La Destruction de la Ligue, ou la Réduction de Paris/Acte III

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ACTE III.


Le théatre représente la maison d’Hilaire.



Scène premiere

LANCY, UN OFFICIER.
Ils sont enveloppés tous deux d’un large manteau qui les déguise ; on apperçoit qu’ils sont chargés de pains. Ils paroissent fatigués. Ils entr’ouvrent leurs manteaux en entrant.
Lancy.

Quelle désolation répandue dans cette ville !… Encore personne ici !… Plus de parents !… Plus d’amis ! Tous les liens de la tendresse & de l’amitié sont rompus… J’ai parcouru tous les lieux où je pouvois la rencontrer… Vaines recherches ! Grand Dieu, n’est-elle plus ! Voici la vingtieme maison que je visite ; & qu’ai-je vu ? quel spectacle d’horreur ! Des couleuvres & des serpens engendrés dans les décombres de ces demeures désertes, & qui rongent les cadavres restés sans sépulture… Ceux qui vivent ressemblent à des spectres. N’avons-nous pas traversé des rues où des infortunés couchés sur le ventre, broutoient l’herbe rare, à l’exemple des animaux ? Quel courage ou quelle opiniâtreté anime donc ce malheureux peuple ?

L’Officier.

Autant nous sommes touchés de compassion sur le sort des assiégés, autant leurs tyrans se montrent insensibles. Le murmure & la plainte leur sont défendus. Ils réservent leurs gémissemens pour le silence des ténebres, dans la crainte d’être punis comme réfractaires aux ordres qui défendent de demander la paix.

Lancy.

Ils veulent éterniser la guerre ; mais ces prêtres qui l’ordonnent ne combattent pas… O ma fille, ma fille ! où te trouverai-je !… Arriverois-je trop tard !… Mon ami, je vous fatigue, en vous associant à mes dernieres recherches ; mais pardonnez à ce cœur paternel ; il poursuit les traces de son enfant… Elle n’est pas ici… Dieu ! où est-elle ?

L’Officier.

Le chemin que nous venons de faire est pénible ; je l’ai entrepris sans peine pour un intérêt aussi cher. Mais songez aussi, que si le roi consent à ce que l’on porte des vivres à ces infortunés, il ne veut pas que l’on s’absente trop long-tems.

Lancy.

Il me faut donc désespérer de pouvoir la secourir ! Helas ! elle expire peut-être de besoin dans un coin obscur de cette ville, tandis que j’ai là de quoi lui racheter la vie… La bonté de Henri sera donc infructueuse envers ce que j’ai de plus cher au monde !… Il m’a fallu l’image bien présente de ma fille, pour ne pas jeter tout ce pain à cette foule de moribonds qui achevoient d’expirer en se gorgeant d’une nourriture infecte… O mon ami, quel moment pour mon cœur, si je la retrouvois ! Quelle joie de la serrer contre mon sein, de voir son front reprendre ses couleurs, de la contempler renaissante entre mes bras ! Je ne voulois que cet instant… Le ciel me le refuse, & il faut abandonner cette ville sans pouvoir du moins embrasser ses tristes restes… Mon devoir m’est bien dur ; & il n’y a qu’un roi comme le nôtre pour qui l’on puisse faire de tels sacrifices.

L’Officier, montrant la chambre voisine.

J’ai cru entendre de ce côté quelques gémissemens étouffés… Parcourons toute cette enceinte, & retirons-nous, si nous n’y trouvons pas l’objet de votre tendresse alarmée.

Lancy.

Je n’avance qu’en tremblant, je redoute le plus grand des malheurs. Je la demande & frémis de la rencontrer…

(Ils entrent dans la chambre, & après un certain intervalle, on voit paroître Hilaire pere, suivi de sa femme & de Mlle. Lancy.}



Scène II.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Mad. Hilaire, dans le plus grand désordre & le plus grand désespoir.

Revenons mourir ici, cher époux… Les barbares ! est-ce ainsi qu’ils soulagent ! Ah ! qu’ils égorgent plutôt, ils seront moins cruels. Quelle est donc cette horrible invention de leur détestable génie ?… Dieu ! je me meurs…

Hilaire pere.

Ma femme ! ils en ont frémi les premiers… Mais la nécessité les contraint comme nous.

Mad. Hilaire, avec force.

La nécessité ! Expirons cent fois avant que d’y toucher ! Quel abominable outrage fait à la nature !… Dieu !… J’ai cru entendre crier dans mon sein… Voilà donc ceux qui se disoient nos amis, nos protecteurs !… Ils appellent des bienfaits !… Ils ont pu !… L’oseroit-on imaginer !… Horrible mets que tout mon cœur a repoussé encore plus que ma bouche, c’est ton souvenir qui me rend la mort douce & desirable !

Hilaire pere.

Vois la main vengeresse du ciel appesantie sur cette ville, puisque les ministres des autels ne sont pas étrangers à de tels désastres.

Mad. Hilaire.

Eux ? Ah, je commence à voir & à croire !… Allez, ils ont pêtri pour nous cette pâte exécrable, composée d’ossemens humains, arrachés aux cimetieres ; mais ils vivent dans l’abondance, en nous contemplant mourir d’un œil dérisoire ou indifférent.

Hilaire pere.

Plains-les, mais sans les outrager…

Mad. Hilaire, se jetant dans bras de Mlle. Lancy, et la tenant fortement embrassée.

Ah ! mon fils, mon fils, où es-tu ! Viens, viens assister à mes derniers momens !… C’en est fait ; je ne puis plus soutenir la lumière… Non, elle m’est odieuse…

Hilaire pere.

Il s’est échappé malgré mes cris, & je n’ai pu voir de quel côté il a tourné ses pas.

Mad. Hilaire.

Ainsi il me faudra mourir douloureusement, & sans pouvoir l’embrasser encore une fois… Auroit-il touché de ses levres… Dieu ! je succombe à cette seule image…

Hilaire pere.

Je vais me rejeter dans la foule, le chercher & vous l’amener… Ici du moins l’on n’entend point les blasphêmes épouvantables de ceux qui perdent leur ame, en cédant lâchement au désespoir… Et la palme du ciel qui nous attend, n’est-elle rien ?…

Mlle. Lancy.

Allez, mon cher parrain, allez. Ramenez-le, sauvez-le ; il se perdra sans vous. Mes maux sembloient s’adoucir à sa vue ; mais, puisque nous allons expirer, je vais vous révéler tout l’amour que je lui porte ; il n’y a plus à dissimuler sur le bord du cercueil, & c’est dans les bras de sa mere que j’avoue ce sentiment pur & caché au fond de mon cœur : vous le lui direz, je vous en conjure ; c’est dans cette idée seule que je consens à quitter la vie…

Mad. Hilaire.

Ô ma fille ! que le ciel prolonge tes jours & retranche des miens ! J’ai trop vécu… oui, trop long-tems…

Mlle. Lancy.

Mere infortunée, souffrez-vous plus que moi ?… J’ai un pere que son devoir entraîne sous les drapeaux de Henri ; il donne la mort ou la reçoit ; c’est à regret qu’il fait couler le sang des Parisiens… O détestable guerre civile, tu sépares donc les cœurs les plus faits pour s’aimer !…

Hilaire pere.

Indignes François, qui servez sous un prince ennemi de la religion, oppresseurs de vos compatriotes, venez jouir de notre douleur ; venez vous féliciter du succès coupable de vos armes ! Et toi, cruel Lancy, qui as tiré l’épée contre nous, viens savourer nos tourmens ; viens contempler ta fille dans les angoisses de la crainte & les approches de la mort !… Je suis plus humain que toi ; je me suis souvenu que j’avois élevé son enfance ; je lui ai ouvert ma maison, je ne l’ai pas rejetée de mon sein. Que dis-je ! je la sépare de toi en ce moment, & je la chéris avec autant de tendresse & d’amour que j’ai de haine pour toi…

(Il presse dans ses bras son épouse & Mlle. Lancy. On voit Lancy qui sort de la chambre voisine avec l’officier.)



Scène III

LANCY, HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY, L’OFFICIER.
Lancy, la joie & la surprise sur le visage.

C’est elle ! mon ami, c’est… la voici… Je suis le plus heureux des peres…

Mlle. Lancy, se précipitant dans ses bras.

Mon pere !… je ne croyois plus obtenir du ciel cette faveur insigne.

Hilaire pere, avec une pieuse indignation.

Est-ce bien toi que je revois en ces lieux ?

Lancy, voulant l’embrasser.

Ah, mon ami !

Hilaire pere, le repoussant.

Moi, ton ami ! Suis-je l’ami d’un traître à sa religion & à sa patrie ? d’un homme qui s’est rangé contre nous, qui nous assiege, qui combat ses concitoyens ?… Toi, mon ami ! toi, soldat de Henri !

Lancy.

Je ne suis point traître à ma religion, ni à mes concitoyens… Avant peu tu en seras convaincu. Respecte le nom d’un héros que tu connois mal. C’est mon roi légitime ; il doit être le vôtre à tous, & pour votre bonheur.

Hilaire pere.

Lui, qui nous enferme dans ces murs avec toutes les horreurs de la guerre & de la famine ! lui, auteur de tous les crimes qu’elles entraînent !…

Lancy.

Les vrais auteurs de la guerre civile sont les imposteurs qui la perpétuent, qui ont fasciné vos yeux…

Hilaire pere.

Tranchons là. Que t’importe aujourd’hui notre existence, notre infortune ? Sors, & laisse-nous mourir.

Lancy.

Non : vous ne mourrez point… & toi qui fus mon ami, ton esprit est droit, je le toucherai, je l’espere…

Hilaire pere, s’éloignant.

Oses-tu ?… après…

Lancy.

Oui, j’ose… Dis-moi : quel est le but de cette ligue contre votre souverain ? Qu’a-t-elle fait pour l’état ? Depuis trente-neuf années de guerre, c’est-à-dire, de désolation, de ruines, de meurtres, d’incendies, de pillages, la France n’offre que plaies sanglantes, & force la pitié de ses ennemis les plus cruels ! Ah ! il faut un roi comme Henri, pour la sauver du précipice où tout l’entraîne. Tu connois bien peu son âme, si tu ne la crois pas sensible. Tu n’as point vu couler ses pleurs, au récit de vos maux ; tu ne sais point comme il les partage, & combien il souffre de votre aveuglement. Il ne peut se résoudre à prendre d’assaut cette ville rebelle. Il veut la préserver d’un carnage affreux ; & sa sensibilité va plus loin encore, il voudroit pouvoir nourrir la ville en l’assiégeant. Il risque sa victoire, il hasarde son trône, en laissant passer secrétement des vivres.

Hilaire pere.

C’est en vain que ta voix insidieuse cherche à nous persuader des bienfaits imaginaires… Regarde autour de toi ; où est donc le témoignage de cette prétendue clémence ? Réponds…

Lancy.

Mon arrivée en ces lieux… Si tu me vois en cette ville, apprends que c’est par sa permission. Cet ami & moi, nous sommes venus tous deux, chargés de pains pêtris en sa présence, arrosés de ses pleurs, & que je viens de déposer chez toi, près de ta mere.

Hilaire pere.

Quoi ! des alimens, et de sa main !… Nous aurions là des alimens ?… Ma mere auroit…

Lancy.

Je l’ai trouvée défaillante, & j’ai eu le bonheur de la rappeler à la vie.

Hilaire pere, avec le cri de l’ame.

Tu m’as rendu ma pauvre mere !… toi !

Lancy.

Oui, allez vivre tous, en bénissant le roi qui vous donne la vie ! Ce pain a été fait, vous dis-je, sous ses yeux, & il y a mêlé ses larmes. Ce n’est pas la seule grace qu’il destine à ses enfans. Vous verrez d’autres effets de sa générosité. Elle embrassera tous ceux qui reviendront à lui ; il ne veut que le repos de la France et sa félicité… Mais cachez ces provisions à la recherche avide du soldat que vous payez pour vous défendre, & qui erre néanmoins dans la ville qu’il met au pillage, le fer et les flambeaux à la main… Tant que le siege durera, je veillerai à votre subsistance… Hilaire, voilà comme je réponds à tes outrages !

Hilaire pere.

Je demeure confondu ! O mon fils, où es-tu ?…

L’Officier, à voix basse, à Lancy.

Partons, mon ami, partons : l’heure nous presse.

Lancy.

Un instant, ami…

L’Officier.

Nos drapeaux nous attendent… n’abusons point des bontés du roi… Dérobez-vous…

Lancy.

Que vous êtes pressant !… Oh ! que j’embrasse ma fille…

L’Officier, à voix basse.

Songez au poste qui vous est confié… Ce jour va décider peut-être du sort de l’état.

Lancy, à Hilaire pere.

Toi, que je ne crains point d’appeler mon ami, sûr que tu en rempliras les devoirs, adieu ; je te confie ma fille. Sers-lui de pere jusqu’au moment où la paix pourra me rendre à moi-même. Ce moment ne sauroit être éloigné. Puisse la fin de ce malheureux siege me ramener bientôt vers vous !… Puisse ce peuple, inconcevable dans son opiniâtreté, ouvrir les yeux sur cette ligue funeste, sur ces satellites mercenaires, qui, en déchirant le sein de la patrie, sont parvenus à s’en faire croire les légitimes défenseurs… On vous peint Henri sous des traits bien différens de ce qu’il est en effet. On se garde bien de vous rendre compte de ses vrais sentimens : et dans cette derniere conférence encore, que n’a-t-il pas dit à vos députés ? Avez-vous lu les offres de paix qu’il leur a remises par écrit, afin qu’elles fussent publiées ?…

Hilaire pere.

Non… nous n’avons point vu cet écrit : au contraire, des gens dignes de foi nous ont assuré qu’il vouloit la ville sans aucune condition ; qu’il prétendoit nous traiter en vainqueur, en conquérant, & détruire à la fois la messe & nos privilèges… Plutôt mourir tous !…

Lancy.

Voilà comme les Seize, les prêtres & les Espagnols vous trompent ; voilà comme l’esprit de fraude devient de jour en jour plus audacieux dans ses mensonges. Je l’ai entendu, moi, leur reprocher les calomnies qu’ils répandoient parmi le peuple ; les conjurer de prendre des sentimens humains ; leur exposer son respect pour la religion… comme il s’attendrissoit en leur peignant le triste état de la patrie ; ses belles campagnes dévastées ; ses villes florissantes sans communication & sans commerce ; l’anarchie à la place des loix ; les tribunaux déserts ; la police interrompue ; les autorités subalternes & les dominations arbitraires dévorant tout & remplaçant la majesté royale. O mon ami ! il étoit ému jusqu’aux larmes, en déplorant ces viles erreurs de la superstition qui dénature l’homme. Mais elle a transformé vos ligueurs en tigres cruels : fanatiques, cupides, intéressés au désordre, ils ont soif du pillage & des déprédations ; ils se sont vendus à l’étranger, & n’apperçoivent pas même l’esclavage qui va les enchaîner. Allez, un jour viendra que vous regretterez, mais trop tard, d’avoir écouté ces organes d’imposture, ces ministres de désolations… Je ne puis en dire davantage… Adieu, ma fille.

Mlle. Lancy.

Et vous nous abandonnez, vous notre libérateur !… Encore quelques momens… De grace…

Lancy, avec tendresse.

Crains, ma fille, crains de faire perdre à ton pere, en un seul jour, trente années d’honneur. Je cede au devoir ; cedes-y à ton tour. Epargne-moi tes larmes, ou répands-les sur cette malheureuse cité. Et vous, mes amis, barricadez-vous, & mettez vos provisions à l’abri du soldat féroce. On lui a donné le droit de dévaster, & vous ne pouvez réprimer le désordre affreux qu’il exerce en vos propres murs… Ah ! revenez au bon roi ; je vous y exhorte au nom de la paix… Adieu. Puissiez-vous m’entendre ! (Il sort avec l’officier, & l’on ferme la porte que l’on barricade ensuite.)



Scène IV.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE grand’-mere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Hilaire pere.

O providence ! préserve-nous de ce dernier malheur !… La foi serait perdue… Mais, mon fils ne revient point… Pourquoi ai-je perdu la trace de ses pas !… Nous avons de quoi… (On voit dans le fond la grand’mère Hilaire qui s’avance, portant des pains dans son tablier. Mad. Hilaire la soutient.)

madame hilaire grand’mère.

Mes enfans, venez partager ce bienfait inattendu. C’est le ciel qui vient de nous l’envoyer par les mains du généreux Lancy ; il nous sauve la vie à tous… Mais, je ne vois pas mon petit-fils. Le cher enfant nous manque. Prenez une nourriture dont vous devez avoir tous grand besoin, & puis vous irez le chercher, de peur que son courage imprudent… Je veux le revoir.

Hilaire pere, prenant les pains & les distribuant.

Et vous, ma mere, vous qui avez dû souffrir plus que nous, prenez.

Mad. Hilaire grand’mere.

Lancy a pris soin de moi… mais je crains d’avoir surpassé mes forces. Cette nourriture prise trop précipitamment… Je sens là (en mettant la main sur son estomac) un poids… Et toi, ma chere Lancy, ne te laisse point abattre…

Mlle. Lancy, tenant un morceau de pain & l’arrosant de larmes.

Non, je ne puis… je ne puis… je ne mangerai point qu’il ne soit de retour. Je ne consentirai à vivre que quand je le reverrai.

Mad. Hilaire.

Ma mere, ce bienfait nous devient inutile, si le ciel ne nous le ramene pas.

Hilaire pere, s’arrêtant.

Oui, ma main tombe ; ma main ne portera aucun aliment à ma bouche, tandis que loin de nous, mon fils souffre… Je ne veux plus de ces secours, s’il ne les partage… Le cruel ! nous quitter au moment où la providence nous exauce… Ah ! son intention étoit bonne : il vouloit nous soulager… Le ciel m’a donné un bon fils. Au péril de ses jours, il se précipite dans quelque danger pour nous rapporter de quoi vivre. Mais qu’entends-je ? on monte ; qui vient ici ? Ce sont des voix confuses. (En étouffant un cri.) Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! ce sont les Suisses… Qu’allons-nous devenir !…

Mad. Hilaire.

Les Suisses !… Nous sommes perdus. (On entend plusieurs voix confuses et terribles qui disent :) c’est ici, c’est ici. — En es-tu bien sûr ? — Je te le dis. — Oui, c’est ici ; je ne me trompe point. — Entrons. — De force ou de gré.



Scène V.

ACTEURS précédens, SUISSES armés de sabres & portant des flambeaux.
Des Voix menaçantes.

Ouvrez ! ouvrez… ouvrez à l’instant même… Ils se sont enfermés, bon signe… Allons, à toi… vîte. La hache ici… Brisons, coupons, enfonçons les portes. (On entend les coups de hache qui brisent les portes.) Redouble… Allons, bien… Encore. Bon… Dépêche-toi… Nous y voilà… tout va tomber.

Hilaire pere.

Cachons notre pain.

Mad. Hilaire.

J’expire de terreur… Ils brisent les verrous, rompent les barreaux, détachent les gonds…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Cachez-vous dans ma chambre… Je m’opposerai seule à eux… En me voyant, ils auront peut-être pitié de mon âge.

Hilaire pere, errant sur la scène.

Dois-je m’armer… exciter leur fureur… ou supplier ces barbares ?… (La porte tombe ; les Suisses entrent, armés de haches, de mousquets, & portant des flambeaux.)

Mad. Hilaire, Mlle. Lancy, au premier aspect.

Mon Dieu !… mon Dieu !… Ciel ! miséricorde !… Quels fronts !

Le premier Suisse.

Gardez de résister… Votre pain, votre pain, ou la mort.

Hilaire pere, qu’on saisit.

Barbares, nous en manquons.

Un autre Suisse.

C’est ce que nous allons voir.

Un autre Suisse.

Est-ce bien ici ?

Un autre Suisse.

Oui, oui, te dis-je… Je les ai vus entrer tous deux ; ils portoient du pain sous leurs manteaux ; c’étoient deux officiers… Je les aurois bien attaqués, mais j’étois seul alors.

Un autre Suisse.

Bon ; furretons… Visitons tous les coins & recoins.

Un autre Suisse.

Suivez-moi, vous, dans cette autre chambre… & que rien n’en sorte. (Mad. Hilaire grand’-mere est à la porte de cette chambre ; un Suisse la renverse.)

Passons, passons, voyons par-tout.

Hilaire pere, relevant sa mere.

Inhumains ! qui ne respectez point la vieillesse, est-ce à notre vie que vous en voulez ? Je suis désarmé. Satisfaites votre rage.

Mad. Hilaire.

Lâches brigands ! qui désolez la ville au lieu de la défendre, est-ce pour de pareils attentats qu’on vous a payés ? Sont-ce là les secours que vous devez aux citoyens ?

Un Suisse.

Voilà de belles raisons ! Il nous faut des vivres, entendez-vous, de gré ou de force.

Plusieurs Suisses, trouvant du pain dans la chambre voisine, avec une joie féroce.

Camarades, en voici… en voilà, camarades !… en voici…

Un autre Suisse.

Bonne trouvaille, ma foi. (Voyant les pains qu’on apporte.) Ah, ah, ah ! Bon, bon, bon !… Bonne capture…

Mad. Hilaire, à genoux, avec Mlle. Lancy.

Ah ! partagez avec nous au moins ; j’ai une mere, j’ai un fils… une mere âgée… ses cheveux blancs…

Un Suisse, le sabre nu sur leurs têtes.

N’en cachez-vous point ? (Il les fouille.) Par la mort !…

Mad. Hilaire, Mlle. Lancy, demi-mortes de peur.

Vous voyez…

Le même Suisse.

C’est qu’il en faut, & pour nous, & pour nos camarades qui sont à l’autre bout de la ville à faire la même expédition ; nous nous rejoindrons, & c’est avec eux que nous partagerons…

Hilaire pere.

Laissez-nous un seul pain… un seul… Regardez cette femme courbée sous le poids des années… C’est ma mere… Prenez pitié d’elle au moins, respectez son âge.

Plusieurs Suisses.

Emportons tout. — Vraiment, voilà de belles paroles. — Nous n’en avons pas encore assez pour nous & les nôtres.

Hilaire pere, se relevant.

Tuez-moi sur la place, ou rendez-moi un seul pain.

Un Suisse.

Allez, vous êtes bien heureux encore d’en avoir, & nous ne vous laissons la vie, que par ce qu’en enfonçant vos portes, nos peines n’ont pas été inutiles ; car sans cela… point de quartier…

Hilaire pere, avec la fureur du désespoir.

J’en aurai, barbares ; j’en aurai, ou vous me tuerez… Tuez, tuez-moi… (Il se jette sur eux pour avoir un pain, les femmes se jettent entre lui & les Suisses ; les Suisses le repoussent et sourient de sa foiblesse.)

Plusieurs Suisses.

Laisse, il peut à peine se soutenir… Epargne-le, nous sommes les plus forts. (Un jeune Suisse jette du pain à la jeune Lancy, comme touché de son état. Un vieux le ramasse, en lui disant d’un ton dur :) Que fais-tu ?… Est-ce ta sœur… dis ? & n’ai-je pas la mienne ?

Le jeune Suisse, gémissant.

Je ne puis rien…



Scène VI.

HILAIRE pere, les deux dames HILAIRE, Mlle. Lancy.
Tous quatre sont accablés et dans des postures différentes.
Mad. Hilaire.

Dans quelle extrêmité plus horrible sommes-nous retombés !

Mlle. Lancy.

O mon père, ne nous aviez-vous donc apporté ce pain, trésor si rare, que pour qu’il nous fût ravi l’instant d’après par ces barbares !

Hilaire pere.

Mon courage est abattu… Tant d’adversités m’accablent enfin… Je n’y résiste plus… O nouveau spectacle de douleur !… Ma mere… Elle est comme anéantie. (Ils prodiguent tous leurs soins à la grand’-mere.)

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ah, mon fils ! à peine puis-je parler… Dieu m’exauce… Je mourrai dans vos bras.

Hilaire pere.

Si vous mourez, nous vous suivrons.

Mad. Hilaire grand’-mere.

J’ai fini ma carrière ; mais la vôtre doit s’étendre : j’ai quelque chose d’important à vous dire, & je ne sais si j’en aurai le temps & la force… Il faut que je vous éclaire… Les momens me sont précieux.

Hilaire pere.

De quoi voulez-vous parler, ma mere ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Tu auras peine à le croire ; ta bonne foi, ta candeur… Mes enfans, j’ai entendu… Ecoutez-moi, mon fils. Ici à cette place même…



Scène VII.

ACTEURS précédens, HILAIRE fils.
Hilaire fils, dans la douleur.

Vous me revoyez… hélas ! & je ne vous apporte aucun secours… Mais…

Hilaire pere.

Ah, mon fils, d’où viens-tu ?

Mlle. Lancy.

Graces, Dieu puissant, qui nous l’as rendu.

Mad. Hilaire.

Pourquoi t’es-tu séparé si long-tems de nous ?

Hilaire fils.

Ah, ma mere, vous dirai-je ce qui m’est arrivé ! En aurai-je la force ? J’ai couru aux remparts de la ville. J’avais appris que l’on y distribuait des secours. O quel étonnement ! les assiégeans nourrissoient les assiégés, & c’étoit par ordre de Henri. J’ai crié aux soldats, « mes amis, donnez-moi du pain pour une femme de quatre-vingts ans, pour un pere chéri, pour une mere tendre, pour une fille céleste, dont le pere est parmi vous, pour la fille du généreux Lancy… Par pitié, par grace, donnez-nous du pain, ou envoyez-moi la mort. » En disant ces mots, je découvre mon sein ; un soldat est ému, il me présente un pain au bout d’une lance ; je le détache du fer homicide ; je le cache ; je le presse sur mon sein ; je vole pour vous l’apporter… Des soldats féroces, qui errent dans cette ville, se jettent sur moi, le glaive en main, & me dépouillent. J’ai eu beau défendre votre aliment avec la fureur du désespoir ; ils ont dévoré à mes yeux ce pain qui devoit être le soutien des jours les plus sacrés. Ils y ont puisé de nouvelles forces pour aller ravir la nourriture à l’enfance & à la vieillesse… Peu leur importent les cris, les prieres & les larmes ; ils sont prêts à faire couler le sang ; & c’est dans notre ville qui les a appellés, qui les soudoie, qu’habitent ces ennemis intestins, plus dangereux, plus cruels que ceux qui écrasent nos murailles.

Hilaire pere.

Ah, mon fils ! que me dis-tu ? Ils sont entrés ici de même ; ils ont tout enlevé… Le généreux Lancy nous avoit apporté la vie… C’est la mort qui nous reste.

Hilaire fils.

Le brave Lancy a paru dans ces lieux ? (A demi-voix) Ah, que ne l’ai-je su, & que ne l’ai-je suivi !…

Hilaire pere.

Regarde… vois ces gonds abattus, ces verrous forcés, cette porte brisée, tout le désordre de ces lieux… Notre mere en est demi-morte d’effroi.

Hilaire fils, d’un ton ferme & décidé.

C’est donc au malheur qu’il appartient de nous éclairer !… Ah, mon pere ! J’ai vu le tableau le plus horrible… Mais de quelle horreur précieuse & salutaire il a pénétré mon ame !… Je l’oserai dire, on nous trompe, on nous abuse ; nous sommes séduits…

Hilaire pere.

Que dis-tu ?

Hilaire fils.

C’est dans un indigne esclavage que la ligue prétend nous retenir. Donnerons-nous les mains à notre propre servitude ? Sortons de cet état de misere & de lâcheté… Que le sceptre enfin soit remis aux mains du roi légitime…

Hilaire pere.

Est-ce mon fils qui parle ? Ciel !

Hilaire fils.

Henri est doué de toutes les qualités royales. Il faudroit le choisir, quand même les loix fondamentales du royaume ne nous l’auroient pas donné. Allez, tout mon desir aujourd’hui est de le voir entrer triomphant dans cette ville aux acclamations de tout son peuple.

Hilaire pere.

Comme la misere & l’infortune font changer de langage !… Tu es dans le délire, mon cher fils…

Hilaire fils, impétueusement.

Non, c’est plutôt… Les ligueurs, vous dis-je, sont des barbares & des imposteurs qui se moquent tout bas de notre crédulité… Eh, quels secours abominables ont-ils osé vous offrir, eux qui se disent vos amis ! Répondez…

Hilaire pere.

Ils souffrent comme nous. Réduits à la même extrêmité, que peuvent-ils dans cette effroyable disette ?

Hilaire fils.

Allez, elle n’existe pas pour eux.

Hilaire pere.

Ne perdons pas du moins la constance & la foi. Faut-il devenir coupables parce que la faim nous consume ? & pour quelques courts momens qui nous restent à vivre, trahirons-nous l’auguste croyance de nos peres, en nous liant aux huguenots ?… Seroit-ce mon fils que j’ai élevé dans mon sein, qui s’égareroit à ce point, qui renieroit le nom catholique ?…

Hilaire fils.

Mon pere, je saurai mourir pour la foi de l’église quand il le faudra ; j’aime ma religion, mais j’aime aussi ma patrie : désabusez-vous sur les motifs qui font agir la ligue. L’ambition ardente & cachée en est l’ame : ce n’est point à la personne de Henri qu’on en veut, c’est à son royaume. Contemplez l’ouvrage des ligueurs ; ils aiment mieux voir périr un peuple entier que d’accepter la paix qui leur est offerte. Ils la redoutent, parce qu’elle finiroit leur tyrannique empire. Ils viennent nous exhorter avec un air hypocrite à supporter la famine, tandis qu’à l’écart ils calculent les avantages qu’ils retirent de notre révolte…

Hilaire pere.

Notre révolte ?… Où suis-je !… Ah, si tu n’étois pas mon fils !

Hilaire fils.

J’ai vu notre fidele serviteur couché dans la foule des morts. Il a perdu la vie en disputant de quoi nous soulager, & les coups qui l’ont percé pouvoient s’étendre jusqu’au cœur de votre fils… Vous ignorez encore ce qui vient de se passer… Grand Dieu ! quels tyrans implacables, quels monstres n’en seroient attendris & ne consentiroient pas au plus grand, au plus entier sacrifice pour la prompte cessation d’un tel fléau !… Ecoutez & tremblez… Une femme… faut-il donc que ma bouche vous l’apprenne !… une femme, une mere, dans cette démence inconcevable qu’inspire le tourment de la faim, a tué son enfant, a fait rôtir ses membres palpitans, a voulu porter à sa bouche… Mais la nature trahie, outragée, reprenant bientôt tous ses droits, elle est morte de douleur sur cette affreuse nourriture…

Mad. Hilaire, Mlle. Lancy.

O tems ! ô jour d’horreur !

Hilaire pere.

Voilà le crime de l’hérétique : que Dieu l’en punisse.

Hilaire fils, fortement.

Voilà le crime de la ligue… Mes trois freres ont péri dans les factions qu’elle a suscitées ; & vous, mon pere, vous qui dans tous les tems en avez souffert, vous ne voulez pas reconnoître des agens vendus à l’étranger ? Faut-il que toute votre famille périsse, pour vous ouvrir les yeux ?

Hilaire pere, avec une douleur concentrée.

Tes paroles me sont bien plus cruelles que la faim que j’endure.

Hilaire fils.

Depuis long-tems, mon pere, je nourrissois ces idées, & je n’osois, par respect, les exprimer, de peur de heurter vos opinions. Mais le jour de la vérité est enfin venu, & je ne crains plus de la produire dans tout son éclat. Ils verront, vous dis-je, le trépas du dernier François plutôt que de renoncer à leurs vues ambitieuses… Cette ligue, sur laquelle vous osez fonder de si grands intérêts, qu’est-elle au fond ? Une horrible & tumultueuse confusion, un amas de diverses têtes capricieuses, enfantant chaque jour ordonnances, édits, plans nouveaux, changés à tous momens. Il s’y engendre tant de jalousies, de haines, de desseins opposés ; les prétentions sont si contraires & s’entre-choquent tellement, qu’il sera impossible de jamais les concilier.

Hilaire pere.

Arrête… Tu as sucé un mauvais lait, mon fils, & ton égarement fera l’amertume de mes derniers jours… La gloire de nos autels fut toujours attachée à l’éloignement des huguenots. Ils ont toujours tenté de renverser l’état politique du royaume. Reviens de tes erreurs : la jeunesse n’est que trop sujette à se laisser séduire par d’éblouissantes nouveautés… Ne vois-tu pas que dans ces tems orageux, notre religion n’a été soutenue que par la sainte ligue ? Henri III a déshonoré le trône ; il vouloit faire un bûcher immense de cette capitale[1] ; tu le sais, tu l’as détesté avec tous les vrais citoyens. Le Navarrois, son allié, respectera-t-il le privilège de nos autels ? Entrant à main armée, l’hérétique renversera toutes nos libertés…

Hilaire fils.

Eh ! il se puniroit lui-même ; il détruiroit son pouvoir. D’ailleurs il ne peut plus être considéré, comme hérétique, s’étant soumis à l’église & ayant fait abjuration publique.

Hilaire pere.

Fausse grimace ! Ruse affectée ! Astuce de guerre ! Il foudroie nos murailles, assiege nos autels, & sa conversion passeroit pour sincere !… Si cette abjuration n’étoit pas un pur acte de politique, il eût donné des preuves d’une soumission parfaite au légat de Rome ; mais il est hérétique au fond de l’ame.

Hilaire fils.

C’est à Dieu seul qu’il appartient de scruter les cœurs & de juger s’ils sont sinceres ou dissimulés. Pour nous, croyons au serment du brave Henri.

Hilaire pere.

Non, je n’y crois point ; c’est un nouveau parjure… Cette absolution ensuite a été donnée contre tous les regles ; & d’ailleurs, elle n’a pas été ratifiée par le pape.

Hilaire fils.

Le pape ! Et Henri a promis devant Dieu !… Le souverain pontife peut bien vouloir l’éprouver ; mais il ne peut s’empêcher de le reconnoître.

Hilaire pere.

Quand il le reconnoîtra, alors il sera véritablement roi de France.

Hilaire fils.

Ainsi la couronne de nos rois seroit entre les mains du saint siege ! Il deviendroit juge de leurs pensées les plus secretes, & jusqu’à ce qu’il lui plût de l’éteindre, il attiseroit le feu de la guerre civile ! La religion, au lieu de désarmer des mains sanguinaires, affermiroit le glaive qui déchire en tous sens le sein de la patrie !… Suffit-il d’être ligueur pour mériter toute croyance ? Le premier fondement de la tranquillité publique réside dans un chef qui réunisse les divers partis qui se choquent ; les désastres, dont nous gémissons, auront toujours le même cours, tant qu’il n’y aura pas un monarque universellement reconnu dans tout le royaume… Les qualités de Henri, sa générosité, sa grandeur lui méritent le sceptre. C’en est fait, je me range parmi les royalistes…

Hilaire pere.

Arrête, infortuné, arrête !… Tu perds ton âme, & je pleure sur toi…

Hilaire fils, en regardant Mlle. Lancy.

Je veux suivre désormais les drapeaux sous lesquels marche le fidele Lancy ; la paix, l’abondance, le bonheur n’entreront dans cette capitale que lorsque ses portes s’ouvriront devant un roi populaire. Il ne faut peut-être qu’une voix pour ramener les François à leur souverain. Eh bien, je crierai : la paix, la paix avec le bon roi ! & les voix de plusieurs se joindront à la mienne… Combien il en est qui gémissent en silence, & qui n’attendent que ce signal pour abjurer la ligue & ses fureurs !

Hilaire pere, avec courroux.

Demeure, jeune insensé, demeure, ou je ne te reconnois plus pour mon fils.

Hilaire fils, avec un cri de douleur.

Mon pere ! Et voilà donc l’ouvrage du fanatisme ! Il nous désunit.

Hilaire pere.

Recevoir un hérétique dans le trône de Saint-Louis ! quel sacrilege ! quelle profanation !… Ah ! je frémis… Ecarte-toi de moi, enfant dénaturé. Je ne puis te pardonner ce blasphême : sors de ma présence, ou repens-toi…

Mad. Hilaire grand’-mere, à son fils.

Hilaire, écoutez : respectez mon petit-fils. C’est Dieu qui l’inspire.

Hilaire pere, avec emportement.

Dites l’esprit de ténebres…

Mad. Hilaire grand’-mere, continuant.

J’ai recueilli toutes ses paroles, & j’y ai reconnu le vrai portrait de ces traîtres, que je croyois des hommes sinceres, & que je me reproche bien aujourd’hui d’avoir écoutés…

Hilaire pere.

Qu’entends-je ! où suis-je !…

Mad. Hilaire grand’-mere, à son petit-fils.

Approche ; je te reconnois… Oui, tu as un sens droit, le sens de ton grand-pere. Il détestoit le langage des hypocrites ; il a prévu tous les malheurs qui nous accablent ; il en accusoit nos prêtres ; il me l’a dit cent fois…

Hilaire pere.

Et vous aussi, ma mere, vous qui fûtes si pieuse, si résignée… Allez-vous perdre en un instant le mérite d’une vie entiere ?… Qui vous a donc tous pervertis à la fois ? Le poison de l’hérésie auroit-il circulé à mon insu dans ma famille ?… O Dieu ! ce seroit là le dernier coup… Frappe, avant que mes tristes yeux soient témoins…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ecoutez-moi, mon fils… Plein de votre probité, vous ne pouvez ajouter foi à certains crimes, qui n’existent que trop. Ici Guincestre, Aubry, ames de la ligue, ont dévoilé les mysteres d’iniquité qui renferment leurs intrigues, leurs attentats, & tous nos désastres.

Hilaire pere.

Et qu’avez-vous entendu ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ici, à cette place même, je les ai entendus profaner la religion qu’ils professent.

Hilaire pere.

Eux ?…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ce sont des monstres, vous dis-je… L’aveu d’une cabale infernale est sorti de leurs bouches. Ils ne me savoient pas si près d’eux, les traîtres !

Hilaire pere.

Ah ! que m’annoncez-vous ?… Se peut-il !… Non…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Leurs complots sont horribles & ténébreux, te dis-je, & je n’exprimerai qu’imparfaitement jusqu’où ils osent aller. Ce sont des fourbes qui se servent de ce qu’il y a de plus sacré au monde, pour étayer leur perverse ambition. Leurs discours m’ont fait frémir : ils annoncent des cœurs atroces & capables de tout enfreindre. Je leur ai peint, dans la premiere chaleur du ressentiment, toute l’indignation que leur fourberie abominable m’inspiroit ; & dans leur lâcheté, ils n’ont su que menacer.

Hilaire pere, avec la plus grande surprise.

Vous menacer, ma mere… vous menacer !… Qu’entends-je !…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Et non me délivrer d’une vie dont je sens tout le fardeau.

Hilaire pere.

En croirai-je ce que vous me dites ?…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Douterois-tu de ce que ta mere te dit ? T’a-t-elle jamais trompé ? Ouvre les yeux ; il en est tems encore… Je les ouvre assez-tôt pour t’éclairer… La vérité est sur mes lèvres avec le dernier soupir.

Hilaire pere, les yeux au ciel.

Dieu ! guide-moi… Est-ce la vérité que j’entends ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Dérobez votre tête à la tyrannie ; brisez le joug qui vous retient ici ; passez avec courage dans le camp de Henri, & rejoignez votre ami de tous les temps, le brave, le généreux Lancy.

Mad. Hilaire, à son époux.

Ah ! cher époux, ses paroles ont allumé en moi un courage nouveau. J’apperçois la ligue sous son vrai jour : adopte nos idées ; rompons l’affreux esclavage où nous captivent depuis trop long-tems des hommes qui n’ont le nom de Dieu à la bouche que pour mieux cacher la cruauté dans leur cœur.

Hilaire pere.

Quoi ! nous aurions été trompés à ce point ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Oui, vous l’avez été, mes enfans… Je vous l’atteste en présence de Dieu, & prête à paroître devant lui.

Hilaire pere.

Quoi ! les mains qui tous les jours touchent les saints autels, ourdiroient ces trames ténébreuses & sanguinaires…

Hilaire fils.

Votre candeur antique & respectable, comme l’a dit ma mere, ne vous a jamais permis de croire à la duplicité, à la trahison de ces hommes qui se montrent sous des dehors religieux, & vous avez confondu la religion & ses ministres ; l’une est sainte, mais les autres sont pervers…

Hilaire pere.

Quoi ! il me faudroit renoncer aux idées les plus consolantes ?… Ah ! j’en mourrai… Que ne suis-je déjà dans la tombe !

Hilaire fils.

Mon père, rendez-vous ; la paix n’est qu’aux pieds du trône d’un bon roi. Malgré le poids de l’âge, ma mere trouvera assez de forces pour abandonner une ville remplie de tant d’horreurs. (A sa grand’-mere.) Nous vous porterons dans nos bras…

Mad. Hilaire grand’-mere, d’une voix affaiblie.

Vous n’aurez pas cette peine-là, mes enfans. (Elle chancele.)

Hilaire fils, d’un ton ému.

Qu’avez-vous ma mere ? (Ils se rassemblent tous trois autour d’elle.)

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ne vous effrayez point… Je lutte depuis trois heures contre mon dernier moment… Tant de coups portés à la fois… Cette nouvelle foiblesse va peut-être en décider… Embrassez-moi tous… Je ne vous vois plus… Je vous bénis, mes enfans !… Dieu, j’ai confiance en vous… Espérez en lui, mes enfans… Attendez sa volonté derniere… Heureux qui peut quitter ce monde sans regrets !… Je suis tranquille… Il y a déjà quelque tems que je ne souffre plus… Mes enfans, non !… La mort n’est pas si terrible qu’on la fait… Je ne me suis jamais trouvée si bien… Qu’on me laisse.

Hilaire pere, dans la plus grande douleur.

Nous vous abandonnerions !… & vous pourriez le croire !

Mad. Hilaire grand’-mere.

Je me sens bien, vous dis-je… Quittez-moi, je n’ai besoin de rien. J’éprouve un sentiment de paix intérieur, qui m’étoit inconnu… oui, mes enfans, Henri triomphera. Mes yeux qui percent l’avenir dans un jour éclairé & nouveau, semblent déjà le voir sur le trône. Il y regne en pere ; il releve la France, il la console. Les François se souviendront long-tems de lui ; & son nom sera le premier gage de l’amour qu’on portera à ses descendans… Que vois-je ? Ce Philippe II, qui dans sa rage ambitieuse a versé sur la France ce déluge de maux… Sa race s’éteint[2] ; & la Providence donne son empire à un descendant de ce même héros dont il vouloit usurper la couronne… Ainsi la Justice éternelle punit & récompense… Mon fils, donne-moi ta main… Où êtes-vous tous ?

Hilaire pere & fils.

Nous sommes dans vos bras.

Mad. Hilaire grand’-mere, se soulevant et retombant.

Mes chers enfans !… Mon dieu !

Hilaire pere.

Elle expire. (Ici se fait un grand silence ; les quatre personnages doivent former un tableau pathétique.)

Mad. Hilaire.

Ne nous abandonnons pas à la douleur, cher époux. Hâtons-nous d’exécuter ses volontés dernieres. (A Mlle. Lancy.) Lancy, arrachons-les du triste objet qui les consume… Je crains qu’ils n’y succombent.

Hilaire pere, avec désespoir.

Laissez-moi expirer à ses pieds… O mon Dieu ! (Il prie.)

Mad. Hilaire.

Il te reste une épouse, un fils : supporte la vie pour eux.

Hilaire pere, après un long silence, s’éloignant du corps de sa mere.

Vous l’exigez… Rendons-lui les derniers devoirs, & quittons cette ville. Je me souviendrai de ses dernieres paroles. Elle ne seront pas vaines… Je me rends à vous, mes enfans. Oui, soyons royalistes… (Sa famille le presse dans ses bras, avec les témoignages de la reconnoissance. Levant les mains au ciel & contemplant sa mere.) Je ne t’entendrai donc plus, ô femme respectable, ô bonne mère !… Tu meurs dans ce calme paisible qui n’appartient qu’à la vertu. Et moi, la douleur, la honte, le regret d’avoir été abusé, toutes les passions tristes, pénibles, agitent mon ame… Je me trouvois si heureux d’avoir encore ma mere, de lui payer mon tribut de respect et d’amour ! Je me flattois de l’accompagner de mes soins dans une vieillesse encore plus avancée. Ces longs troubles, cette famine, ces attentats m’ont ravi de ses années celles qui m’étoient les plus cheres, celles où j’aurois pu m’acquitter envers elle de tant de soins prodigués à mon enfance ! Ame céleste ! le corps que tu as habité n’inspire aucune terreur à ton fils. (Il se jette sur le corps de sa mere.) Il fut le temple des vertus douces et courageuses. C’est un dépôt que la terre ne gardera pas long-tems, & que le ciel doit recevoir. Tu m’as instruit, tu m’as ouvert les yeux ; c’est ton dernier bienfait : il vivra dans ma mémoire, & je me trouve pénétré d’une horreur inexprimable, en découvrant l’affreux tableau qui m’est enfin dévoilé.

Hilaire fils, avec impétuosité.

Vous pleurez !… Et moi, témoin de son trépas hâté par ces barbares, je jure sur ce corps sacré de venger sa mort. Ses derniers mots, descendus au fond de mon cœur, y ont déployé une force toute nouvelle… Je jure de poursuivre les Seize & les Espagnols, de m’armer contre ces infames oppresseurs, de mettre un frein à leur atrocité, de me dévouer tout entier au roi légitime, de fermer la bouche à ces cruels théologiens qui ont travaillé à éteindre dans le cœur des catholiques toute fidélité à leur souverain, & qui, rompant ses liens nécessaires de l’obéissance & de la subordination, établissant une autre autorité que celle du prince, ont été cause de tous les maux horribles qui ont couvert le royaume ; je jure enfin d’écraser le serpent du fanatisme, qui s’est replié de tant de manières pour exhaler ses poisons. Je remets à Dieu qui m’a protégé jusqu’ici, & dont je crois suivre en ce moment l’auguste & sainte voix, je lui remets ma vie entière, la consacrant à mes concitoyens. Si la mort m’enleve, mon trépas du moins ne sera pas infructueux ; mes jours auront été prodigués pour ma patrie. Que je sois en butte à tous les traits des ennemis de la France, & qu’elle soit sauvée !… Adieu ; vous entendrez tous parler de moi : je rejoins le pere de Lancy.

Hilaire pere.

Mon fils ! que ton courage héroïque soit plus calme.

Mad. Hilaire.

Hilaire ! que ta vertu ne soit pas imprudente.

Mlle. Lancy.

Allons tous ensemble nous jeter dans le camp du roi.

Hilaire fils, dans la plus grande agitation.

Non, je veux être seul. Sa mort sera vengée, vous dis-je… O mes amis, mes concitoyens ! vous me verrez, vous m’entendrez ; accourez tous à mes cris douloureux ; venez vous joindre à mon désespoir ; venez, & délivrons la patrie de ses horribles persécuteurs. (Il sort sans vouloir rien entendre.)



Scène VIII.

HILAIRE, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Mlle. Lancy.

Il va obéir à ses transports ; il nous quitte, il va se perdre.

Mad. Hilaire.

Hélas !

Hilaire pere.

Que le Seigneur le couvre de ses ailes, pour récompenser sa piété filiale ! Je ne compte plus sur un bras de chair, & n’espere plus qu’en Dieu.

Mlle. Lancy.

Quoi, tant d’assauts m’étoient réservés ! Et comment pourrai-je les supporter ! Tous les traits de la guerre civile sont venus se réunir contre moi ; & pour un moment d’espérance, la crainte & la terreur m’agitent sans cesse… Mais que vois-je ! les voici encore. Ah, grand Dieu ! ils amenent quelques nouveaux désastres… (On voit une foule de satellites armés.)



Scène IX.

ACTEURS précédens, AUBRY, suivi des satellites des Seize
Aubry.

Entrez, entrez, vengeurs des catholiques & de nos saints autels… Nous avons entendu soutenir dans cette coupable maison, qu’un hérétique relaps, impénitent, chef, fauteur, défenseur public des hérétiques, soi-disant roi de France & de Navarre, condamné & excommunié par le pape, pouvoit avoir quelque droit à la couronne ; & comme une telle proposition est visiblement absurde, schismatique, erronée, blasphématoire, sacrilege, remplie d’impiété, & dictée par un esprit de révolte contre l’église & de sédition contre les vrais citoyens, nous venons à l’effet que, défendant les privileges des catholiques, vous fassiez justice selon votre charge, qui est de traîner en prison ces malheureux hérétiques, comme châtiment préliminaire du supplice qui leur est destiné. (Les satellites environnent Hilaire & sa famille, & les chargent de chaînes.)

Hilaire pere.

Imposteur barbare, c’est toi qui te disois mon ami !…

Aubry.

Dieu l’emporte. Sa cause…

Hilaire pere.

La cause de Dieu ! Monstre ! j’ai été trop crédule. J’ai mérité mon malheur. Mais je m’éleve au-dessus de tes fureurs. Je ne m’attendris que sur ces femmes. Tu signales contre elles tes lâches vengeances. Va, j’ai le droit de te mépriser au fond de mon âme ; mais mon fils, du moins, mon fils est à l’abri de tes coups. C’est une victime chere qui t’est échappée. (Lui montrant le corps de sa mere.) Assouvis ta rage. Regarde ! ce n’est pas la cent millieme victime que tes pareils ont immolée. Jouis d’un spectacle fait pour ton cœur ; repais-en tes avides regards… Acheve : ton triomphe ne sera pas long…

Aubry, à part.

La vieille est morte ; mais elle a parlé. (Haut.) Que le corps de cette femme, décédée dans des sentimens hérétiques, soit privé de la sépulture des fideles. Elle est réprouvée également & de l’église & de Dieu, & livrée à cette heure à la damnation éternelle. Que son corps soit traîné à la voirie, en attendant qu’il ressuscite pour rejoindre aux enfers son âme abominable…

Hilaire pere, enchaîné, avec fureur.

Démon de la terre ! quel que soit le jugement de Dieu sur elle, va, il y aura toujours un espace infini entre son ame & la tienne. Les tourmens que tu inventes ici bas, les bûchers que ta rage allume, tu voudrois en pousser, en attiser les flammes jusques dans un monde inconnu ; mais c’est là qu’un Dieu t’attend ! Ce Dieu que tu blasphèmes, jugera qui de nous aura mieux suivi les saintes lois qu’il a données aux hommes. Tu oses faire de l’Être suprême le ministre obéissant de tes fureurs ; & lorsque la mort, malgré toi, secourable aux malheureux, te dérobe & t’enlève tes victimes, tu voudrois l’établir bourreau éternel de tes vengeances ! Tu le confonds donc avec les monstres vils qui te servent & t’environnent !… Va, si tu ne trembles point devant son œil ouvert, tu n’en ressentiras pas moins le poids redoutable de sa justice.

Aubry.

Délivrez-moi de ces huguenots. Plongez-les dans les plus affreux cachots, & que mes ordres soient exécutés en tout point. (On entraîne Hilaire, sa femme & Mlle. Lancy.)

(On enleve le corps de la vieille ; & les satellites, en l’enlevant, se disent entr’eux :)

A la voirie ; c’est une damnée ; à la voirie.



  1. Il paroît prouvé par l’histoire, que Henri III après avoir été foible, passa à l’autre extrêmité & devint furieux. A la tête d’une armée de quarante mille hommes, il médita la ruine de la capitale, comme le foyer de la rébellion ; mais lui-même en étoit le principal auteur. Il s’écria, dit-on, en regardant Paris des hauteurs de Saint-Cloud, où il étoit campé : encore quelques jours, & on ne verra ni tes maisons, ni tes murailles, mais seulement le lieu où tu auras été. Le poignard de Clément parut donc aux yeux des Parisiens avoir sauvé la capitale & le royaume. Jamais la mort du plus odieux tyran ne fut apprise avec de plus grands transports de joie. Henri III avoit donc réellement blessé & irrité la nation.
  2. On peindra dans une autre piece de théatre ce sombre & profond caractere qui appelle les couleurs dramatiques.