mais celles de la plupart des officiers anglais qui ont fait contre nous la dernière guerre n’ont pas été plus complètes. Avec un pareil système, on ne faisait peut-être pas de grands clercs ; mais, ce qui valait mieux, on faisait de bons marins, et l’on pliait de bonne heure ces jeunes esprits aux rudes épreuves d’une vie d’exception et aux salutaires habitudes de l’obéissance passive. Notre siècle est plus exigeant, et l’on ne saurait aujourd’hui, sans de grands inconvéniens, condamner à une pareille infériorité tout un corps d’officiers, souvent appelés à remplir les missions les plus délicates ; mais il serait certainement possible de faire gagner à nos jeunes élèves deux ou trois années de mer en simplifiant pour eux l’étude des sciences exactes et en la dirigeant surtout, comme le font les Anglais, vers une application pratique. Ce serait déjà avoir réalisé un grand progrès, car on ne saurait commencer trop tôt le métier de la mer. La vie maritime demande des natures souples et dociles, et un trop lourd bagage scientifique au début d’une carrière où il y a tant à acquérir sur le terrain, tant à apprendre de l’expérience des autres, pourrait bien se trouver plus embarrassant qu’utile. Nelson, dont l’opinion a sans doute quelque valeur en pareille matière, disait souvent qu’on ne pouvait être un bon officier sans posséder à la fois les connaissances pratiques d’un matelot et les manières d’un gentleman. Aussi, quand on l’interrogeait à cet égard, il recommandait (on s’en étonnera peut-être) pour les jeunes gens destinés à la marine, après l’étude de la navigation et de la langue française, les leçons du maître de danse[2]. Jusqu’à quel point il avait mis pour son propre compte ce dernier conseil en pratique, c’est ce que nous n’avons pu découvrir ; mais il est certain que, dès que la paix de 1783 eut rouvert aux Anglais l’accès du continent, il s’empressa de se rendre en France pour y apprendre une langue dont il déclarait la connaissance indispensable aux officiers de la marine britannique. Quant aux détails les plus subtils de sa profession, personne ne les possédait mieux que lui, et il leur assignait dans son esprit le même rang que l’empereur accordait aux préoccupations les plus minutieuses du noble métier des armes. L’exemple de ces esprits supérieurs est bon à citer en cette occasion, car il peut faire justice des présomptueux dédains qu’il est devenu de mode d’afficher aujourd’hui pour le premier mérite qu’un homme puisse avoir le mérite de sa spécialité.
Grace aux campagnes qu’il avait faites à la Jamaïque, au pôle Nord et dans l’Inde, Nelson, à l’âge de dix-huit ans et demi, se trouva en état de passer son examen de lieutenant ; mais ce ne fut qu’après avoir justifié de six années de mer, après avoir produit ses journaux du Carcass, du Seahorse, du Dolphin et du Worcester, ainsi que les attestations des capitaines Suckling, Lutwidge, Farmer[3], Pigot et Robinson, après avoir prouvé qu’il savait prendre un ris et faire une épissure, qu’il reçut le certificat qui devait lui permettre d’aspirer à un rang plus élevé dans la marine anglaise. Avec ce brevet de capacité, il pouvait cependant attendre long-temps encore le grade de lieutenant. Heureusement son oncle, le capitaine Suckling, venait d’être nommé contrôleur de la marine, et il obtint facilement pour son neveu un grade après lequel bien des midshipmen ont soupiré toute leur vie. C’était donc un grand pas de fait, et Nelson, enchanté, écrivit le jour même à son frère : « Me voilà enfin lieutenant ! C’est à moi maintenant de me tirer d’affaire, et je m’en acquitterai, je l’espère, de façon à me faire honneur ainsi qu’à mes amis. »
Embarqué immédiatement sur la frégate le Lowestoffe, Nelson reçut, en partant pour la Jamaïque, les pieuses recommandations de son père et les instructions du capitaine Suckling. Ce dernier lui rappelait (et c’étaient là des idées très avancées pour cette époque) qu’un navire de guerre doit toujours avoir ses vergues droites et ses manœuvres bien raides, qu’aucune corde ne doit pendre au dehors, que les hamacs doivent être ramassés avant huit heures du matin, et soigneusement rangés dans les bastingages, les ponts et l’extérieur lavés tous les jours, le linge de l’équipage deux fois par semaine, et qu’il faut bien se garder de larguer, et d’établir ses voiles l’une après l’autre ; car, disait-il, il n’y a rien au monde de moins marin : nothing so lubberly ! Quand on songe aux immenses progrès obtenus par ces soins méthodiques dans l’hygiène des navires et dans la précision de leurs mouvemens, quand on songe à ces armemens formidables de la France et de l’Espagne réduits deux fois dans la même guerre à une complète impuissance par l’invasion du scorbut, on n’est plus tenté de sourire en lisant cette espèce de memorandum, et on se demande si, en marine comme ailleurs, ce ne sont point les petites choses qui ont réellement le plus d’importance.
Ces recommandations du capitaine Suckling furent les dernières qu’il put adresser à son élève, novissima verba. Il mourut peu de temps après l’arrivée de Nelson à la Jamaïque ; mais ce dernier ne resta pas sans protecteurs. Le capitaine du Lowestoffe avait conçu pour lui une vive affection, et il obtint que le vice-amiral Peter Parker, alors commandant en chef dans ces parages, prît Nelson avec lui sur le vaisseau le Bristol. Nulle circonstance ne pouvait être plus favorable à l’avancement du jeune lieutenant. L’insalubrité des Antilles occasionnait de fréquentes vacances dans l’escadre, et il appartenait au commandant en chef de pourvoir au remplacement des officiers qui succombaient. Par ces nominations, l’amiral conférait alors le grade correspondant aux fonctions devenues vacantes. Cette prérogative a été restreinte depuis cette époque ; mais en 1778 elle n’avait reçu aucune atteinte, et, sous un ciel comme celui de la Jamaïque, elle ne laissait à la disposition de l’officier-général commandant qu’un trop grand nombre de faveurs. En outre, la guerre éclata bientôt entre la France et l’Angleterre, et vint en aide au climat des Antilles pour amener dans l’escadre de nouvelles vacances. Le capitaine de la frégate le Hinchinbrook fut tué le 2 juin 1779, en contribuant à la capture d’une frégate française, et Nelson, qui commandait déjà le brick le Badger, fut appelé par la bienveillance de l’amiral à ce nouveau commandement, auquel il dut le grade de capitaine de vaisseau. Il est digne de remarque qu’il avait été successivement remplacé sur la frégate le Lowestoffe et le vaisseau le Bristol par le lieutenant Collingwood, dont le nom devait être à jamais associé au sien par la plus illustre fraternité d’armes ; ce fut encore à lui qu’il remit le commandement du Badger et plus tard celui du Hinchinbrook, comme si la fortune préparait déjà cet émule de Nelson à recueillir le glorieux héritage de Trafalgar.
Nelson n’avait que vingt-un ans quand il fut nommé capitaine de vaisseau, et son avenir militaire se trouvait désormais assuré. En effet, d’après les règlemens de la marine anglaise, l’avancement au choix s’arrêtait alors et s’arrête encore aujourd’hui au grade de capitaine de vaisseau. Jusqu’à ce grade, l’ancienneté de service constitue à peine un titre à de nouvelles fonctions ; mais, quand il s’agit de la position d’officier-général, elle reprend ses droits, et, pour gravir ce difficile échelon, il faut que chacun s’avance à son rang et suive son tour d’inscription. Les officiers qui n’ont pas rempli, au moment de se mettre en marche, certaines conditions de navigation, ne sont point dépassés pour cela par ceux de leurs frères d’armes qui ont été ou plus heureux ou plus actifs. Ils entrent avec eux dans le cadre des contre-amiraux, mais se rangent, à part sous la dénomination d’officiers-généraux retirés (retired). Une pareille disposition, qui, en 1841, retenait encore dans le grade de capitaine de vaisseau des officiers distingués qui, dès 1806, commandaient des frégates, présente au premier abord quelque chose d’étrange et de choquant. Cependant, avec des cadres illimités comme le sont ceux de la marine anglaise, cette règle a moins d’inconvéniens qu’on ne serait tenté de le croire, et elle offre d’ailleurs d’assez grands avantages pour qu’on hésite long-temps encore à la modifier ou à l’abolir. Outre le prestige qu’elle a nécessairement attaché à ces grandes positions d’un si difficile accès, elle a eu en effet un résultat plus immédiat et plus important. Elle a condamné les penchans ambitieux à une inaction forcée précisément à l’époque de la vie où ils ont coutume de se manifester avec le plus d’énergie, et a introduit ainsi dans le corps de la marine anglaise des habitudes d’honnête camaraderie et de bon vouloir mutuel qui ont puissamment contribué au succès des armes britanniques.
Ce fut un mois avant que Nelson obtînt son premier commandement, et lorsqu’il avait déjà acquis assez de maturité pour apprécier les événemens qui allaient se passer sous ses yeux, que le comte d’Estaing, abandonnant la côte d’Amérique, vint transporter le principal théâtre de la guerre dans la mer des Antilles, où le vice-amiral Byron se hâtait de le suivre. Pendant que des renforts successifs envoyés d’Europe maintenaient sur un pied d’égalité les forces des deux amiraux dans cette partie du monde, un grand événement nous assurait ailleurs une prépondérance qui eût pu devenir funeste à l’Angleterre. La cour de Madrid, vaincue par les instances du gouvernement français, entraînée par l’espoir de reprendre Gibraltar et d’obtenir la restitution de la Jamaïque et des deux Florides, avait enfin secoué son apathie et s’était déclarée en notre faveur. La flotte française, sortie de Brest sous le commandement de M. d’Orvilliers, et la flotte espagnole, sortie du Ferrol, avaient opéré leur jonction, et cette armée, alors composée de soixante-six vaisseaux, après avoir chassé devant elle la flotte ennemie, vint menacer les côtes de l’Angleterre. Ce que l’empereur désira si ardemment quelques années plus tard se trouvait ainsi réalisé. Un mois entier nous fûmes maîtres de l’entrée de la Manche. Quarante mille hommes rassemblés sur les côtes de Bretagne et de Normandie étaient prêts à monter à bord des nombreux transports qui les attendaient, quand cette flotte formidable rentra à Brest sans avoir obtenu aucun résultat, sans avoir intercepté un seul convoi. On s’en prit de cet insuccès à la constance des vents d’est, à un manque de vivres, enfin au scorbut, qui enleva un sixième des équipages. On eût pu en accuser également le désaccord des chefs et y voir un nouvel exemple du peu de confiance que doivent inspirer les coalitions maritimes. Dans la mer des Antilles, au contraire, où la France n’avait à opposer que ses propres vaisseaux à ceux de l’Angleterre, les îles de Saint-Vincent et de la Grenade se rendirent à ses armes ; l’amiral Byron, après un engagement où il faillit perdre trois de ses vaisseaux, fut contraint de se réfugier à Saint-Christophe, et, si nous eussions su poursuivre nos avantages, nous nous emparions sans peine de la Jamaïque. Malheureusement les nouvelles que le comte d’Estaing reçut à cette époque des côtes d’Amérique lui persuadèrent que la cause de l’indépendance était compromise, et il quitta subitement la mer des Antilles pour voler au secours des États-Unis.
Ce fut alors que le gouverneur-général de la Jamaïque, délivré des inquiétudes que lui avait causées la présence de la flotte française dans les ports de Saint-Domingue, se décida à mettre à exécution le projet audacieux qu’il avait formé de s’emparer du fort de San-Juan de Nicaragua. Par la possession de ce fort, bâti sur la rivière qui coule du lac Nicaragua dans l’Atlantique, il comptait intercepter les communications qui, par l’isthme de Panama, avaient lieu entre les deux mers, et, comme il le disait, couper en deux l’Amérique espagnole. La partie maritime de cette importante expédition fut confiée aux soins de Nelson, bien qu’il n’eût alors que vingt-deux ans. Cinq cents hommes partirent de la Jamaïque au commencement de l’année 1780, sous l’escorte de sa frégate, et furent mis à terre au cap Gracias à Dios, dans la province de Honduras. On s’y procura quelques auxiliaires indiens, on y reçut quelques renforts, et, ayant rembarqué les troupes qui avaient déjà souffert de leur campement dans une plaine marécageuse et malsaine, on descendit la côte des Mosquitos. La mission de Nelson devait se borner à transporter les troupes anglaises à l’embouchure de la rivière de San-Juan ; mais, arrivé là, il ne put se résigner au rôle inactif qui lui avait été imposé, et s’offrit à conduire l’expédition jusque sous les murs du fort dont elle devait s’emparer. Il fit embarquer deux cents soldats sur les canots de sa frégate et sur les pirogues que fournirent les Indiens, et remonta avec eux la rivière. Il marchait à leur tête quand ils prirent d’assaut, ou, selon son expression, enlevèrent a l’abordage la batterie de Saint-Barthélemy, qui, construite sur une petite île au milieu de la rivière, en commandait le cours dans une des parties les plus rapides et les plus difficiles. Ce ne fut qu’après dix-sept jours de fatigues inouïes que les Anglais arrivèrent en vue du château de San-Juan, situé à environ trente-deux milles du lac de Nicaragua et à soixante-neuf de l’embouchure de la rivière. Portant déjà dans les conseils la même énergie et la même résolution que dans les combats, Nelson était d’avis de monter immédiatement à l’assaut. Il savait que la mauvaise saison allait arriver, et qu’il n’y avait point de temps à perdre. Ce parti vigoureux était peut-être le plus sage, mais on préféra un siège en règle, et il est probable qu’une attaque de vive force eût coûté moins de monde que n’en coûtèrent les onze jours de siége pendant lesquels les fièvres, et la dyssenterie commencèrent leurs ravages dans l’armée. Il fallut une circonstance heureuse pour sauver Nelson, déjà atteint de cette dernière maladie. Une corvette partie de la Jamaïque avec des renforts lui apporta la nouvelle que l’amiral sir Peter Parker l’avait nommé au commandement du vaisseau le Janus, devenu vacant par la mort de son capitaine, et Nelson quitta cette terre funeste la veille de la reddition du château de San-Juan. Ce n’en fut pas moins à lui que l’opinion générale décerna les honneurs de ce triomphe, mais il arriva à la Jamaïque tellement affaibli et épuisé par la dyssenterie, qu’il fallut le porter à terre dans son cadre.
Après cinq mois d’occupation, les Anglais évacuèrent leur fatale conquête. Des dix-huit cents hommes qu’on avait employés en différens postes, il n’en revenait que trois cent quatre-vingts. L’équipage du Hinchinbrook, dont Collingwood avait pris le commandement, était de deux cents hommes à son départ d’Angleterre, dix seulement purent revoir leur patrie : trop fréquente issue de ces expéditions tropicales, où la victoire même est le plus souvent désastreuse ! Quant à Nelson, il était trop souffrant pour conserver le commandement du Janus, et il se vit forcé de retourner en Angleterre pour y rétablir sa santé. Vers la fin du mois de septembre 1780, il s’embarqua sur le vaisseau le Lion, commandé par le capitaine Cornwallis, et, dès son arrivée en Europe, il se rendit aux eaux de Bath. Sa constitution avait déjà été éprouvée, dans son enfance, par les fièvres de l’Inde. Cette nouvelle épreuve acheva de ruiner à jamais sa santé ; mais, doué d’une grande force nerveuse, il ne perdit rien de son activité, et, dans un corps chétif et souffrant, il conserva une ame indomptable. Les eaux de Bath eurent d’abord assez d’efficacité pour qu’au bout de trois mois il crût devoir faire le voyage de Londres, afin d’y solliciter de nouveau du service. Il ne tarda point à en obtenir : sur la frégate l’Albemarle, il visita les côtes du Danemark et prit une part active aux opérations qui eurent lieu dans le golfe de Saint-Laurent, ainsi que dans les parages de l’Amérique du Nord. Jaloux de paraître sur un plus grand théâtre, il avait obtenu de lord Hood de le suivre dans la mer des Antilles, quand la paix de 1783 vint arrêter un instant sa carrière.
La guerre qui se termina à cette époque avait eu, nous l’avons dit déjà, des chances diverses, mais, en général, peu décisives. Guerre d’observation en Europe, elle se fit avec plus d’activité de l’autre côté de l’Atlantique, où elle resta cependant une guerre de tactique. Elle ne fut réellement poussée à fond que dans l’Inde, et ce fut parce que Suffren y commandait. L’audace de ce grand homme de mer n’a point encore été dépassée, et nul n’a égalé les ressources de son génie et la rapidité de son coup d’œil. Sans ports où il pût réparer ses vaisseaux, sans approvisionnemens pour les ravitailler, sans rechanges, sans mâtures pour remplacer celles qu’il perdait dans ses fréquens engagements avec l’ennemi, il ne se déconcerta jamais et trouva moyen de suppléer à tout. Les convois qu’on lui expédiait d’Europe étaient interceptés, il lui arrivait même de manquer de munitions de guerre : Suffren n’en continuait pas moins à harceler les escadres anglaises. Il démâtait ses frégates pour mâter ses vaisseaux, improvisait des ateliers et des chantiers, empruntait des soldats à M. de Bussy pour en faire des matelots, et les lui rendait aguerris par une glorieuse journée. Dans l’espace de sept mois, il joignit quatre fois l’amiral Huglies et lui mit treize cents hommes hors de combat. Les préliminaires de la paix étaient déjà signés en Europe, que, maître de Gondelour et de Trinquemalé, il combattait encore pour défendre ses conquêtes. C’est assurément le plus grand caractère, le seul général, pour emprunter une expression du comte d’Estaing, qui se soit manifesté dans cette guerre. Appelé par une chance imprévue au commandement supérieur des forces que nous avions réunies dans la mer des Indes, Suffren vit une paix trop prompte lui fermer cette carrière de gloire où il grandissait chaque jour. Que n’eût-il point accompli, si cette guerre se fût prolongée, s’il eût pu opposer à l’amiral Hughes des capitaines complétement initiés aux secrets de ses plans périlleux, si, comme un maître aimé entouré de ses disciples, il n’eût jamais eu à redouter des vaisseaux qu’il conduisait au feu ni hésitation, ni fausse interprétation de ses ordres ! Quoiqu’il n’ait point obtenu d’aussi éclatans résultats que le vainqueur d’Aboukir et de Trafalgar, Suffren semble avoir conçu le premier la pensée des modifications que devait subir la stratégie maritime. Nelson le trouva devant lui dans ce chemin aventureux, comme Bonaparte devait rencontrer dans le sien l’ombre du grand Frédéric.
La gloire de la France n’eut donc point à souffrir de cette lutte. Les combats de M. de Suffren nous consolèrent de la défaite du comte de Grasse, et, après quatre années de guerre, le dommage matériel se trouva à peu près balancé entre les deux marines belligérantes. Soit par accident, soit du fait de l’ennemi, la France et ses alliés avaient perdu 117 navires, dont 20 vaisseaux de ligne ; l’Angleterre, 16 vaisseaux et 181 navires. Nos sacrifices, en y comprenant les pertes essuyées par les États-Unis, la Hollande et l’Espagne, atteignaient le chiffre total de 5,000 bouches à feu, ceux des Anglais, le chiffre de 4,000. Leur matériel naval avait un peu moins souffert que celui des puissances alliées, mais cette différence était sans doute plus que compensée par la reprise de Minorque et l’émancipation du continent américain. Cependant les efforts de l’Angleterre, de 1780 à 1783, n’étaient guère restés au-desous de ceux qu’elle déploya dans la grande guerre de la révolution et de l’empire. Elle avait entretenu successivement à la mer 85,000, 90,000, 100,000, et enfin 110,000 matelots, et, au mois de janvier 1783, quelques mois avant la conclusion de la paix, elle avait porté ses armemens à 112 vaisseaux de ligne, 20 vaisseaux de 50 canons et 150 frégates. A la même époque, les flottes réunies de la France et de l’Espagne ne s’élevaient pas à moins de 140 vaisseaux, dont 60, déjà mouillés en rade de Cadix, n’attendaient plus qu’un dernier signal pour mettre sous voiles et se porter dans la mer des Antilles. 12 autres vaisseaux avaient quitté la rade de Boston sous le commandement de M. de Vaudreuil, et un corps d’armée considérable était réuni à Saint-Domingue, prêt à s’élancer sur la Jamaïque. L’Angleterre avait dû peser tous les désavantages de cette situation quand elle avait signé la paix. « Qui pourrait croire sérieusement, s’écriait le jeune Pitt, alors en butte aux assauts de l’opposition, qui pourrait croire que la Jamaïque eût résisté long-temps à une attaque régulière soutenue par 72 vaisseaux ? Nos amiraux, après avoir reçu les renforts qu’on leur eût envoyés d’Europe, n’en auraient eu que 40 sous leurs ordres, et il y a long-temps que, dans cette chambre, on a reconnu qu’une guerre défensive ne saurait aboutir qu’à une ruine inévitable ! Nos amiraux auraient-ils donc, avec ces 40 vaisseaux, regagné par leurs armes ce que les ministres ont recouvré par leur traité ? ou ne devions-nous pas plutôt craindre avec trop de raison que cette dernière campagne dans la mer des Antilles ne se terminât par la perte de la Jamaïque, seul reste de nos possessions dans cette partie du monde ? »
C’est sur ce ton résigné que s’exprimait alors le fils de lord Chatham, c’est en ces termes qu’il essayait de justifier un traité onéreux et qu’il résumait la situation des puissances belligérantes, dix années avant la guerre qui devait se terminer par la ruine presque complète de notre marine. Les alliances qui nous avaient soutenus dans celle lutte ne nous manquèrent point cependant quand elle se renouvela, mais elles ne servirent qu’à augmenter le retentissement de nos désastres. Ni le nombre des vaisseaux que nous rassemblâmes, ni le dévouement intrépide de ceux qui les montaient, ne purent tenir lieu de ce qui manquait alors à notre flotte : une bonne organisation, la pratique de la mer, et surtout la confiance qui naît des premiers succès.
La paix de 1783 avait eu moins en vue de concilier d’une façon durable des intérêts depuis si long-temps rivaux et opposés que de donner aux puissances épuisées par une longue lutte le temps de reprendre haleine et de se préparer à de nouveaux sacrifices. Elle suspendit donc les hostilités sans éteindre cet antagonisme funeste et ces prétentions exclusives qui, depuis tant de siècles, ont agité et divisé le monde. Bientôt, en effet, à une guerre ouverte on vit succéder une guerre d’influence, dans laquelle tout l’avantage devait rester au gouvernement le plus ferme et le plus éclairé. Ce fut d’abord la politique française qui parut devoir conserver l’ascendant moral que lui avait valu l’issue favorable d’une lutte glorieuse. Elle triompha en Hollande, et y fonda sa prépondérance, comme elle l’avait fait en Amérique, sur la protection des vrais intérêts nationaux et des grands principes dont l’Europe lui attribuait déjà la défense ; mais, inhabile aux efforts suivis et aux vues persévérantes, une année ne s’était point écoulée, que la France avait permis à l’Angleterre de prendre une revanche éclatante, et avait compromis, par une attitude indécise, la considération qu’elle venait à peine d’acquérir. Le gouvernement anglais fut le premier à comprendre qu’entre deux ennemis également fatigués de la guerre, également incapables de recourir, sans péril pour leurs finances, à cette extrême raison des rois, l’avantage devait appartenir à celui qui saurait envisager la situation de l’œil le plus calme et conserver le mieux son sang-froid au milieu des chances apparentes d’un nouvel appel aux armes. Pendant que, sous un prétexte frivole, les troupes prussiennes, commandées par le duc de Brunswick, entraient tout à coup sur le territoire des Provinces-Unies, et y rétablissaient l’autorité du stathouder, le ministère anglais, auquel Pitt avait déjà imprimé sa résolution et sa vigueur, tenait en échec le cabinet de Versailles, et l’empêchait, par la fermeté de son langage et de sa contenance, de remplir, en soutenant la Hollande, les obligations qu’il avait contractées envers ses nouveaux alliés. A partir de ce premier succès, l’Angleterre ne s’arrêta plus dans cette voie de réparations que l’habileté de ses ministres venait d’ouvrir à son orgueil blessé et à ses intérêts un instant sacrifiés. En 1790, elle humiliait successivement l’Espagne et la Russie, et montrait à l’Europe qu’elle était loin d’avoir abdiqué le rang élevé d’où on avait pu la croire descendue. La première de ces puissances avait paru décidée à soutenir, les armes à la main, ses prétentions à la domination exclusive des côtes occidentales de l’Amérique, et ses croiseurs avaient maltraité des négocians anglais qui, pour se livrer à un commerce de fourrures avec la Chine, s’étaient établis à Nootka-Sound, sur la côte occidentale de l’île de Vancouver, à la hauteur de la Nouvelle-Géorgie et non loin de l’embouchure de la Colombia et du territoire si récemment contesté de l’Orégon. Des explications très vives suivirent ces procédés violens et amenèrent une transaction qui garantit à l’Angleterre la liberté du commerce sur la côte nord-ouest de l’Amérique. Cet orage, en se dissipant, laissa donc la Grande-Bretagne en possession d’une situation morale fortifiée par un nouveau succès et avec un accroissement de puissance maritime, résultat naturel de préparatifs sérieux et considérables. La politique que le ministère anglais, d’accord avec les cabinets de Vienne et de Berlin, adopta, quelques mois plus tard, vis-à-vis de la Russie, inspirée par les mêmes principes, eut les mêmes effets, et fut suivie des mêmes conséquences. L’Angleterre, en cette occasion, entreprit de prévenir le démembrement de l’empire ottoman, que les succès de la Russie avaient rendu imminent, et, résolue à réconcilier cette puissance, de gré ou de force, avec la Sublime-Porte, elle se hâta d’augmenter encore ses armemens. Ainsi, par une singulière coïncidence, c’était déjà à la faveur de questions qui, de nos jours, n’ont rien perdu de leur gravité, que l’Angleterre préparait en silence le prodigieux développement de sa marine, et tendait à la placer, par ces soins consfans et cette prévoyance soutenue, au-dessus des atteintes de la fortune.
Grace aux préparatifs dont ses différends avec l’Espagne et la Russie avaient été l’occasion, elle possédait, au moment où éclata la guerre de 1793, 87 vaisseaux de ligne à flot, dont plus de 60 étaient en état de prendre immédiatement la mer. D’après le plan de sir Charles Middleton, alors contrôleur de la marine, et qui fut depuis, sous le nom de lord Barham, premier lord de l’amirauté, on avait, dès la fin des hostilités en 1783, disposé séparément, pour chaque vaisseau en état de naviguer, la plus grande partie de son matériel complet d’armement, organisant ainsi pour la première fois ces magasins particuliers qui, de tout temps, ont été comptés parmi les mesures de prévoyance les plus efficaces. Des approvisionnemens de toute espèce avaient en outre été réunis dans les arsenaux, et les précautions se trouvaient si bien prises pour le prompt équipement de la flotte, que, quelques semaines après que l’ordre d’armer fut parvenu dans les ports, le nombre des vaisseaux de ligne se trouva, comme par enchantement, porté de 26 à 54, et le nombre total des bâtimens prêts à mettre sous voiles de 136 à 200. 45,000 matelots et soldats de marine durent former les équipages de ces premiers armemens. C’était peu demander à une population maritime qui, dix ans auparavant, avait fourni 110,000 matelots à l’Angleterre, et qui s’était considérablement accrue depuis cette époque ; mais, dispersée, comme elle l’était, sur tous les points du globe, cette population était loin de constituer, au début de la guerre, une force réelle et disponible. Les difficultés qu’éprouva à cette époque l’amirauté pour former ces premiers équipages se sont représentées en 1840 ; elles se représenteront toutes les fois que l’Angleterre se trouvera obligée de faire face à des embarras imprévus, et laisseront toujours à un ennemi actif et entreprenant le bénéfice de chances très avantageuses pendant les premiers mois de la guerre.
Privé de la plus grande partie de sa population maritime au moment où les événemens amenaient une prise d’armes inattendue, le gouvernement de la Grande-Bretagne dut essayer de faire traîner les négociaiions en longueur, afin de se donner le temps de rappeler dans ses ports cette précieuse armée de matelots et ces mille navires laissés sans protecticn contre les tentatives de l’ennemi ; mais la convention reconnut le piége où tendaient ces subtilités diplomatiques. A peine l’ambassadeur français, M. de Chauvelin, eut-il reçu, comme représentant d’un pouvoir régicide, l’ordre de quitter l’Angleterre dans le délai de huit jours, que, refusant de poursuivre les négociations entamées pour le maintien de la paix, la république offensée prit elle-même l’initiative d’une collision devenue inévitable ; elle déclara, le 1er février 1793, la guerre à l’Angleterre et à la Hollande. Le commerce anglais se trouva mis à découvert par cette conduite audacieuse : l’embargo réciproque par lequel les deux nations avaient préludé à l’ouverture d’hostilités plus directes lui avait coûté 70 navires. Il éprouva des pertes plus sérieuses encore avant que l’amirauté eût pu rassembler des forces suffisantes pour le protéger contre nos frégates et nos nombreux corsaires. L’amirauté, en effet, ne pouvait songer à détacher des bâtimens isolés pour éloigner de la Manche ces intrépides croiseurs qu’après avoir pourvu à un soin plus pressant et réuni les moyens de couvrir le retour des convois de l’Inde, de Terre-Neuve, du Levant et des Antilles contre les entreprises de nos escadres. L’armement des deux flottes de la Méditerranée et de la Manche, destinées à contenir celles que l’on savait rassemblées à Brest et à Toulon, devait donc dominer les préoccupations de tout genre de l’amirauté britannique. Toutefois elle ne serait point parvenue à compléter ces deux grands armemens, si elle ne se fût résignée à armer ses vaisseaux, comme nous armons encore les nôtres, avec une proportion considérable d’hommes pris en dehors des professions maritimes. En cette occasion, le capitaine Edward Pellew, qui vers la fin de la guerre fut élevé à la pairie sous le nom de lord Exmouth, fit preuve d’un discernement qui pourrait nous servir de leçon. Parmi les hommes étrangers au métier de la mer dont il dut composer l’équipage de la frégate la Nymphe, il choisit de préférence des mineurs de Cornouailles[4], comme nous pourrions choisir des couvreurs ou des maçons, jugeant que ceux-ci seraient mieux préparés que d’autres par les dangers habituels de leur profession aux périlleux exercices qui les attendaient dans leurs fonctions improvisées. L’introduction de ce nouvel élément dans les rangs de la flotte ne pouvait cependant suffire à la gravité des circonstances, et le gouvernement anglais se vit bientôt contraint d’avoir recours à un de ces moyens extrêmes qui ne sauraient se justifier que par la plus absolue nécessité. Le bill de presse fut promulgué. Il n’existe en Angleterre aucune loi de recrutement forcé pour subvenir aux besoins de l’armée et de la marine. Les équipages des vaisseaux anglais ne sont formés, en temps ordinaire, que par la voie d’engagemens volontaires dont la durée se prolonge rarement au-delà de trois ans, et tout capitaine pourvu d’un commandement se voit obligé de faire pour ainsi dire le métier d’officier recruleur ; mais, dès que la presse a été autorisée par un acte du parlement, c’est un métier qu’il fait à main armée. On voit alors, dans les ports de mer, des bandes de marins déjà engagés marcher, sous le nom de press-gangs, avec un officier ou un midshipman à leur tête, à des expéditions nocturnes qui n’ont d’autre but que d’aller ramasser des matelots sans emploi dans les cabarets, ou des vagabonds sans gîte dans les rues. Étrange abus dans un pays libre ! Singulière anomalie sur cette terre classique de la légalité ! Moyen brutal et odieux qui a fait pendant la dernière guerre presque autant de déserteurs que de matelots, mais qui témoigne des pouvoirs énergiques dont se trouve investi, au moment du besoin, ce gouvernement redoutable dont les institutions les plus libérales n’ont point affaibli les ressorts !
Ce fut au milieu de ces embarras et de cette agitation que Nelson fut nommé au commandement du vaisseau l’Agammemnon, de 64 canons. Les dix années de paix qui venaient de s’écouler n’avaient point été perdues tout entières pour sa carrière. Pendant trois années consécutives, il avait commandé, sur la frégate le Borée, la station des îles du vent, dans la mer des Antilles. Ce commandement, bien qu’il eût été exercé tout entier au milieu d’une paix profonde, avait cependant servi à jeter déjà les fondemens de sa réputation, et à faire éclater cette ardente initiative, ce caractère résolu et opiniâtre, qui devaient plus tard, après avoir fait sa gloire, le pousser à des actes violens destinés à la ternir et à la compromettre. A l’âge de vingt-six ans, sans protecteurs, sans fortune, Nelson n’avait point hésité, dans la chaleur de son zèle pour la prospérité du commerce anglais et de la navigation britannique, à braver des intérêts passionnés et puissans, et à assumer sur sa tête une responsabilité dont s’était effrayée la conscience plus timide de son commandant en chef. Détaché aux îles du vent par l’amiral Hughes, qui commandait alors à la Jamaïque, il trouva les ports de ces îles remplis de navires américains. Au mépris de l’acte de navigation rendu sous Charles II, et qui interdisait aux étrangers toutes relations commerciales avec les colonies anglaises, les Américains, grace à leur activité et au voisinage de leurs côtes, s’étaient, depuis la paix, presque entièrement emparés du commerce des Antilles. Nelson ne tarda point à reconnaître tout ce qu’avait de funeste pour la navigation nationale cette concurrence illicite, et, malgré les protestations des conseils coloniaux et des gouverneurs, malgré les réticences et les hésitations de l’amiral Hughes, en dépit même de ses ordres, il fit saisir et condamner par les tribunaux de l’amirauté les navires américains qu’il trouva en contravention à la Barbade, à Antigoa, à Saint-Christophe et à Nevis. Le capitaine Collingwood et son frère, qui faisaient également partie tous les feux de la station des Antilles, exerçaient en même temps, sous son inspiration, la même police et les mêmes rigueurs à la Grenade et à Saint-Vincent. Un grand nombre de navires se trouvèrent ainsi saisis presque à la fois, et les tribunaux compétens en validèrent la capture. Ce fut, on peut le croire, une clameur universelle dans les îles et une coalition générale contre ce terrible petit capitaine. Lui, silencieux et obstiné, faisait tête à l’orage, et supportait sans s’en émouvoir l’animal version publique. S’il descendait quelquefois à terre, c’était pour y voir très peu de monde, car il n’avait aucun penchant, en général, pour ces habitans des Antilles, que, dans son indignation, il proclamait d’aussi grands rebelles que les nouveaux citoyens des États-Unis.
Cependant sa conduite fut bientôt approuvée par le ministère, et le gouverneur-général de la Jamaïque reçut l’ordre de le soutenir dans l’exécution des mesures qu’il avait adoptées pour la répression du commerce interlope ; mais l’esprit ardent de Nelson ne pouvait supporter le repos, et il sortait à peine des embarras où l’avait jeté son zèle pour les intérêts du commerce anglais, qu’il se créa de nouveaux ennemis et un nouveau sujet d’inquiétudes, en dénonçant à l’amirauté les pratiques scandaleuses des fournisseurs, des agens des prises et des divers employés du service de la marine aux Antilles. Du reste, cette facilité à s’engager dans ces questions délicates lui était inspirée par un dévouement sincère et par une ardeur patriotique qui ne laissa point d’être profitable à l’état. Dès les premiers mois de l’année 1787, près de quatre mille matelots se trouvèrent employés par ce commerce réservé qu’il avait restitué au pavillon britannique, et qui ne s’élevait pas à moins de 58,000 tonneaux. D’un autre côté, les transactions frauduleuses qu’il signalait au gouvernement se montaient, pour Antigoa, Sainte-Lucie, la Barbade et la Jamaïque, à plus de 50 millions de francs. Appuyées sur d’aussi réels services, les prétentions de Nelson à une juste considération n’étaient point assurément déplacées, et c’est à cette époque qu’il répondait avec une fierté légitime au gouverneur-général de la Jamaïque, qui lui avait écrit que de vieux généraux n’étaient point dans l’habitude de prendre conseil de jeunes capitaines : « J’ai l’honneur, monsieur, d’avoir le même âge que le premier ministre d’Angleterre, et je me crois aussi capable de commander un des bâtimens de sa majesté que ce ministre peut l’être de gouverner l’état. »
Nelson venait de traverser alors une des plus pénibles épreuves qui lui aient été réservées, mais il y avait gagné l’estime de tous ceux qui avaient été témoins de son dévouement et de sa constance dans cette crise difficile. Collingwood, la physionomie la plus noble et la plus pure qui ait honoré cette grande guerre si fertile en héros, Collingwood, cet aimable et excellent homme, comme l’appelait Nelson, ne parlait déjà de son ami qu’avec respect et admiration, et c’est à la même époque que le prince William Henry, alors duc de Clarence, conçut pour le jeune capitaine, dont s’occupaient en ce moment toutes les Antilles, cette affection qu’il lui conserva pendant tout le cours de sa carrière. Destiné à monter un jour sur le trône, sous le nom de Guillaume IV, le duc de Clarence commandait alors la frégate le Pégase, avec laquelle il vint se ranger sous les ordres de Nelson. Il sut bientôt l’apprécier à sa juste valeur, et quand, le 11 mars 1787, Nelson épousa la veuve d’un médecin distingué de l’île de Nevis, le docteur Nisbett, ce fut le prince William qui voulut conduire à l’autel la jeune et aimable créole. Plein de vénération pour le sang de ses rois, Nelson, de son côté, reconnaissait par le plus absolu dévouement l’affection qu’il avait obtenue. « Je n’ai point, disait-il, dans toute ma vie, une action qui ne soit honorable : c’est aujourd’hui surtout que je m’en félicite, puisque je me trouve admis dans l’intimité du prince. Si j’en avais le pouvoir, pas un homme ne l’approcherait qui n’eût une réputation sans tache. » - « Je n’ai qu’une ambition, écrivait-il quelques années plus tard au duc de Clarence lui-même, c’est de commander un des vaisseaux destinés à soutenir le vôtre dans la ligne de bataille. On verrait bien alors s’il est un homme au monde qui ait plus que moi votre gloire à cœur. »
L’amitié du duc de Clarence semblait avoir assuré à Nelson un puissant patronage, mais la conduite qui lui avait concilié les plus honorables affections était loin d’avoir produit une impression aussi favorable dans les conseils de la marine. Bien que cette conduite eût été hautement approuvée par le ministère, on voyait dans celui qui l’avait tenue un de ces esprits inquiets toujours prêts à se mettre en avant, esprits généralement suspects à toutes les administrations dont ils menacent l’habituelle quiétude. Aussi paraissait-on résolu à ne plus mettre à l’épreuve ce zèle et cette ardeur incommodes. Quand, en 1788, ne pouvant supporter, malgré son mariage, cette inaction qui lui était à charge, Nelson demandait avec instance à retourner à la mer, les sollicitations du prince William lui-même restèrent sans succès, et le secrétaire de l’amirauté, M. Herbert, comme en 1790 le comte de Chatham, eut la rudesse de résister à une pareille intervention. Nelson, découragé, fut alors à la veille de quitter le service et de passer sur le continent ; il était surtout blessé du peu d’égards qu’on avait témoigné à son auguste protecteur, et ne pouvait songer à l’inutile condescendance du prince sans se sentir aussi humilié que surpris des refus obstinés de l’amirauté. « Cependant, disait-il, je suis bien certain d’avoir toujours été un officier zélé et fidèle ! » Malgré les récompenses éclatantes qu’obtinrent plus tard ses services, il n’oublia jamais ce qu’il avait souffert pendant ces jours d’injuste disgrace : au faîte des honneurs, il en parlait encore avec amertume. Mais l’ambition de Nelson devait prouver sa légitimité par sa persévérance. La révolution française s’avançait menaçante, et Nelson, attentif à tous les bruits de guerre, devina des premiers le conflit qui allait s’engager entre deux puissances destinées à se disputer le monde ; oubliant soudain ses rancunes et ses mécontentemens, il s’empressa de renouveler ses instances auprès de lord Chatham et de réclamer avec plus d’énergie que jamais un commandement qui lui permît de prendre, dès le principe, à cette nouvelle guerre la part qui convenait à son courage et à son dévouement. Ses démarches cette fois furent favorablement accueillies, et, le 30 janvier 1793, il prit le commandement de l’Agamemnon.
Cinq années d’un repos involontaire avaient amassé chez lui une impatience et un besoin d’agir qu’il comprimait à peine. Il était alors dans la force de l’âge, signalé par l’opinion publique comme un des premiers officiers du corps de la marine, et si avide de gloire, que l’occasion d’en acquérir ne pouvait lui manquer dans l’arène où l’Angleterre et la France descendaient pour la seconde fois. Son premier soin fut de se composer un équipage. Nous avons vu que ce n’était point chose facile alors ; mais, grace à son activité et aussi à son bon renom, car les matelots anglais ne s’engagent point indifféremment avec tous les capitaines, Nelson, rêvant déjà fortune et honneurs, combats et parts de prises, eut bientôt rassemblé, pour l’armement de l’Agamemnon, un personnel dont la seule vue le remplissait de joie et d’espérance. « J’ai sous les pieds, écrivait-il à son frère, le plus beau vaisseau de 64 canons que possède l’Angleterre ; mes officiers sont tous gens de mérite, mon équipage est vaillant et plein de santé. Que m’importe donc le point du globe sur lequel on m’enverra ? » Heureusement pour sa gloire future, ce fut vers la Méditerranée qu’on le dirigea. Cette station devait devenir plus tard, sous sir John Jervis, la meilleure école de la marine anglaise, et Nelson, destiné à y passer désormais la plus grande partie de sa carrière, allait y acquérir, pendant quatre années de croisière active, les connaissances spéciales qui devaient le désigner un jour au commandement de l’escadre d’Aboukir.
Quand, après avoir étudié la guerre de 1778, on arrive à s’occuper de celle qui l’a suivie, il est impossible de ne.point éprouver une certaine surprise, une espèce de sensation singulière et indéfinissable, comme en produirait un changement soudain de température et de climat. Ces deux périodes, en effet, sont presque contiguës dans l’histoire : dix années de paix les unissent et semblent les confondre ; mais au point de soudure il s’est formé un angle inattendu, un coude subit et brusque qu’on ne peut franchir sans se trouver tout à coup transporté sous un autre ciel. L’aspect de la scène a tellement changé, qu’on hésite à croire que ce soient bien les mêmes nations qui l’occupent encore. Quelle opposition entre le spectacle de cette lutte ardente et celui qu’on avait tout à l’heure sous les yeux ! Au lieu de ces jeunes nobles qui se battaient en riant, deux peuples acharnés à se détruire ; au lieu de cette humeur belliqueuse et sans fiel, un sentiment profond et opiniâtre, signe précurseur des grandes guerres. A voir les masses que ce zèle fanatique soulève et pousse à l’ennemi, on peut pressentir que l’ancienne stratégie va se trouver insuffisante pour de telles passions et pour de tels combats. Les passes brillantes, les évolutions circonspectes de l’ancienne tactique ne conviennent qu’à des ennemis qui ont plus de sang-froid et moins de haine. La stratégie navale se transforme donc sous l’inspiration de Nelson, au moment même où cette transformation est devenue pour ainsi dire un besoin des esprits et de la nouvelle lutte qui vient de s’ouvrir. Pourquoi, dans ces engagemens désespérés qui convenaient si bien à notre courage, le sort trahit-il si constamment notre zèle et nos efforts ? Pourquoi tant de dévouement et tant de désastres, pourquoi tant d’intrépidité et de si tristes résultats ? Une étude sincère et approfondie de cette guerre malheureuse pourra seule nous l’apprendre, mais il importe de constater avant tout, en marchant ; cette fois encore, sur les pas de Nelson, dans quelle position relative la reprise des hostilités trouva les deux marines.
Lord Hood, que Nelson suivit dans la Méditerranée, était, à cette époque, l’officier-général le plus distingué qui se fût formé dans la guerre d’Amérique. Après avoir croisé, pendant quinze jours, à la hauteur des îles Scilly pour y attendre le convoi de l’Inde, il fit route vers le détroit de Gibraltar avec 11 vaisseaux et quelques frégates. Réuni aux divisions qui l’avaient précédé dans la Méditerranée, cet amiral se trouva devant Toulon, vers le milieu du mois d’août 1793, à la tête de 21 vaisseaux de ligne. Nous en avions alors, dans ce port, 17 prêts à prendre la mer, sous le commandement de l’amiral Trogoff : 4 autres y étaient en armement, 9 en réparation et 1 en construction. En y comprenant divers détachemens envoyés à Tunis, en Corse et sur la côte d’Italie, nos forces se montaient dans la Méditerranée, au montent où lord Hood y parut avec son escadre, à 32 vaisseaux, 27 frégates et 16 bricks ou corvettes, dont plus de la moitié pouvait mettre sous voiles au premier signal. Dans les ports de l’Océan, la défense et l’attaque semblaient prendre des proportions plus formidables encore. Pendant que l’Angleterre rassemblait, sous les ordres de lord Howe, l’ancien adversaire du comte d’Estaing sur les côtes d’Amérique, une flotte destinée à croiser à l’entrée de la Manche, nous avions déjà, de notre côté, réuni 21 vaisseaux de ligne que l’amiral Morard de Galles avait conduits dans la baie de Quiberon. Cette escadre devait surveiller le littoral de la Vendée et protéger en même temps le retour du contre-amiral Sercey, qui, avec 4 vaisseaux et quelques corvettes, escortait alors un convoi parti des Antilles. Au début de cette guerre, nous avions donc, pour couvrir la rentrée de nos convois et inquiéter ceux de l’ennemi, 42 vaisseaux déjà hors de nos ports ou près d’en sortir. C’est à ce chiffre qu’il faut s’arrêter pour apprécier à sa juste valeur l’établissement naval que la monarchie léguait, en s’écroulant, à ce pouvoir héroïque et brouillon qui devait, en quelques années, préparer la ruine de notre marine. Ces 42 vaisseaux de ligne, prêts à intercepter ou à défendre toutes les grandes routes commerciales par lesquelles devaient revenir en Europe les richesses des Antilles, du Levant et de l’Inde, constituaient en notre faveur une situation que nous serions loin de retrouver au début d’une nouvelle guerre. Quelles que soient les bases que l’on veuille adopter pour évaluer exactement les forces des diverses puissances maritimes, quelque compte que l’on veuille tenir des déplacemens opérés par la science dans l’importance relative des divers élémens constitutifs de la flotte, il est certain que le développement qu’avait atteint notre marine en 1793 est bien loin aujourd’hui de nos plus vastes espérances, peut-être même de nos vœux les plus téméraires. Derrière ces 42 vaisseaux prêts à prendre la mer se trouvait d’ailleurs une réserve imposante. Composée de 34 vaisseaux en bon état, elle devait bientôt s’augmenter de 25 nouveaux vaisseaux, qui allaient être mis sur les chantiers, et nos fonderies préparaient déjà plus de 3,000 canons pour armer ce nouveau matériel.
Cependant, malgré l’immense développement de notre marine en 1793, elle se trouvait encore inférieure à la marine anglaise. En faisant abstraction des non-valeurs, nous possédions alors 76 vaisseaux : l’Angleterre en possédait 115 ; mais, les vaisseaux français étant généralement plus forts que les vaisseaux anglais, notre infériorité devenait moins sensible à mesure que l’on adoptait d’autres termes de comparaison plus exacts. Ainsi, la flotte anglaise portait 8,718 canons, et la nôtre 6,000. En outre, nos canons étant, pour la plupart, d’un plus fort calibre que ceux des Anglais, ils pouvaient lancer, en ne considérant qu’un seul bord des vaisseaux, une volée dont le poids s’élevait à près de 74 mille livres. La volée totale des canons anglais restait encore, il est vrai, plus considérable que celle des nôtres, puisqu’elle était d’environ 88 mille livres ; maiselle ne la dépassait pourtant que d’un peu plus d’un sixième, ce qui réduisait dans une notable proportion l’infériorité relative de notre marine, qui, d’après les premiers chiffres, ne se fût trouvée composer que les deux tiers de la marine anglaise. Même ainsi réduite, cette proportion ne donnerait point encore une idée exacte de la valeur réelle des deux matériels, car, depuis qu’ils avaient été doublés en cuivre comme les vaisseaux anglais, nos vaisseaux avaient recouvré tout l’avantage de marche que devait leur assurer une construction infiniment supérieure. Les Anglais possédaient, il est vrai, beaucoup de vaisseaux à trois ponts, sorte de vaisseaux de tout temps regardés comme formidables ; mais les uns, de 100 canons, comme le Victory, qui porta successivement le pavillon de l’amiral Hood, de l’amiral Jervis et de lord Nelson, comme le Queen Charlotte, sur lequel l’amiral Howe venait d’arborer le sien, bien qu’excellens navires faits pour résister à de rudes croisières, ne pouvaient d’aucune autre façon soutenir la comparaison avec les trois-ponts français ou espagnols ; les autres, connus sous le nom de vaisseaux de 98 ou de 90, qui égalaient à peine, sous le rapport de la masse de fer qu’ils pouvaient lancer, nos magnifiques vaisseaux de 80, quoique ces derniers n’eussent que deux batteries, leur étaient surtout inférieurs par le manque absolu de qualités nautiques. A côté de ces deux classes de vaisseaux de premier rang, nos vaisseaux de 120 canons, tels que la Montagne[5] et le Commerce de Marseille, que montait à cette époque l’amiral Trogoff, nos vaisseaux de 120 canons (nous en trouvons la preuve dans plusieurs lettres de Nelson) excitaient l’étonnement des capitaines anglais par leur masse imposante et l’épaisseur de leurs murailles, qui semblaient impénétrables au boulet. Les vaisseaux anglais de 74 canons étaient également beaucoup plus faibles d’échantillon que les nôtres, et, quelques-uns de ces vaisseaux existant encore de nos jours dans les deux marines, il est facile de se convaincre, par ce seul rapprochement, de la distance qui séparait autrefois notre matériel naval, le plus beau qui fût en Europe, sans en excepter celui des Espagnols, des modèles disgracieux et chétifs de la marine anglaise.
A la supériorité que donnait à nos vaisseaux un système de construction plus avancé, il fallait ajouter encore l’avantage qu’ils retiraient, dans toutes les occasions où il s’agissait de lutter de vitesse, d’une mâture mieux assujettie, qui leur permettait de défier, toutes voiles hautes, des rafales par lesquelles se trouvaient souvent démâtés les vaisseaux ennemis. C’est ainsi qu’au commencement de la guerre, on vit le contre-amiral Van-Stabel, avec six vaisseaux et deux frégates, poursuivi par l’avant-garde de lord Howe, lui échapper grace à la supériorité de marche de son escadre et à la solidité de ses mâtures.
On voit donc combien de tous points, excepté en nombre, nos vaisseaux se trouvaient supérieurs aux vaisseaux anglais au début de la guerre ; mais nous devions bientôt perdre en partie cet important avantage, et même, lorsque nous le possédions tout entier, la désorganisation de notre personnel et la dilapidation des approvisionnemens rassemblés dans nos ports ne nous permirent point de le mettre à profit. En même temps que nos armemens devenaient plus précipités et que nous nous trouvions réduits à employer de mauvais fers, des bois de rebut, des chanvres de qualité inférieure, l’habitude des longs blocus, la pratique constante de la mer, apprenaient à nos ennemis à adopter les proportions les plus convenables, les précautions les mieux entendues pour donner à leurs mâtures la solidité qui leur avait manqué jusque-là. De ce côté, leurs navires eurent bientôt gagné tout ce que nos bâtimens perdirent par suite de notre détresse et de notre négligence. Il nous restait des navires plus vastes et auxquels des lignes d’eau plus habilement calculées assuraient une marche supérieure. Les chances de la guerre en mirent quelques-uns entre les mains des Anglais, qui s’empressèrent de les réparer et de les imiter. Leur marine s’enrichit ainsi de bâtimens qui, construits sur les mêmes plans que les nôtres, mais armés avec plus de soin et de connaissance des exigences de la mer, loin d’avoir rien à envier à leurs modèles, eurent sur eux une très grande supériorité dans les navigations difficiles et rigoureuses. Le Commerce de Marseille, qui avait porté le pavillon du vice-amiral Truguet et celui du contre-amiral Trogoff, ce superbe trois-ponts, dont le tonnage dépassait de près de 500 tonneaux celui du Victory, conduit de Toulon à Portsmouth, y resta pour servir de leçon aux constructeurs anglais, comme le Pompée de 74, également enlevé à Toulon, comme plus tard le Tonnant et le Franklin, vaisseaux de 80 canons, capturés tous deux à Aboukir, et qui, à cette époque, n’avaient leurs pareils dans aucune marine du monde.
D’ailleurs, malgré l’espèce d’équilibre qui existait en 1793 entre les deux marines, équilibre, il est vrai, que l’adjonction des marines espagnole, hollandaise, portugaise et napolitaine à la marine anglaise[6] eût suffi pour détruire, la guerre était à peine commencée, qu’il fut facile d’en prévoir l’issue. Dans un temps où tous les liens sociaux se trouvaient relâchés, il y aurait eu, en effet, folie à espérer à bord de nos navires le maintien de cette obéissance passive et de ce respect hiérarchique, seuls fondemens possibles d’une bonne discipline. Les équipages de la flotte mouillée dans la baie de Quiberon furent les premiers à donner l’exemple de ces dangereuses séditions qui devaient se renouveler plusieurs fois à bord des vaisseaux de la république : ils obligèrent l’amiral Morard de Galles à ramener la flotte à Brest, et ne rentrèrent dans l’ordre que lorsqu’une partie des mutins eut été envoyée aux armées et remplacée par des levées de pêcheurs et de conscrits. La perte de ces vieux matelots était moins regrettable encore que celle des officiers qui, sous d’Estaing, sous Guichen, sous Suffren et d’Orvilliers, avaient appris à manœuvrer des vaisseaux et à diriger des escadres. Ceux de ces officiers qui n’émigrèrent pas furent emprisonnés on tombèrent sous la hache de la guillotine. Cette marine si glorieuse, si dévouée, si redoutable aux ennemis de la France, sembla disparaître tout entière dans une seule année de terreur. Ce qu’un gouvernement régulier n’eût point réussi à accomplir, un gouvernement nouveau, obligé de faire face à l’Europe, dut songer à l’entreprendre. Aux prises avec la guerre civile, avec la famine, avec la désorganisation des esprits, il fallut qu’il s’occupât de combler cette brèche énorme par laquelle l’ennemi devait pénétrer, et de faire surgir des rangs les plus infimes de la flotte des officiers et des commandans pour ces vaisseaux abandonnés et ce matériel devenu inutile. Cependant la guerre était active et pressante ; pour faire vivre le peuple, il était nécessaire d’assurer la rentrée des convois de blé attendus d’Amérique. Le salut de la révolution exigeait qu’on tînt des escadres à la mer, et il fallait réaliser, avec la rapidité propre à cette époque, de toutes les choses du monde celle qui demande le plus de temps et de méthode, celle qui s’accommode le moins de la précipitation et du désordre : la reconstitution d’une grande marine. La convention n’hésita point : elle poussa ses escadres dehors avec ce personnel novice, décréta l’activité dans nos arsenaux, l’héroïsme sur nos vaisseaux, comme elle venait de décréter la victoire aux frontières, et, tant l’enthousiasme a de puissance, même dans les choses qui semblent le plus échapper à son empire, peu s’en fallut qu’elle ne surprît, en cette journée mémorable connue sous le nom de combat du 13 prairial, à cet amiral vétéran qui avait tenu le comte d’Estaing en échec et à ces vaisseaux anglais régulièrement armés et commandés par des officiers expérimentés, un triomphe qui eût peut-être donné une direction bien différente à la guerre. L’amiral Villaret-Joyeuse, en cette occasion, combattit pendant trois jours dans le golfe de Gascogne la flotte de lord Howe, composée de 25 vaisseaux, et, bien qu’il eût perdu 7 vaisseaux dans le dernier engagement qui eut lieu le 1er juin 1794, la flotte anglaise, aussi maltraitée que la nôtre, n’essaya pas de pousser plus loin ses avantages. Le convoi d’Amérique entra dans Brest peu de jours après cette action malheureuse, et la république, sauvée d’une disette imminente, put en rendre grace aux vaisseaux que lui avait légués l’infortuné Louis XVI.
Déjà ce magnifique héritage avait reçu une fatale atteinte. Ivre de terreur, en apprenant l’entrée du général Carteaux à Marseille, Toulon s’était jeté, le 28 août 1793, dans les bras de l’Angleterre, et avait livré ses forts, sa rade et ses vaisseaux à la flotte de lord Hood. Par suite de cette funeste résolution, les Anglais se trouvèrent sans combat en possession de 31 vaisseaux et de 15 frégates. Lord Hood les reçut en dépôt au nom de Louis XVII ; mais il n’y eut pas un officier anglais qui se méprît sur la valeur d’un pareil engagement, et Nelson fut des premiers à remarquer qu’il ne faudrait pas une heure pour brûler la flotte française. Cette flotte échappa en partie à l’incendie dans lequel les Anglais avaient voulu l’envelopper tout entière. Ils avaient trouvé à Toulon 58 bâtimens ; 25 retombèrent entre les mains de la France. Cet événement cependant, si l’on ne considère que le dommage matériel, fut plus fatal à notre marine que ne l’avaient été les combats réunis de M. de Grasse et du 13 prairial, plus fatal même que le combat d’Aboukir, car la perte que nous supportâmes en cette occasion s’éleva à 13 vaisseaux et 9 frégates. 9 de ces vaisseaux furent brûlés par Sidney Smith, 3 bâtimens furent emmenés par les Sardes et les Espagnols, et 4 vaisseaux suivirent avec 6 frégates l’escadre anglaise au moment où elle se retira aux îles d’Hyères.
En Angleterre, l’opinion publique fut loin d’être satisfaite de ce résultat : elle reprocha vivement à lord Hood, non point ce qui a souillé son nom, d’avoir ajouté les horreurs de cet effroyable incendie à toutes les horreurs d’une évacuation précipitée, mais d’avoir trop attendu pour s’y résoudre, et d’avoir ainsi laissé son œuvre de destruction incomplète. On se demandait pourquoi, à peine maître des forts, il ne s’était point occupé d’expédier dans les ports anglais cette belle flotte remise en son pouvoir, pourquoi du moins il n’avait pas pris à l’avance de telles mesures, qu’aucun de nos vaisseaux ne pût échapper à l’incendie, quand une évacuation, depuis long-temps prévue, serait devenue inévitable.
Heureusement pour la France, lord Hood n’était point entré seul à Toulon. En même temps qu’il jetait l’ancre dans cette rade, une flotte espagnole, composée de 17 vaisseaux, y mouillait aussi, et don Juan de Langara, qui la commandait, don Juan de Langara, l’ancien prisonnier de Rodney[7], s’empressait de déclarer que Toulon n’était point, comme lord Hood semblait disposé à le croire, un port virtuellement anglais, mais un dépôt confié à l’honneur de l’Espagne aussi bien qu’à celui de l’Angleterre. Après avoir mouillé ses vaisseaux de manière à battre de la façon la plus favorable les vaisseaux anglais affaiblis en nombre par divers détachemens qui croisaient alors dans la Méditerranée, et en force effective par les renforts qu’ils avaient dû envoyer aux garnisons des différens postes, l’amiral espagnol ne se crut plus obligé de dissimuler que, dans son opinion, la ruine de la marine française ne pouvait qu’être préjudiciable aux intérêts de l’Espagne.
Ce fut cette conduite pleine de fermeté, et dictée assurément par la plus haute politique, qui sauva une partie de notre flotte ; mais elle ne put sauver les malheureux habitans de Toulon des horribles effets d’une évacuation entreprise sous le canon des républicains. Cette ville contenait 28,000 ames quand elle invoqua le secours des Anglais. Peu de semaines après qu’ils l’eurent quittée, elle n’en renfermait plus que 7,000, et cependant 15,000 personnes seulement avaient trouvé un refuge sur les flottes alliées. En quelques mois, 6,000 habitans avaient disparu. Un grand nombre avait péri dans les divers engagemens qui précédèrent l’évacuation ; quelques-uns, quand ce terrible moment fut arrivé, se pressant sur les quais avec leurs femmes, avec leurs enfans, furent coupés en deux par les boulets que les républicains faisaient pleuvoir sur eux des hauteurs qui dominent la ville. D’autres se noyèrent dans le port ; le reste, laissé à la merci des vengeances populaires, périt victime d’une atroce réaction que le brave général Dugommier s’efforça vainement de prévenir.
Au moment où la flotte anglaise quittait la rade de Toulon, Nelson était avec l’Agamemnon mouillé devant Livourne. Quatre navires chargés de blessés y arrivèrent bientôt avec les bâtimens qui portaient une partie des malheureux émigrés. Des vaisseaux français les suivaient[8], car l’amiral Langara n’avait point réussi à convaincre les officiers qui les commandaient qu’il était plus honorable pour eux, plus conforme aux intérêts de la France, de placer ces vaisseaux sous la protection de l’Espagne que sous la protection de l’Angleterre. « Toulon a éprouvé en un jour, écrivait Nelson à sa femme, toutes les calamités que peuvent enfanter les guerres civiles. Des pères sont arrivés ici sans leurs enfans, des enfans sans leurs pères. C’est l’horreur sous toutes ses faces. J’ai près de moi le comte de Grasse., qui commande la frégate la Topaze. Sa femme et sa fille sont à Toulon. Lord Hood s’est jeté lui-même à la tête des troupes qui fuyaient, et a fait l’admiration de tous ceux qui ont été témoins de son courage ; mais le torrent était irrésistible. Plusieurs de nos postes, occupés par les troupes étrangères, ont été enlevés sans combat ; dans d’autres, défendus par nos soldats, pas un homme ne s’est sauvé. Je ne puis tout écrire, mon cœur est navré. »
Les événemens dont Nelson fut témoin à cette époque laissèrent dans son esprit une impression profonde. Les deux premières années de la guerre nous avaient coûté 23 vaisseaux ; mais ce n’est pas dans ces pertes prématurées que Nelson croyait découvrir le secret de notre faiblesse. Il le voyait tout entier dans l’insubordination de nos équipages, et répétait souvent « que nous ne réussirions point à battre une flotte anglaise tant que nous n’aurions pas rétabli la discipline dans la nôtre. » C’est à ces habitudes démagogiques (the riotous behaviour of lawless Frenchmen) que sur le champ de bataille d’Aboukir il attribuait encore les revers de nos escadres. Il parle dans une de ses lettres, écrite à la fin de l’année 1793, d’une de nos frégates qu’il bloquait devant Livourne, et dont l’équipage, une belle nuit, déposa son capitaine et le remplaça par le lieutenant d’infanterie de marine. Le désordre des clubs s’était, en effet, introduit sur nos vaisseaux, et nos matelots, soupçonnant leurs officiers de vouloir les vendre à l’Angleterre, mettaient chaque jour en délibération l’obéissance à leurs ordres. Nelson vit ces officiers se partager en deux camps ennemis, et ceux qui étaient demeurés les dépositaires des traditions glorieuses des guerres de l’Inde et des Antilles sortir de Toulon à la suite de l’amiral anglais, pour se ranger sous son pavillon. De là date sa présomptueuse confiance : elle prit sa source dans la désorganisation de notre marine.
Au moment de l’évacuation de Toulon, Nelson avait gagné l’estime et l’affection de lord Hood par le zèle qu’il venait de déployer dans les diverses missions dont il avait été chargé. Dans l’espace de six mois, son vaisseau n’avait pas passé vingt jours au mouillage. Pendant que l’escadre anglaise occupait la rade de Toulon et en disputait la possession aux batteries des républicains, Nelson, un jour à Naples, le lendemain sur les côtes de Corse, n’avait cessé de tenir la mer. Courant de Corse en Sardaigne, ou de Tunis à Livourne, négociant, bataillant, ne connaissant ni le repos ni la crainte, il s’annonçait déjà avec toute l’audace et toute la brusquerie de sa nature, et appelait résolument courage politique cette facilité qu’il montra plus tard à violer toutes les garanties du droit des gens et toutes les stipulations protectrices des états secondaires. Frappé des qualités qui faisaient de Nelson, sinon un très bon politique (ce dont ce dernier se piquait cependant), du moins un homme d’action inappréciable, lord Hood lui avait plusieurs fois offert de quitter son petit vaisseau de 64 pour un vaisseau de 74. L’offre était séduisante. Cependant Nelson ne pouvait se résoudre à se séparer de ses officiers. Il leur était très attaché et ne parlait jamais d’eux qu’avec les plus grands éloges. Chose singulière, cet homme, chez lequel certains actes d’une triste célébrité sembleraient accuser une ame inflexible, était doué, au contraire, d’une grande sensibilité et de la nature la plus affectueuse. L’exercice même de cette autorité despotique et sans contrôle dont il fut si long-temps investi n’avait pu altérer chez lui cette égalité d’humeur et cette facilité de mœurs qui le distinguaient dans la vie privée, et qu’il portait jusque dans ses moindres relations de service. Il suffit de parcourir sa correspondance pour ne point conserver le plus léger doute à cet égard. On ne trouverait peut-être pas dans tout le cours de ce volumineux recueil, où Nelson s’abandonne aux effusions les plus intimes, une seule plainte contre ses vaisseaux, ses officiers ou ses équipages. Tout cela est excellent, dévoué, plein d’ardeur, et tout cela le devient en effet sous l’influence de cet heureux optimisme et de cette disposition affable et bienveillante. C’était là, du reste, le grand art de Nelson. Il savait s’adresser si bien aux aptitudes particulières de chacun, qu’il n’était si méchant officier dont il ne parvînt à faire un serviteur zélé, souvent même un serviteur capable.
Le temps pendant lequel il conserva le commandement de ce petit vaisseau de 64 fut le plus heureux de sa vie. Il était alors bien loin de prévoir toute la gloire qui s’attacherait un jour à son nom, mais une réputation honorable avait déjà récompensé ses efforts, et le ton joyeux qui règne dans les lettres qu’il écrivit à cette époque forme un intéressant et pénible contraste avec l’abattement qui se trahit à chaque ligne de sa correspondance, quand, au milieu des honneurs et des enivremens qui suivirent la bataille d’Aboukir, mécontent de lui et des autres, il appelait de tous ses vœux une mort glorieuse et semblait n’aspirer qu’au repos de la tombe. En 1794, moins illustre, mais plus heureux, plus satisfait de lui-même, battu de ces ouragans du golfe de Lyon dont il ressentait pour la première fois la violence, ayant à peine touché terre depuis son départ d’Angleterre, il trouvait délicieuse cette vie rude et active, et la sérénité de son ame lui rendait ces épreuves légères. « Depuis quelque temps, disait-il, nous n’avons eu que des coups de vent ; mais avec l’Agamemnon nous n’y prenons pas garde… c’est un si bon vaisseau. Nous n’avons pas d’ailleurs un malade à bord. Comment y en aurait-il avec un si vaillant équipage ? Et lord Hood ! quel excellent officier ! Tout ce qui vient de lui est tellement clair, qu’il est impossible de ne point comprendre ses intentions. » Ainsi enchanté de son vaisseau, de son équipage et de son amiral, Nelson se promettait bien de ne point perdre une heure de cette guerre, et quoique tout le profit qu’il osât en attendre fût quelque joli cottage du prix d’environ 2,000 liv. sterl., quoiqu’il y eût alors dans la Méditerranée plus d’honneur que de profit à recueillir, il prenait gaiement son parti de toutes les privations et de toutes les misères, maintenant sa chétive santé à travers les fatigues et les intempéries qui terrassaient les plus robustes. La marine française semblait pour long-temps réduite à l’impuissance, l’incendie de Toulon avait rendu la mer déserte, et Nelson s’apprêtait à chercher sur un autre élément de l’emploi pour l’activité de ses jaquettes bleues qu’il voulait conduire à la tranchée et à l’attaque des places fortes, de façon à faire honte aux habits rouges que les républicains venaient de chasser de Toulon.
Lord Hood, en effet, avait à peine quitté cette magnifique rade, qu’il songea à s’assurer dans la Méditerranée un nouveau refuge pour sa flotte. Depuis long-temps il convoitait la possession de la Corse, que le vieux Paoli agitait par ses intrigues, et, pendant son séjour à Toulon, il avait entamé avec ce général une négociation qui fut suivie d’une tentative infructueuse sur la ville de Saint-Florent. Paoli promettait de soulever les habitans et de les amener à accepter le protectorat de l’Angleterre, mais il voulait que lord Hood s’engageât à chasser les Français des places fortes qu’ils occupaient dans le nord de l’île. L’emploi de quelques vaisseaux se fût trouvé insuffisant contre des places aussi peu accessibles que Bastia et Calvi, et, tant qu’il eut à défendre Toulon contre les troupes républicaines, lord Hood se trouva trop occupé pour pouvoir former de nouvelles entreprises. L’évacuation de Toulon laissait, au contraire, à sa disposition un corps d’armée de 2,000 hommes qui devenait un véritable embarras pour l’escadre, un matériel considérable et tous les moyens d’entreprendre des sièges réguliers. D’accord avec le major-général Dundas, il résolut donc de tenter une conquête qui devait amplement dédommager l’Angleterre de la perte de Toulon. Le débarquement des troupes s’opéra dans la baie de Saint-Florent. Les positions qui défendaient cette ville furent enlevées successivement, et Bastia, attaquée bientôt par les seules troupes de la marine et une partie des équipages de la flotte, contre l’avis et sans le concours des généraux anglais, Bastia fut emportée après quelques jours de siège. Calvi, que l’amiral Martin, sorti de Toulon à la tête de sept vaisseaux, essaya vainement de secourir, opposa une plus longue résistance ; mais, investie par des forces plus considérables que celles qui avaient réduit Bastia, cette place finit par succomber également, et les Français se trouvèrent entièrement chassés de la Corse, qu’ils ne devaient reprendre qu’à la faveur des triomphes de l’armée d’Italie.
Nelson avait dirigé toutes les opérations du siège de Bastia et pris une part active à celui de Calvi. Ce fut dans une des batteries élevées contre les fortifications de cette dernière place, qu’il perdit l’usage de son œil droit, atteint par quelques débris qu’un boulet avait fait voler en éclats en frappant le merlon de cette batterie. Cette blessure ne le tint renfermé qu’un seul jour ; mais, comme ii l’écrivait alors, il ne s’en était pas fallu de l’épaisseur d’un cheveu qu’il n’eût la tête emportée.
« C’est une puissance infaillible (lui écrivait son père, esprit grave et religieux pour lequel Nelson éprouvait une vénération profonde), c’est une puissance pleine de sagesse et de bonté qui a diminué la force du coup dont vous avez été frappé. Bénie soit cette main qui vous a sauvé pour être, j’en suis certain, perdant bien des années encore, l’instrument du bien qu’elle prépare, l’exemple et la leçon de vos compagnons ! Il n’y a point à craindre, mon cher Horace, que ce soit jamais de moi que vous vienne une dangereuse flatterie ; mais, je l’avoue, j’essuie quelquefois une larme de joie en entendant citer votre nom d’une manière aussi honorable. Puisse le Seigneur continuer à vous protéger, à vous diriger, à vous assister dans tous vos efforts pour accomplir ce qui est salutaire et équitable ! Je sais que les militaires sont généralement fatalistes. Cette croyance peut sans doute être utile, mais il ne faut pas qu’elle exclue la confiance que tout chrétien doit avoir dans une providence spéciale qui dirige tous les événemens de ce monde. Votre destinée, croyez-le bien, est dans les mains du Seigneur, et les cheveux même de votre tête sont comptés. Je ne connais point, quant à moi, de doctrine plus fortifiante. »
En vérité, il y a une grande élévation de pensée dans ces accens à la fois émus et résignés. Le sentiment du devoir n’y a point laissé de place pour ces insinuations timides qu’on eût pardonnées cependant à la tendresse d’un père. Le noble vieillard n’engage point son fils à ménager sa vie ; mais, les yeux levés au ciel, il espère, pour employer les expressions mêmes que nous retrouvons dans une autre de ses lettres, que Dieu le défendra de la flèche qui vole à la clarté du jour et de la peste qui chemine dans l’ombre de la nuit. C’est bien là le langage inspiré et biblique, le ton plein de vigueur de cette grande église, aujourd’hui chancelante, qui combattit vingt ans notre révolution et ses tendances. Ce sont bien ces fortes maximes qui semblent moins destinées à former des chrétiens pour le ciel que des citoyens pour la vieille Angleterre, ces hautes notions du devoir où l’on retrouve plus souvent peut-être les inspirations du Dieu de Moïse que les touchantes leçons du Dieu de l’Évangile, mais dans lesquelles il est impossible de méconnaître le germe et le principe des plus nobles vertus militaires. Les Anglais, il n’en faut pas douter, n’ont point été seulement, dans la longue et sanglante guerre qu’ils nous ont faite, d’habiles et persévérans automates ; ils ont été, comme nous l’étions alors, des combattans ardens et convaincus, mourant, comme nous, pour l’autel et le foyer, animés d’un enthousiasme semblable au nôtre, et aussi prêts que nous à se sacrifier pour le triomphe de leurs idées et le succès de leurs principes. Si, pendant cette terrible lutte, ils n’eussent point eu aussi quelque source sacrée où retremper leur dévouement et leur énergie, jamais ils n’auraient pu résister à cette race héroïque chez laquelle la vertu la plus commune fut un suprême mépris de la mort. Malgré la supériorité de leurs vaisseaux, la rapidité et la précision de leur tir, ils eussent été emportés, comme une paille légère, par ce tourbillon d’hommes et de navires que soulevait l’ouragan révolutionnaire ; mais la foi républicaine rencontra dans cette arène les restes de ce vieux fanatisme puritain qui, depuis Cromwell, n’était point complétement éteint encore. Pour résister à la furie francaise, il se retrouva parmi ces descendans des têtes rondes quelque chose de ce feu sombre et opiniâtre que leurs pères opposaient jadis aux cavaliers de Charles Stuart, et c’est ainsi que, pendant près d’un quart de siècle, il fut donné à ces ardeurs rivales de se disputer et d’étonner le monde.
Nelson lui-même, qui possédait au plus haut degré ce qu’on peut appeler la bravoure de tempérament, et qui n’a jamais connu, si l’on peut en croire le témoignage de sa correspondance et celui de ses contemporains, cette émotion involontaire que ressentit le jeune Wellesley à sa première bataille ; Nelson, qui jouait sa vie aussi résolûment qu’aucun homme au monde, ne dédaignait point cependant, au moment de combattre, de raffermir son courage au souvenir des pieuses exhortations de son père. A la veille de ces grandes journées d’où il est rarement sorti sans blessure, il éprouvait le besoin de se recueillir et d’envisager d’un œil ferme et grave les chances qu’il allait courir. En général, il écrivait sur son journal une courte prière.
« Notre vie à tous, disait-il, est entre les mains de celui qui sait mieux que personne s’il doit préserver ou non la mienne. Je m’en remets sur ce point à sa volonté. Mais ce qui est dans mes propres mains, c’est ma réputation et mon honneur, et vivre avec une réputation flétrie me serait insupportable. La mort est une dette que nous devons tous payer un jour ; il importe peu que ce soit aujourd’hui ou dans quelques années. Ce que je veux, c’est que ma conduite ne puisse jamais attirer la rougeur sur le front de mes amis. » - « Rappelez-vous (écrivait-il à sa femme au moment où il pensait que lord Hood pourrait atteindre l’escadre française accourue au secours de Calvi), rappelez-vous qu’un brave homme ne meurt qu’une fois, et qu’un lâche meurt toute sa vie. Si quelque accident devait m’arriver dans cette rencontre, je suis certain du moins que ma conduite aura été de nature à vous donner des titres à la bienveillance royale. Ne croyez pas cependant que j’aie aucun sinistre pressentiment, et que je craigne vraiment de ne plus vous revoir ; mais, s’il en devait être autrement, que la volonté de Dieu soit faite ! Mon nom ne sera jamais un déshonneur pour ceux qui le portent. Le peu que je possède, vous le savez, je vous l’ai déjà donné. Je voudrais que ce fût davantage, mais je n’ai jamais rien acquis d’une manière qui ne fût honorable, et ce que je vous donne vient de mains qui sont pures. »
Au mois d’octobre 1794, lord Hood rentra en Angleterre sur le Victory, et laissa le commandement temporaire de la flotte au vice-amiral Hotham. Il avait eu souvent à se plaindre de la négligence avec laquelle l’amirauté pourvoyait aux besoins de son escadre, et, à son arrivée en Angleterre, il s’en expliqua avec vivacité. Il était, vers le mois d’avril 1795, à la veille de mettre sous voiles pour aller reprendre le commandement de la flotte de la Méditerranée, quand il crut devoir, avant de partir, adresser de nouvelles remontrances à l’amirauté sur l’insuffisance des forces entretenues dans cette station. Son insistance excita un tel mécontentement dans le conseil, que le 2 mai il reçut, de la façon la plus inattendue, l’ordre d’amener son pavillon, qui ne fut jamais rehissé depuis cette époque. L’amiral sir John Jervis fut nommé pour lui succéder, et partit pour la Méditerranée le 11 novembre 1795. Le commandement de la flotte anglaise resta donc pendant plus d’une année entre les mains du vice-amiral Hotham, qui ne l’avait reçu que d’une manière provisoire, et il est probable que cet officier l’eût conservé définitivement, s’il eût su se montrer à la hauteur d’une tâche qui était réellement au-dessus de ses forces.
« Hotham, écrivait Nelson, est assurément le meilleur homme qu’on puisse voir, mais il prend les choses trop philosophiquement. Il faudrait ici un homme actif et entreprenant, et il n’est ni l’un ni l’autre. Pourvu que chaque mois se passe sans que nous ayons de notre côté essuyé aucune perte, il se tient pour satisfait. Sous aucun rapport, il n’est comparable à lord Hood. Ce dernier est vraiment l’officier le plus remarquable que j’aie connu. Lord Howe est certainement un officier d’un rare mérite pour conduire et diriger une flotte, mais c’est tout. Lord Hood est également supérieur dans toutes les positions où puisse se trouver un amiral. »
Jusqu’au moment où Nelson connut l’amiral Jervis, lord Hood paraît avoir réalisé à ses yeux l’idéal du commandant en chef. Aussi apprit-il avec indignation la brusque destitution dont cet amiral venait d’être l’objet. « Oh ! misérable amirauté ! écrivait-il à son frère ; ces gens-là ont obligé le premier officier de notre marine à quitter son commandement. L’ancienne amirauté peut avoir causé la perte de quelques bâtimens de commerce par son inertie et sa négligence ; celle-ci a compromis toute une flotte de bâtimens de guerre. L’absence de lord Hood est une calamité nationale. »
Les réclamations de lord Hood avaient été présentées avec une vivacité qu’il regretta plus tard, mais elles étaient fondées. L’escadre qu’il avait laissée à l’amiral Hotham était en effet dépourvue de tout, et la plupart de ses vaisseaux auraient eu besoin de rentrer au port pour s’y refaire et s’y réparer. Jetée à une si grande distance de l’Angleterre, qu’elle devait redouter une victoire incomplète presque à l’égal d’un revers, par l’impossibilité où elle se fût trouvée après cette victoire de remplacer les mâts qu’elle eût perdus[9], cette flotte avait, en présence de l’alliance déjà douteuse de l’Espagne, la Corse à défendre, les Autrichiens à assister dans leurs opérations sur la côte de Gênes, le commerce anglais à protéger contre une multitude de corsaires, et, dans le port même de Toulon, une escadre sans cesse menaçante à surveiller et à contenir. Sidney Smith n’avait pas tout brûlé dans ce malheureux port : Nelson, qui éprouvait peu de sympathie pour ce grand parleur, avait déjà exprimé la crainte qu’il n’eût fait en cette occasion « moins de besogne que de bruit ; » en effet, au lieu de 17 vaisseaux français, comme on l’avait annoncé en Angleterre, il n’y en avait eu que 9 de détruits. Aussi, cinq mois à peine après l’évacuation de Toulon, l’amiral Martin avait pu prendre la mer avec 7 vaisseaux : chassant devant lui la division de l’amiral Hotham, il avait courageusement essayé de jeter des secours dans Calvi, assiégé par les troupes anglaises ; mais, poursuivi par la flotte de lord Hood, il avait dû se réfugier dans le golfe Jouan, où, embossé sous la protection des forts de l’île Sainte-Marguerite, il avait défié pendant plusieurs jours les attaques de l’ennemi.
Cette première tentative sur la Corse et l’activité que l’on continuait à déployer dans nos arsenaux auraient dû ouvrir les yeux à l’amirauté anglaise et lui faire comprendre le danger auquel pouvait se trouver exposée la flotte de la Méditerranée, si quelque important renfort, trompant la surveillance de la flotte de la Manche, parvenait à sortir des ports de l’Océan et à se joindre aux vaisseaux déjà réunis à Toulon. Tel était en effet le plan qu’avait conçu, vers la fin de l’année 1794, le comité de salut public, et il est certain que l’exécution de ce projet eût pu amener dans la Méditerranée les plus importans résultats. Malgré les pertes qu’elle avait éprouvées à Toulon et au combat du 13 prairial, la France possédait encore à cette époque un imposant matériel. 35 vaisseaux de ligne, 13 frégates et 16 corvettes ou avisos se trouvaient en rade de Brest, prêts à prendre la mer. Le 31 décembre 1794, cette flotte, déjà réduite d’un vaisseau qui s’était perdu dans une première sortie, mit sous voiles et se dirigea vers la haute mer. Elle était commandée par le vice-amiral Villaret-Joyeuse, sous les ordres duquel on avait placé les contre-amiraux Bouvet, Nielly, Van-Stabel et Renaudin. Ce dernier, avec 6 vaisseaux, devait se détacher de la flotte dès qu’on n’aurait plus à craindre la rencontre de l’armée anglaise, et entrer dans la Méditerranée pour y rallier l’amiral Martin. Malheureusement la plus affreuse pénurie régnait alors dans nos arsenaux. On n’y avait trouvé ni bois ni cordages pour réparer les vaisseaux désemparés dans la journée du 13 prairial, et, au moment de faire sortir une flotte aussi considérable, on n’avait pas même des vivres suffisans à lui donner. La farine et le biscuit surtout manquaient complétement. Avec beaucoup de peine, on était parvenu à fournir six mois de vivres à l’escadre destinée à renforcer la flotte de Toulon, mais les autres vaisseaux de la flotte de Brest n’en avaient pu embarquer que pour quinze jours. Ainsi approvisionnés, avec des mâts jumelés parce qu’on n’avait pu les changer, des gréemens en mauvais état, des coques mal réparées et mal calfatées, ces vaisseaux étaient envoyés à la mer au cœur de l’hiver, pour y affronter les tempêtes inévitables du golfe de Gascogne et la rencontre probable de 33 vaisseaux ennemis. Les vents contraires obligèrent bientôt les 6 vaisseaux destinés pour Toulon à partager leurs vivres avec leurs compagnons, menacés d’en manquer. Arrivée à cent cinquante lieues de nos côtes, la flotte, déjà dispersée, fut assaillie par un coup de vent si violent, que trois vaisseaux, le Neuf 7hermidor, le Scipion et le Superbe, coulèrent à la mer ; le Neptune se jeta à la côte entre Bréhat et Morlaix, et, un mois après avoir quitté Brest, les débris de ce puissant armement regagnèrent le port sans avoir pu atteindre le but qu’on s’était proposé par cette désastreuse sortie.
De pareilles expéditions semblent fabuleuses aujourd’hui : des navires exposés à manquer de vivres à la mer, sombrant de vétusté au premier coup de vent, naviguant avec des mâts à demi brisés et des gréemens hors de service, ce sont là des misères que notre génération n’a pas connues et a peine à comprendre. Telles étaient cependant les difficultés contre lesquelles eurent à lutter nos marins pendant les premières années de la république. Il fallait sans doute beaucoup de résolution et d’énergie pour ne pas se laisser abattre par des chances aussi défavorables ; il fallait surtout que ces hommes fussent animés d’un dévouement bien profond, d’une abnégation bien exaltée, pour qu’ils consentissent à engager leur honneur et leur responsabilité dans des entreprises fatalement destinées à d’aussi déplorables issues. Nous ne pouvons apprécier ce qui se passait alors dans notre marine sans embrasser du même coup d’œil l’ensemble de cette époque fiévreuse, où le même cachet, d’outrecuidance et d’audace se retrouve dans le gouvernement de la société comme dans la conduite de la guerre, dans les plans de constitutions politiques comme dans ceux d’expéditions militaires. Malheureusement l’influence de cette époque révolutionnaire et de la direction qu’elle avait donnée à la guerre maritime ne s’éteignit point complétement avec elle. Long-temps après qu’elle eut fait place à des temps mieux réglés et plus prospères, on vivait encore à bord de nos vaisseaux sur ces traditions de désordre et de négligence, qu’elle avait léguées à la marine de l’empire. Avant tout, on s’y confiait dans son courage, dans sa ferme résolution de mourir à son poste et de vendre chèrement sa vie ; mais on y songeait peu à préparer un succès certain par des soins constans et des dispositions habiles ; puis, le jour de l’action venu, si l’on se trouvait en face d’un ennemi mieux exercé, mieux discipliné, maniant avec plus de facilité et de précision ses voiles et ses canons, on se tenait pour satisfait de ne laisser entre ses mains que des mâts abattus, des ponts jonchés de cadavres, un vaisseau près de couler, et l’on éprouvait une sorte de fierté à voir le vainqueur lui-même effrayé de tant de sang répandu, et comme consterné d’une pareille victoire. Ce fut une malheureuse guerre, mais ce fut une guerre héroïque que celle qui se poursuivit ainsi pendant vingt ans. Suivant nous, on n’a point assez dit sous quel astre contraire nos marins combattirent à cette époque ; on n’a point assez fait sentir combien les institutions leur ont manqué ; on n’a point assez honoré leur résignation sublime, leurs combats sans espoir, leurs sacrifices sans illusion et sans peur. Gardons-nous de méconnaître la gloire qui s’attache à de pareils faits d’armes, gardons-nous de la répudier, car le courage malheureux, quand il a cette dignité et cette persévérance, offre quelque chose de plus touchant, de plus digne de nos hommages peut-être que le courage favorisé par la fortune. « Le succès, a dit souvent Nelson, suffit pour couvrir bien des fautes, mais combien de belles actions restent à jamais ensevelies sous une défaite ! »
Quoique le plan de la convention eût échoué, la flotte de Toulon, portée successivement par de prodigieux efforts à 15 vaisseaux de ligne, appareilla de ce port le 3 mars 1795 pour tenter un nouveau coup de main sur la Corse et essayer d’y jeter un corps de 6,000 hommes. L’amiral Hotham était en ce moment à Livourne, où il avait conduit son escadre, afin de se trouver à portée de favoriser les opérations de l’armée autrichienne, qui manoeuvrait sur les côtes de la Rivière de Gênes. Ses éclaireurs lui annoncèrent bientôt la sortie de l’escadre française, et lui apprirent la capture d’un de ses vaisseaux, le Berwick, qui, sorti de Saint-Florent pour venir le rejoindre à Livourne, avait donné au milieu de l’avant-garde ennemie. Avec les 14 vaisseaux qui lui restaient, l’amiral Hotham se porta immédiatement à la rencontre de l’amiral Martin, tremblant d’arriver trop tard et de trouver le débarquement des troupes françaises déjà effectué. Malheureusement l’amiral Martin n’avait point osé tenter cette opération avec la perspective de la voir interrompue par l’arrivée d’une escadre dont les éclaireurs étaient déjà venus le reconnaître, et, après avoir capturé le Berwick, il s’était décidé à rallier les côtes de Provence. Sa route l’avait conduit vers l’entrée du golfe de Gênes, quand, le 12 mars 1795, il aperçut l’escadre anglaise. Le vent soufflait de l’ouest et du sud-ouest par fortes rafales. Pendant la nuit, un vaisseau français, le Mercure, perdit son grand mât de hune, et, se séparant de la flotte, parvint à gagner le golfe Jouan sous l’escorte d’une frégate.
Ainsi réduite au même nombre de vaisseaux que l’escadre anglaise, notre flotte avait le désavantage de ne compter dans ses rangs qu’un seul trois-ponts, le Sans-Culotte (et encore ce vaisseau fut-il obligé, par les avaries qu’il éprouva le lendemain, de quitter son poste pendant la nuit du 13 au 14 mars et d’aller se réfugier à Gênes), tandis que l’amiral Hotham, dont le pavillon flottait à bord d’un vaisseau de 100 canons, le Britannia, avait en outre trois vaisseaux de 98 sous ses ordres. Il est vrai que, si la présence de ces vaisseaux contribuait à donner à l’escadre anglaise une apparence formidable, elle avait aussi pour résultat de retarder et d’embarrasser tous ses mouvemens, ces vaisseaux étant de très mauvais marcheurs en général, et obligeant les 74 à diminuer de voiles pour les attendre. L’amiral Martin se trouvait donc à peu près le maître de chercher ou de fuir un engagement. Les instructions de la convention lui recommandaient, dit-on, de ne pas éviter le combat, et, en effet, le 12 mars, quand il avait, pour la première fois, aperçu l’ennemi sous le vent de son escadre, il avait résolûment laissé arriver sur sa ligne de bataille, comme s’il eût été décidé à en venir immédiatement aux mains ; mais la séparation du vaisseau le Mercure et la vue des quatre trois-ponts rangés sous le pavillon de l’amiral Hotham ébranlèrent sa résolution, et, encore incertain s’il se retirerait devant l’escadre anglaise ou s’il prendrait l’offensive, il passa la nuit du 12 au 13 mars à petite distance de la ligne ennemie, qui, placée sous le vent, tenait ses feux allumés, et semblait moins poursuivre notre escadre que l’attendre. Le 13 cependant, au point du jour, l’amiral Hotham se décida à signaler à ses vaisseaux de chasser en avant et d’augmenter de voiles. À huit heures du matin, le vaisseau français de 80 le Ça ira, commandé par le capitaine Coudé, aborda le vaisseau qui le précédait et perdit ses deux mâts de hune. Rapproché comme il l’était alors de l’avant-garde anglaise, ce vaisseau ainsi désemparé se trouvait gravement compromis, et une des frégates ennemies, l’Inconstant, commençait déjà à le canonner, quand une de nos frégates, la Vestale, laissant arriver sur lui, le prit à la remorque, malgré l’approche du vaisseau l’Agamemnon, qui s’avançait alors sous toutes voiles. Nelson avait témoigné l’intention de n’ouvrir son feu que lorsqu’il serait à bout portant du Ça ira ; mais ce vaisseau parut tirer avec tant de précision ses canons de retraite, les seuls qu’il pût diriger contre l’Agamennon, que Nelson, ne voyant point autour de lui d’autres vaisseaux qui pussent le soutenir, s’il venait à être démâté, jugea prudent de ne point se présenter sous la volée d’un aussi redoutable antagoniste. Manœuvrant avec beaucoup de sang-froid et d’habileté, comme on le peut faire quand on commande un bon vaisseau et un équipage exercé, il eut soin de se tenir par la hanche du Ça ira, et profita de sa marche supérieure pour lui envoyer, dans de fréquentes arrivées, des bordées qui eurent bientôt mis les voiles de ce vaisseau en lambeaux, et l’empêchèrent de s’occuper de la réparation de ses avaries. Cependant plusieurs vaisseaux français avaient viré de bord et menaçaient de couper l’Agamemnon de la flotte anglaise. Le Ça ira lui-même, avec l’assistance de la frégate qui le remorquait, était parvenu à exécuter la même évolution et à faire route vers les vaisseaux qui s’avançaient à son secours. Nelson dut céder à la nécessité et obéir aux signaux de l’amiral Hotham, qui rappelait son avant-garde, craignant de la compromettre dans un engagement partiel avec des forces supérieures. À deux heures et demie de l’après-midi, le feu cessa de part et d’autre. Le vaisseau le Censeur, que commandait le capitaine Benoît, remplaça la frégate la Vestale, qui avait jusque-là remorqué le Ça ira, et à laquelle ce vaisseau devait son salut. Les deux escadres, reformant aussi bien que possible leur ligne de bataille, passèrent encore cette nuit à vue l’une de l’autre, et attendirent le jour avec impatience.
Au lever du soleil, il faisait presque calme : le Sans-Culotte, qui, pendant la nuit, s’était séparé de la flotte française, avait disparu et se dirigeait sur Gênes ; le Censeur et le Ça ira étaient sous le vent à une distance considérable des autres vaisseaux, et l’escadre anglaise, profitant d’une petite brise de nord qui venait de s’élever et lui avait donné l’avantage du vent, se portait sur ces deux vaisseaux ainsi isolés, comptant s’en emparer avant que le reste de notre flotte pût leur venir en aide. Les premiers vaisseaux anglais qui se présentèrent pour attaquer le Censeur et le Ça ira furent deux vaisseaux de 74, le Captain et le Bedford. Pendant que les deux amiraux multipliaient les signaux pour amener de nouvelles forces sur le lieu du combat, ces quatre vaisseaux échangeaient déjà de rapides volées en présence des deux flottes, rendues immobiles par le calme plat qui venait de succéder à une folle brise bientôt éteinte on eût dit, à les voir au milieu de ce champ clos, de valeureux champions choisis par les deux armées pour éprouver la fortune de la journée. Quoique placés par les avaries du Ça ira dans la position la plus désavantageuse, les vaisseaux français n’avaient point paru s’émouvoir de cet engagement inégal. Unis l’un à l’autre comme ces jeunes héros que Thèbes envoyait au combat, ils présentaient, sous ce ciel aussi bleu que celui de la Grèce, sur ces flots aussi purs que ceux de Salamine, un spectacle imposant et digne de l’antiquité. Le vaisseau le Censeur, encore frais et valide, qui n’avait point une corde coupée ni une voile avariée, qui eût pu échapper sans peine à cette terrible chance d’avoir bientôt toute une flotte à combattre, se tenait, au contraire, plus serré contre son compagnon à l’approche du danger, comme pour lui mieux garantir son concours et sa résolution de partager sa fortune. Le sort sembla vouloir favoriser cette détermination héroïque. Au bout d’une heure, le vaisseau le Captain n’avait point une voile qui pût lui servir ; son gréement était haché, plusieurs de ses mâts se trouvaient compromis par les boulets qu’ils avaient reçus, et, se hâtant de s’éloigner sous les lambeaux de voiles qui lui restaient, il faisait à l’amiral Hotham le signal de détresse. Le Bedford avait moins souffert, mais il était également obligé de se faire remorquer par ses canots hors de la portée de ses redoutables adversaires.
Cependant quatre nouveaux vaisseaux anglais, aidés par un souffle de vent, l’Illustrious, le Courageux, la Princesse royale de 98, portant le pavillon de l’amiral Goodall, et l’Agamemnon, alors à son poste de bataille, s’avançaient pour remplacer les bâtimens que le Censeur et le Ça ira avaient désemparés. De son côté, l’amiral Martin, qui avait arboré son pavillon sur une frégate, profitant de la brise qui venait de s’élever du nord-ouest, faisait signal à son escadre de virer vent arrière, et de suivre, par un mouvement successif, en se repliant vers la queue de la ligne, le vaisseau le Duquesne, chef de file de l’armée, auquel il confiait le soin de conduire nos vaisseaux entre la flotte anglaise et les deux bâtimens qu’elle s’apprêtait à accabler. Les intentions de l’amiral furent mal comprises, ou le vaisseau le Duquesne n’osa point, à cause de la faiblesse de la brise, les exécuter. Il vint au vent, et, gouvernant parallèlement à la ligne anglaise, la canonna du côté opposé à celui où se trouvaient le Censeur et le Ça ira[10]. Nos autres vaisseaux le suivirent, et, comme les capitaines Benoît et Coudé persistaient bravement à combattre, l’avant-garde anglaise se trouva, pendant quelque temps, placée entre deux feux et obligée de servir ses canons des deux bords. Ses deux premiers vaisseaux, l’Illustrious et le Courageux, virent tomber bientôt leur grand mât et leur mât d’artimon, et eurent, en moins d’une heure, 35 hommes tués et 93 blessés. Malheureusement notre avant-garde ne poursuivit point ses avantages. Entraînant par son exemple le reste de l’armée, elle s’éloigna et laissa sur le champ de bataille, comme on l’avait déjà vu dans mainte affaire funeste à notre pavillon, des ennemis près de se rendre, et deux de nos vaisseaux bien dignes assurément qu’une flotte se compromît pour les sauver. Avant de se laisser amariner, le Censeur et le Ça ira avaient perdu 400 hommes, vu tomber une partie de leur mâture et désemparé quatre vaisseaux ennemis, dont l’un, l’Illustrious, se jeta à la côte, deux jours après, par suite de ses avaries.
Que l’on compare cette magnifique défense avec celle du Berwick, capturé quelques jours auparavant par l’escadre française après avoir perdu un seul homme, son capitaine, et avoir eu quatre matelots blessés, et l’on pourra juger si en effet, comme on l’a voulu dire, dans nos derniers combats, c’est la persévérance qui nous a manqué. Les Anglais, nous en pouvons éprouver un juste sentiment d’orgueil, ont bien peu d’actions de guerre dont on puisse comparer l’héroïsme à la noble résistance de ces deux vaisseaux, à la défense du Guillaume Tell, célèbre dans les deux marines, à celle du Vengeur ou du Redoutable ; mais il faut dire à leur gloire (et on peut apprécier par là l’influence qu’exerçaient sur leurs escadres des institutions plus fortes, l’habitude de la soumission aux signaux de l’amiral et la crainte de cette opinion publique qui avait déjà sacrifié le malheureux Byng à ses exigences) ; il faut dire que, si l’escadre de l’amiral Hotham se fût trouvée le 7 mars à portée de secourir le Berwick, ce vaisseau n’eût probablement point été abandonné sur le champ de bataille, comme furent abandonnés le Censeur et le Ça ira. Ce triste résultat ne saurait du reste être imputé sans injustice à l’amiral Martin. Il avait signalé la seule manœuvre qui pût sauver ses deux vaisseaux compromis, et il y eût probablement réussi, si son pavillon, au lieu de flotter à bord d’une frégate, eût été arboré à bord d’un des vaisseaux engagés, et si, au lieu d’avoir à signaler à ses capitaines de se porter au feu, il eût eu la liberté, comme Nelson et Collingwood à Trafalgar, de les y conduire lui-même ; mais les instructions du gouvernement étaient alors positives. Au moment du combat, l’amiral devait quitter son vaisseau et monter à bord d’une des frégates de l’escadre. Cette détestable disposition avait été adoptée en France depuis que le comte de Grasse avait été capturé sur la Ville de Paris par la flotte de lord Rodney, et il en résultait que deux des plus braves officiers-généraux de notre marine, dont l’exemple eût suffi pour entraîner leurs capitaines, l’amiral Martin et l’amiral Villaret-Joyeuse, se voyaient à la même époque, l’un devant Gênes, l’autre devant l’île de Groix, obligés de rester spectateurs désespérés de la mollesse et des fausses manœuvres de leurs vaisseaux. À Trafalgar aussi, on pressait Nelson de passer à bord d’une frégate, afin de se mettre à portée de mieux juger des événemens et de transmettre plus facilement ses ordres ; mais à ces sollicitations et aux raisons dont on les appuyait il répondit que rien dans un combat ne valait la force de l’exemple, et, sans vouloir même permettre qu’un autre vaisseau passât devant le sien, il conserva, à la tête de sa colonne, le poste périlleux qu’avait choisi son courage.
À la suite du combat du 14 mars 1795, les deux escadres se trouvèrent également affaiblies. Les Anglais nous avaient, il est vrai, enlevé deux vaisseaux ; mais ils ne purent jamais parvenir à réparer le Ça ira ; le Censeur, qui devait être repris plus tard sous le cap Saint-Vincent par le contre-amiral Richery, fut le seul qu’ils purent ajouter à leur escadre. De notre côté, nous avions capturé le Berwick et occasionné la perte de l’Illustrious. Le combat du 14 mars n’eût donc point été une affaire désastreuse pour notre marine, si l’abandon de deux vaisseaux sur le champ de bataille, en présence de forces à peu près égales, n’était un de ces événemens funestes qui doivent peser sur le sort de toute une campagne. Nelson, avec la rapidité de coup d’œil et la sûreté de jugement d’un homme destiné à de grandes choses, avait compris qu’une escadre qui se résignait à de tels sacrifices était une escadre démoralisée, à demi vaincue, et qu’il fallait se hâter de poursuivre. Il se rendit donc à bord de l’amiral Hotham, le pressa de laisser ses vaisseaux désemparés et ceux qu’il venait d’amariner sous l’escorte de quelques frégates, et de se lancer avec les onze vaisseaux valides qui lui restaient à la poursuite de l’ennemi ; « mais lui, beaucoup plus calme, écrivait Nelson à sa femme, me répondit : Nous devons être satisfaits, nous avons eu là une bonne journée. Pour moi, je vous l’avoue, je ne puis être de cet avis, car, de ces onze vaisseaux français qui fuyaient, en eussions-nous pris dix, si nous eussions laissé échapper le onzième, le pouvant capturer, je ne pourrais appeler cela une bonne journée. Je voudrais être amiral à mon tour, et commander une flotte anglaise. J’aurais bientôt obtenu de grands résultats ou éprouvé un grand revers. Ma nature ne saurait supporter de demi-mesures. Bien certainement, si la flotte eût été sous mes ordres le 14 mars, l’armée ennemie tout entière eût embelli mon triomphe, ou je me serais trouvé moi-même dans un terrible embarras. »
Malgré l’insuccès d’une première tentative, le gouvernement français n’avait point renoncé à envoyer des renforts à la flotte de la Méditerranée. Le 22 février 1795, le contre-amiral Renaudin, déjà illustré par le combat du Vengeur, partit de Brest avec six vaisseaux, et trois frégates, et le 4 avril il mouillait en rade de Toulon, apportant au vice-amiral Martin un secours d’autant plus opportun, que, parmi les vaisseaux déjà rangés sous ses ordres, venaient de se manifester les symptômes les plus alarmans d’indiscipline. L’amiral Hotham, de son côté, avait été rallié à la hauteur de Minorque par une escadre de neuf vaisseaux que lui amenait le contre-amiral Mann. Ayant alors sous son pavillon 21 vaisseaux anglais et 2 vaisseaux napolitains, il revint mouiller à Saint-Florent. Il ignorait que l’amiral Martin avait déjà repris la mer avec 17 vaisseaux et manœuvrait à l’entrée du golfe de Gênes. Ayant rencontré le vaisseau l’Agamemnon, que l’amiral Hotham avait détaché vers le général en chef de l’armée autrichienne, l’amiral Martin, dans l’espoir de s’emparer de ce vaisseau comme il s’était emparé du Berwick, le poursuivit jusqu’en vue de la baie de Saint-Florent, où était mouillée l’escadre anglaise. Ce ne fut que pendant la nuit que l’amiral Hotham put appareiller à la faveur d’une petite brise de terre. Présumant que la flotte française, instruite de la supériorité de ses forces, rallierait les côtes de Provence, il se dirigea vers les îles d’Hyères, et, le 12 juillet, apprit par des bâtimens neutres que cette flotte, peu éloignée de la sienne, faisait route pour gagner la terre. Pendant la nuit, un vent violent de nord-ouest occasionna à ses vaisseaux de nombreuses avaries. Six d’entre eux avaient déchiré leur grand hunier. Quand le lendemain matin la flotte française fut aperçue à quelques lieues sous le vent, l’amiral Hotham voulut, avant de l’attaquer, laisser à ses vaisseaux le temps de remplacer les voiles qu’ils avaient perdues, et il manqua ainsi l’occasion d’engager, avec 23 vaisseaux contre 17, un combat qui n’eût pu se terminer que par l’entière destruction de notre escadre. L’amiral Martin, profitant de cette faute, s’élait empressé de rallier ses vaisseaux et de les diriger sous toutes voiles vers le golfe Jouan, qui se trouvait en ce moment le mouillage le plus facile à atteindre. Cependant le vent mollissait à mesure que nos vaisseaux se rapprochaient de la côte, et l’avant-garde ennemie s’avançait rapidement à la faveur de la brise qui régnait encore au large. Trois vaisseaux anglais s’étaient portés sur le serre-file de l’armée française, le vaisseau de 74 l’Alcide, qui, bientôt dégréé, se trouva, en quelques minutes, séparé par un assez grand intervalle du reste de la ligne. Ce fut en ce moment que la frégate l’Alceste, commandée par le capitaine Hubert, essaya de sauver l’Alcide, près d’être enveloppé par l’avant-garde ennemie. Quand les vaisseaux anglais virent cette noble frégate venir se jeter ainsi au plus épais de la canonnade, mettre fièrement en panne sur l’avant de l’Alcide et amener un canot pour lui envoyer un grelin de remorque, il y eut parmi eux un instant de surprise et d’hésitation, pendant lequel on cessa de tirer sur l’Alcide. Le capitaine du Victory, vaisseau à trois ponts que montait le contre-amiral Mann, était descendu lui-même dans les batteries, recommandant aux canonniers de réserver leur feu jusqu’au moment où ils pourraient le diriger sur la frégate ; mais elle, recevant impassible cet ouragan de fer, ne songea à s’éloigner que lorsque son canôt eut été coulé et qu’elle eut vu un effroyable incendie se déclarer à bord du vaisseau qu’elle voulait sauver. Réparant alors à la hâte les avaries qu’avait éprouvées son gréement, elle fit route vers la flotte française, laissant, a dit un témoin oculaire alors lieutenant à bord du Victory, « les vaisseaux anglais étonnés et pleins d’admiration pour cette manœuvre, la plus hardie, et la plus habile fui ait jamais été exécutée. »
Le feu qui embrasait en ce moment le vaisseau l’Alcide avait pris dans sa hune de misaine où l’on avait réuni quelques grenades destinées à être lancées sur le pont de l’ennemi dans le cas où l’on en viendrait à l’abordage. En quelques minutes, les flammes eurent gagné la voilure et enveloppé le bâtiment. Sept vaisseaux anglais étaient alors engagés avec l’arrière-garde française, quelques autres s’en approchaient rapidement, mais l’amiral Hotham se trouvait encore avec le reste de son escadre à huit ou neuf milles en arrière. Cependant la brise, qui avait d’abord soufflé du nord-ouest, venait de passer à l’est. Ce brusque changement, très fréquent sur les côtes de Provence, donnait à l’amiral Martin l’avantage du vent sur l’escadre anglaise, mais ne lui permettait plus d’atteindre le golfe Jouan et d’y aller chercher la protection déjà éprouvée des batteries qui l’avaient couvert contre les vaisseaux de lord Hood. Notre escadre se dirigeait donc avec une faible brise vers le golfe de Fréjus, encore éloigné d’au moins trois ou quatre lieues, quand tout à coup les vaisseaux qui la poursuivaient cessèrent leur feu, et, virant de bord, se portèrent à la rencontre de l’amiral Hotham. Inquiet de la dispersion de son escadre et de la proximité de la terre, ce dernier, après avoir perdu le matin l’occasion d’accabler nos vaisseaux, en abandonnait la poursuite quand les vents les obligeaient à se réfugier dans un golfe ouvert et sans défense !
Le seul avantage que les Anglais retirèrent de cette escarmouche maladroite fut la destruction du vaisseau français l’Alcide. Une heure et demie environ après que l’incendie se fut déclaré à bord de ce malheureux navire, une explosion terrible en dispersa les débris et engloutit plus de la moitié de son équipage. Des 615 hommes qui se trouvaient en ce moment à son bord, 300 seulement purent être recueillis par les embarcations anglaises. Le reste périt victime d’un affreux accident qui s’est trop souvent renouvelé dans cette longue et funeste guerre.
Pour la première fois peut-être, dans cette affaire insignifiante, les Anglais remarquèrent l’incertitude de notre tir. Pendant deux heures, les vaisseaux de notre arrière-garde répondirent au feu de l’ennemi, sans lui causer d’autre dommage que de désemparer le Culloden d’un de ses mâts de hune, et encore, ainsi qu’on devait l’observer pendant la durée entière des hostilités, un système vicieux de pointage dirigeait-il nos coups vers la mâture plutôt qu’à la carène ou aux œuvres mortes des vaisseaux ennemis. Au lieu de s’occuper de rendre nos artilleurs plus habiles et leurs coups plus assurés, la convention ne songeait qu’à introduire à bord de nos navires de nouveaux moyens de destruction, dont l’emploi flattait son ardeur par le caractère même d’acharnement qu’il semblait prêter à cette guerre. Elle avait prescrit à bord de tous les vaisseaux de la république l’usage de projectiles incendiaires, d’obus et même de boulets rouges que l’on faisait chauffer dans des fours construits à cet effet dans l’entrepont[11]. Les Anglais parurent s’émouvoir d’abord de ce nouveau mode d’attaque, et Nelson lui-même traitait encore en 1795 ces procédés inusités d’inventions diaboliques ; mais les premiers combats dans lesquels on fit usage de ces nouveaux projectiles eurent bientôt fixé l’opinion sur les effets qu’on en pouvait attendre, et convaincu l’ennemi, désormais rassuré, que ces créations du génie révolutionnaire étaient encore moins diaboliques que puériles. Aujourd’hui même, en effet, où la science pyrotechnique a fait d’immenses progrès, on peut se demander encore si les boulets creux méritent bien réellement l’effrayante réputation qu’on leur a faite, et si le tir plus rapide et plus sûr des projectiles pleins n’est point encore celui dont l’efficacité demeure le mieux établie[12].
Ce qui manquait à nos escadres en 1795, c’étaient moins des moyens de destruction formidables que l’art de s’en servir ; c’était moins le matériel que le personnel, et, dans ce personnel, les équipages moins encore que les officiers. Ceux qui commandaient alors nos vaisseaux étaient pour la plupart fort ignorans de la tactique navale, et ne comprenaient qu’imparfaitement les signaux qui dirigent les mouvemens d’ensemble d’une grande flotte. Les plus singulières méprises, commises souvent en présence même de l’ennemi, conduisaient à des désastres qu’il eût été facile d’éviter. Au combat de l’île de Groix, dans lequel commandait le vice-amiral Villaret-Joyeuse, encore plein des souvenirs de la guerre de 1778, et prompt à user, pour contenir les vaisseaux de lord Bridport, de toutes les ressources de la tactique, ce malheureux chef, menacé de voir son escadre entière entourée par des forces supérieures, essayait en vain, par des combinaisons toujours incomprises, de remédier aux fausses manœuvres qui l’obligeaient à combattre malgré lui. « L’insubordination de plusieurs capitaines, écrivait-il au ministre de la marine, et l’ignorance extrême de quelques autres rendirent nulles toutes mes mesures, et mon cœur fut navré des malheurs que je présageai dès ce moment. » Presque à la même époque, le représentant du peuple Letourneur de la Manche, envoyé en mission près de l’amiral Martin, faisait entendre les mêmes plaintes. « Les équipages, disait-il après le combat dans lequel avaient succombé le Censeur et le Ça ira, les équipages se sont conduits avec une intrépidité peu commune, et je suis convaincu que ce revers, dont ils ont été eux-mêmes à portée d’apprécier les causes, ne fera qu’ajouter à leur énergie. Il y a beaucoup de bonne volonté parmi les officiers, mais je ne puis vous dissimuler qu’elle n’est soutenue ni par l’expérience ni par une capacité suffisante, au moins pour la plupart. »
Les deux engagemens de l’île de Groix et des îles d’Hyères terminèrent presque en même temps, dans l’Océan et dans la Méditerranée, la campagne de 1795. Cette campagne avait laissé de nouveaux vides dans les rangs déjà si éclaircis de nos escadres. Six vaisseaux étaient restés au pouvoir de l’ennemi, quatre vaisseaux avaient péri dans la désastreuse sortie de l’amiral Villaret ; mais le contre-amiral Richery reprenait le vaisseau le Censeur sous le cap Saint-Vincent, et deux vaisseaux anglais, l’Alexander, capturé par le contre-amiral Nielly, le Berwick, enlevé par les frégates de l’amiral Martin, pouvaient compenser la prise de deux de nos vaisseaux et occuper la place qu’ils avaient laissée vacante. D’importuns événemens nous rendaient d’ailleurs ces nouvelles pertes moins sensibles : le 5 avril, la paix avait été signée avec la Prusse ; le 16 mai, la Hollande s’unissait avec nous contre l’Angleterre, et l’Espagne allait bientôt suivre son exemple. Les plus grands dangers étaient donc passés, et la révolution ne pouvait plus douter du succès de sa cause. De sublimes efforts avaient préparé ce triomphe ; d’immenses sacrifices en avaient déjà payé le prix. Notre marine surtout avait cruellement souffert dans cette lutte inégale, car elle avait perdu 33 vaisseaux depuis le commencement de la guerre. De ces 33 vaisseaux, nos discordes civiles en avaient livré 13 à l’ennemi ; la triste nécessité d’expéditions hâtives et mal conçues en avait livré 7 aux rigueurs de l’hiver ; l’Angleterre avait conquis le reste sur le champ de bataille.
Cette période de décadence, malgré les atteintes profondes qu’elle avait portées à notre avenir maritime, ne renfermait point cependant de journée qu’on pût dire plus funeste à nos armes que le malheureux combat soutenu par M. de Grasse, en 1782, dans le canal de la Dominique. Les vaisseaux anglais étaient déjà mieux exercés que les nôtres ; mais nulle part, à cette époque, on ne trouve exprimé le sentiment de cette infériorité que Villeneuve proclamait avec tant de découragement quelques années plus tard. C’est à la faveur d’une immobilité apparente, de cette stagnation trompeuse qui suivit l’agitation de nos premières campagnes, que devait se préparer une nouvelle ère maritime. Trois années allaient s’écouler sans amener de nouvelles rencontres entre nos escadres et celles de l’Angleterre. Nos alliés seuls, pendant ce temps, étaient destinés à supporter le poids de la guerre, et nos vaisseaux n’y devaient prendre part que dans des engagemens isolés. Aucun d’eux, depuis le combat de l’île de Groix jusqu’à la fatale nuit d’Aboukir, ne vint enrichir la marine ennemie ; mais les avantages que remportèrent en 1797 sir John Jervis sur la marine espagnole, et l’amiral Duncan sur la marine hollandaise, étaient de nature à exciter de plus sérieuses alarmes que la perte de quelques vaisseaux, car ils indiquaient déjà de merveilleux progrès dans l’organisation et la discipline militaire des escadres anglaises. Ces deux combats peuvent être regardés comme les précurseurs d’Aboukir, celui du cap Saint-Vincent plus encore que celui de Camperdown. Au milieu des plus sérieux embarras qui aient jamais menacé l’Angleterre, ils ouvrent cette période de périls et de gloire qui devait consacrer sa puissance, et font pressentir à notre marine une lutte plus inégale encore. Quand Brueys, en effet, au lieu de l’amiral Hotham, eut à combattre dans les eaux de l’Égypte l’amiral Nelson, ce n’étaient point non plus les vaisseaux novices impunément bravés par l’amiral Martin qui vinrent si hardiment s’embosser devant sa ligne de bataille ; c’étaient les vétérans de lord Jervis, les vainqueurs du cap Saint-Vincent, l’élite de cette flotte devenue dès ce jour l’orgueil et l’espoir de l’Angleterre.
- ↑ Voyez la livraison de la Revue du 15 septembre 1839.
- ↑ Dancing is au accomplishment that prohahly a sea officer may require. (To the Ear1 of Cork. Portsmouth, July 22nd, 1787.)
- ↑ Le même qui commandait la frégate le Québec dans son célèbre combat contre la frégate la Surveillante à la l’auteur d’Ouessant, en 1779. La Surveillante était sous les ordres du capitaine Ducouédic.
- ↑ Lord Exmouth’s life, by Osler.
- ↑ Qui existe encore sous le nom de l’Océan.
- ↑ La Hollande possédait une force nominale de 49 vaisseaux de ligne, dont la plupart ne portaient que 64 et 54 canons et étaient déjà en très mauvais état. L’Espagne, sur 204 navires, comptait 76 vaisseaux et en avait 56 d’armés. Le Portugal promettait de fournir à la coalition 6 beaux vaisseaux bien équipés et montés en partie par des officiers anglais. Le roi de Naples s’engageait à mettre à la disposition du commandant de la flotte anglaise dans la Méditerranée 4 vaisseaux de 74 et un corps de 6,000 hommes.
- ↑ L’amiral don Juan de Langara, né vers 1730, d’une famille noble de l’Andalousie, combattit le 16 janvier 1780, avec 14 vaisseaux espagnols, l’amiral Rodney, qui, à la tête de 22 vaisseaux de ligne, voulait ravitailler Gibraltar. Un de ses vaisseaux sauta en l’air, 6 furent pris, et lui-même fut fait prisonnier après avoir reçu trois blessures. En récompense de sa conduite héroïque pendant ce combat, Charles III le nomma lieutenant-général. Après la paix de Bâle, il fut chargé du commandement de la flotte de Cadix, conduisit cette flotte à Toulon, et obligea ainsi les Anglais à évacuer la Corse et la Méditerranée. Au retour de cette expédition, il se rendit à Madrid, où il succéda, au mois de janvier 1797, à don Pedro Varela de Ulloa dans le ministère de la marine. En 1798, il quitta ce ministère, et mourut en 1800 avec le grade de capitaine-général.
- ↑ Les bâtimens français qui furent ainsi ajoutés à la marine anglaise furent le Commerce de Marseille, de 120 canons ; les vaisseaux le Pompée, le Puissant et le Scipion, de 74 ; les frégates l’Aréthuse et la Perle, de 40 canons ; l’Alceste, la Lutine, la Prosélyte et la Topaze, de 32 ; la corvette la Belette, de 24.
- ↑ C’était l’opinion de Nelson lui-même et la meilleure preuve des chances favorables avec lesquelles nous pourrons toujours soutenir une guerre maritime dans ce bassin de la Méditerranée compris entre l’Afrique et la France, l’Espagne et les îles de Corse et de Sardaigne.
- ↑ … « Le général, voulant profiter de ce souffle de vent que nous semblions recevoir, signala à l’armée de se former en bataille pour dégager les deux vaisseaux assaillis ; mais le Duquesne, qui était chef de file, loin d’exécuter l’ordre, a tenu le vent et a passé au vent de l’escadre anglaise, au lieu d’arriver entre nos deux vaisseaux et l’armée ennemie, ce qui les aurait probablement sauvés. » (Rapport du représentant du peuple Letourneur de la Manche, en mission près l’armée navale de la Méditerranée, 26 ventôse an III.)
- ↑ « … Je fis signal de faire rougir les boulets… A six heures, l’armée mouilla en rade de Fréjus. On fit éteindre les fourneaux et rétablir les branles. » (Rapport du contre-amiral Martin après l’engagement du 13 juillet 1795.) - « L’ennemi ne m’a point paru avoir souffert. Je présume cependant que tous les vaisseaux ont fait usage des obus, boulets artificiels et boulets rouges. J’en avais non-seulement fait le signal, mais même envoyé l’ordre verbal par nos frégates. » (Rapport du vice-amiral Villaret-Joyeuse après le combat du 7 messidor an III (23 juin 1795.)
- ↑ Le plus grand inconvénient du tir à boulet rouge n’était pas le danger de l’incendie pour le vaisseau même qui usait de ce formidable moyen de destruction : c’était surtout la perte d’un temps précieux, l’intervalle qui séparait deux coups de canon étant généralement avec ce nouveau projectile de six ou huit minutes. On en peut juger par le tableaet suivant, extrait d’un mémoire inédit du célèbre ingénieur Forfait, qui dirigea toutes ces expériences.
Calibres. Intervalle entre deux coups de canon Temps nécessaire pour faire rougir les boulets pour du 8 4 minutes 20 minutes pour du 12 4 1/2 24 pour du 18 5 30 pour du 24 6 46 pour du 30 8 50