La Destruction de la Ligue, ou la Réduction de Paris/Acte IV

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ACTE IV.


(Le théatre représente l’intérieur de la Bastille[1] ; sur le côté droit est un cachot éclairé foiblement par une grosse lampe suspendue en-dehors. La grille du cachot laisse appercevoir Hilaire, sa femme & Mlle. Lancy, enchaînés à différentes distances, & dans des attitudes qui laissent douter s’ils respirent encore. Le côté gauche de la prison forme jusques sur le devant de la scene un lieu séparé, dont la voûte s’enfonce dans les ténebres ; elle est à demi éclairée, & laisse voir une partie de sa profondeur. Sur le devant de cette partie de la prison, est une table gothique sans nappe, sur laquelle on voit des pieces froides, du bœuf salé, de gros pains, des cruches de vin. Plusieurs ligueurs mangent & boivent, se parlent à demi voix & en gesticulant ; ce demi-silence est interrompu par les cris plaintifs des prisonniers, dont la voix perce la voûte.)



Scène premiere

TROUPE DE LIGUEURS SUBALTERNES.
Un Ligueur, versant du vin à un autre.

A toi, Louchard… à toi, Anroux… Tu as vigoureusement aidé à porter la châsse de sainte Genevieve, qui fait tomber de la pluie dans la sécheresse, & qui à plus forte raison doit empêcher le Béarnois d’entrer dans Paris… Tes larges épaules ployoient sous le faix… Reprends des forces, pour reporter demain la patronne… Elle ne sauroit manquer de faire le miracle qu’on lui demande[2].

Un autre Ligueur.

Je suis tout en eau… J’ai assez crié dans les rues de Paris contre le roi de Navarre, pour boire un coup.

Louchard.

J’ai exhorté tout le monde à faire un massacre général des royalistes, & à dire que le paradis seroit ouvert à tous les exécuteurs de cette bonne œuvre ; mais chaque jour il y a du relâchement dans la foi… Il fut un temps où l’on auroit servi avec plus de zele la sainte union. Qu’en dis-tu, Anroux ?

Anroux.

Il est bien vrai ; mais il ne faut pas désespérer… J’ai répandu par-tout que nous avions des magasins d’armes, des lances à feu, de la poix & toutes sortes de matieres combustibles toutes prêtes, pour embraser & consumer la ville, si l’on ne pouvoit autrement en fermer l’entrée au Navarrois… Ces menaces ont fait leur effet.

Louchard.

Je ferai plus que des menaces, moi : qu’on me laisse agir. C’est moi, mes amis, qui, aidé d’un brave jésuite, ai renversé de mes mains, il y a deux ans, l’échelle chargée d’hommes prêts à s’élancer sur le rempart du quartier saint-Jacques ; j’ai fait manquer l’escalade. J’ai réveillé le corps-de-garde ; & les tambours, grâce à moi, ont sonné l’alarme…[3]

Un autre Ligueur, lui versant à boire.

Fort bien ! Pour cela bois un coup.

Un autre Ligueur.

Ma foi, me voilà bien repû.

Un autre Ligueur.

Le vin des Espagnols est fort bon. Il donne courage à la besogne.

Plusieurs Voix sortant des cachots, dont quelques-unes sont éteintes.

Ayez pitié de nous !… ayez pitié de nous !…

Une Voix seule.

Ou rendez-nous la vie… ou donnez-nous tout-à-fait la mort !

Plusieurs Voix

Au nom de Dieu… au nom de l’humanité… au nom de tout ce qui peut vous être cher… Prenez donc compassion de nous !

Louchard.

Oui, oui, pitié de vous, misérables huguenots ! Crevez, crevez ; allez à tous les diables.

Anroux.

J’aurois plutôt pitié d’un chien… Qu’ils crevent ces damnes d’hérétiques… autant de places nettes pour ceux qui viendront.

Louchard.

Mais, messieurs, voici l’heure d’aller entendre à Saint-Merry le curé de Saint-Benoît[4]. C’est un bien habile homme que ce prédicateur. Quel foudre d’éloquence ! Comme il tonne contre les royalistes ! Comme il terrasse l’hérésie ! Comme il défend la cause de Dieu ! Il a prouvé au doigt & à l’œil que la conversion du Béarnois n’étoit que feintise, hypocrisie, & que son absolution le rendoit encore plus damnable qu’auparavant. C’est avec des traits tirés des saintes Ecritures, qu’il rapproche les tems & les lieux ; & les exemples héroïques qu’il offre à la multitude, sont bien choisis, vous en conviendrez. Ah ! que n’est-il plusieurs auditeurs comme Barriere, qui sut mettre à profit toutes ces saintes exhortations ! On ne saisit pas si bien aujourd’hui le sens des divines Ecritures ; elles ordonnent manifestement la mort des impies. Si le succès n’a pas suivi l’acte méritoire de celui qui s’était dévoué pour la cause commune, son ame, mes amis, n’en est pas moins devant Dieu ; & c’est du haut du ciel qu’il nous exhorte aujourd’hui à l’imiter.

Anroux.

Il faudrait douze prédicateurs de cette force pour bien toucher les cœurs, car ils sont endurcis ; mais les grands talens sont rares… Allons, je ne veux pas manquer le sermon. Il prêcheroit dix heures de suite, que je l’écouterois avec la même attention. Quel style ! quelle véhémence !… Messieurs, s’il se trouvoit dans l’assemblée quelque hérétique qui parût ne point goûter ses discours, ayez soin de le suivre de l’œil, & qu’au sortir de l’église il soit arrêté & enlevé sur-le-champ… Prenez-y garde…

Troupe de Ligueurs, en tumulte.

Oui, oui, nous n’y manquerons pas ; & ceux qui s’aviseront de dormir, nous soutiendrons qu’ils ont ri.

Un Ligueur.

Nous aurons l’oreille en l’air, & l’œil sur l’assemblée ; laissez-nous faire.



Scène II.

BUSSI-LE-CLERC, VARADE, MONTALIO, AUBRY.

(Dès qu’ils arrivent, les ligueurs subalternes se levent avec respect, se tiennent debout, & l’on sert de nouveaux plats sur une table plus large et plus commode.)

Bussi-le-Clerc

Présentement que vous avez repris des forces, retournez tous à vos postes… Espionnez les discours, devinez les regards, & interprétez jusqu’au silence. Au moindre soupçon, amenez ici pêle-mêle & sans distinction, ceux dont la physionomie seroit équivoque. Il vaut mieux arrêter dix personnes que de laisser échapper un hérétique… Allez, il y aura de la place pour tout le monde… Je fais creuser quelques cachots de plus, & ce sera bientôt fait… Parlez avec emphase de nos partisans ; exagérez leur nombre & leur force, & venez me rendre compte de tout. (Les Ligueurs subalternes saluent, & vont pour sortir. Il les arrête.) Faites sur-tout comme si vous étiez exténués par la famine ; & quand vous serez auprès de quelque bon catholique prêt à rendre l’ame d’inanition, prenez garde que votre son de voix ne trahisse le bon repas que vous avez fait. (Les Ligueurs subalternes se retirent.)



Scène III.

ACTEURS précédens, BUSSI-LE-CLERC.
Bussi-le-Clerc.

Eh bien ! messieurs, nos provisions, comme vous voyez, ne manqueront pas de si-tôt. Vos craintes étoient bien frivoles. J’ai mis ordre à tout, & j’ai le plaisir de vous annoncer que nous avons des vivres pour six mois.

Varade, souriant.

Bon ! six mois !… L’élection qui va se faire, déterminera l’armée qui nous délivrera du Béarnois. Les troupes de Philippe II ne retourneront pas à Madrid sans coup férir. Ses intrigues ont amené à lui les secrets des princes, & du fond de son cabinet, il suit de l’œil tous les mouvemens de l’Europe. Sa puissance est un colosse qui peut reposer sur plus d’un trône à la fois ; ses drapeaux flottans & sur-tout ses trésors acheveront le reste. Cette vieille loi salique, loi puérile & ridicule, sera annullée de plein droit. L’infante Isabelle, fille d’un roi catholique, succédera à la couronne, & donnera sa main à un prince du sang. Vous voyez que déjà les troupes de Philippe sont maîtresses de la capitale ; & l’on ne sauroit leur porter trop de vénération, car elles protegent l’église en conservant le catholicisme sur le trône.

Bussi-le-Clerc.

Pour jouir d’un si grand avantage, on peut bien soumettre la France à une domination étrangere. Eh ! qu’importe après tout celui qui aura la couronne en tête, pourvu qu’il regne suivant notre volonté ?

Montalio.

Mais, messieurs, auroit-on jamais pu s’imaginer que le Navarrois eût résisté si long-tems à cette foule d’ennemis, à l’or des Espagnols, au glaive de Mayenne, aux foudres de Rome, à l’enthousiasme frénétique de tout un peuple ? Rien n’a pu l’intimider. Cet homme-là est d’une intrépidité qui me fait toujours frémir. Nous ne serons jamais tranquilles tant qu’il vivra.

Aubry.

C’est ce que j’ai toujours dit. Ne chantons pas trop victoire. Il a un bras & une santé de fer : aucune fatigue n’abat son courage. Il faut le voir dans les batailles. Il est partout. Son activité le multiplie. C’est une tête forte, une tête, entre nous, comme il en auroit fallu une à notre parti. Depuis la mort de Guise, nous n’avons guere eu que des lâches ou des insensés… Il faudra, pour l’abattre, se porter à des résolutions, j’ose le dire, extrêmes.

Montalio.

Messieurs, ce qui m’intrigue le plus, c’est cette abjuration faite à S. Denis. Il s’est servi, cette fois, de nos propres armes. C’est un tour adroit de sa part, qui peut trancher bien des difficultés ; & le chemin de la messe pourroit fort bien devenir la route du trône.

Varade.

Il a été très-bien conseillé… C’est une ruse, pour un soldat, à laquelle nous ne nous attendions pas ; mais, malgré cette démarche, il n’en est pas encore au point qu’il s’imagine : il faut que le souverain pontife prononce l’absolution, afin qu’elle soit valide aux yeux de l’église, & Clément VIII ne se conduit pas aisément. Quand il ne feroit que temporiser, selon la politique italienne la plus commune, il le meneroit encore loin… Savez-vous d’ailleurs, messieurs, quelles sont les formules prescrites ? C’est ici vraiment que nous l’attendons… J’en ris d’avance.

Bussi-le-Clerc.

Nous ne sommes pas trop au fait ; mais plus on inventera de difficultés, plus nous pourrons nous flatter de la victoire…

Montalio, à Varade.

Vous pouvez détailler ici sans crainte tous les artifices que Rome compte employer… Enseignez-nous…

Varade, avec emphase.

Eh bien, messieurs, sachez que, pour que Henri de Bourbon soit absous, il faut que ses représentans se mettent préalablement à genoux, à la vue de tout le monde, devant le pape ; qu’ils soient frappés sur les épaules de sa baguette, comme pénitens publics, tandis que le chœur récitera le Miserere[5], dont le chant précède ordinairement le supplice des criminels ; & pour parvenir à cet avantage-là seulement, il y aura des conditions si amples, si dures, si extrêmes, dont j’ai déjà pris soin d’envoyer le modele, que toutes ces obligations personnelles révolteront un caractère aussi vif que le sien… Il n’y tiendra pas, & je vous le garantis encore non absous dans trente ans.

Montalio.

Tant mieux ! Qu’il soit toujours hérétique, cela est très-important pour nos intérêts.

Aubry.

J’ai furieusement déclamé contre lui toute la journée ; j’en ai gagné une altération… (Il boit.)

Montalio.

Je suis insatiable aujourd’hui. En courant exhorter les autres à souffrir la disette, on gagne un violent appétit. (Il mange.)

Bussi-le-Clerc.

Allons, mes amis, prenons force & courage ; vive la ligue ! Les Bourbons étant hérétiques, ne peuvent occuper le trône. Chassés à jamais eux & leur postérité…[6] Vous souvenez-vous, quand j’ai amené ici tout le parlement comme un troupeau de moutons ? Ces vieilles robes noires, si redoutées, si redoutables, n’ont pas fait la plus légere résistance.[7] Je rirois bien, si un jour j’allois tenir de même le Navarrois ! Je serois homme à l’arrêter tout comme un autre.

Montalio.

Et pourquoi pas ?

Bussi-le-Clerc.

Il seroit sous bonne garde, je vous en réponds. Les députés du conseil des douze lui feroient son procès à huis clos, pour éviter le scandale, comme aux conseillers… Eh, messieurs ! n’a-t-il pas entretenu commerce avec les hérétiques, avec les ennemis de la religion et du royaume ?… Jugez-le vous-mêmes. La loi est formelle… La tête sur l’échafaud.

Montalio.

Oh ! cela iroit sans difficulté.

Varade.

Mais le tout seroit de l’arrêter ; & il n’est pas aisé à prendre.[8]

Aubry, riant.

Bien dit… Mon avis à moi, est qu’il faudroit imaginer un moyen plus court & plus sûr ; un moyen autorisé sur-tout par quelque exemple puisé dans les saintes Écritures : il n’en manque point, comme vous savez… Mais, je le répete en gémissant, on ne sait point prendre un parti décisif. On est trop circonspect dans de pareilles circonstances.

Varade.

Ces mêmes circonstances exigent que l’on attende encore.

Aubry.

Vous le voulez, soit. (Présentant un morceau à Varade.) Avouez que c’est un grand plaisir d’avoir de quoi manger, lorsqu’on entend dehors crier famine.

Varade.

Messieurs ! les prisons nous servent de forteresses, en attendant que les palais nous servent de récompense.

Aubry.

Bonne prédiction ! Mais faisons qu’elle se réalise…



Scène IV.

ACTEURS précédens, GUINCESTRE, et plusieurs autres ligueurs distingués.

Ils entrent, ferment la porte, et joignent la table, où on leur fait place.

Guincestre, à Aubry, en entrant.

Tu les as fait arrêter ?

Aubry.

Je t’ai dit que j’en faisois mon affaire. Nos satellites ont investi la maison, & y sont entrés sans autres formalités. Il s’est répandu en déclamations vagues que je n’ai point écoutées… Je les ai fait jeter dans un cachot, où je doute qu’ils respirent encore.

Guincestre.

Il étoit à craindre que l’on ne vînt à ébruiter nos discours. Il ne faut qu’une voix pour en ameuter cent, puis mille, puis tout un peuple ; & celui que nous dominons est si inconstant !… Et cette vieille est morte ?

Aubry.

Oh ! très-morte… & de plus à la voirie.

Guincestre.

Bon, tout est en règle. (S’asséyant à la table.) Présentement je suis à vous, messieurs.

Bussi-le-Clerc.

Et toi, qu’as-tu fait, Guincestre, depuis que nous nous sommes quittés ?

Guincestre.

J’ai couru partout pour intimider ceux qui sont enclins à parler de capitulation. Quand quelqu’un crioit, la paix, la paix, & qu’il ne valoit pas la peine d’être arrêté, trente voix, jointes à la mienne, absorboient ce faible murmure, en criant bien plus haut : mort, mort aux lâches chrétiens qui parlent de se rendre ! J’ai répandu que les flambeaux n’attendoient que le signal pour consumer les maisons, si les Parisiens se montroient sans foi & découragés ; & tout en même tems je leur donnois la ferme espérance de repousser les assaillans. Enfin, maîtrisant à mon gré les imaginations craintives, j’ai gravé dans les ames les impressions les plus utiles à nos projets. J’ai parlé avec ce ton qui soumet les plus incrédules ; je leur ai montré des convois nombreux & imaginaires, qui sont à la veille, disois-je, de rafraîchir la ville. Ils sont souffrans, par conséquent disposés à croire : les acclamations de joie sortoient, je ne sais comment, de leurs poitrines épuisées.

Bussi-le-Clerc.

Mayenne est aussi d’une lenteur… Cet homme-là est inexplicable… Toujours incertain… Il fera bien d’arriver promptement, & avec une bonne armée : autrement nous ferons un coup de désespoir, & alors on verra beau jeu.

Aubry.

Je suis de cet avis. Pour punir l’irrésolution de Mayenne, il n’y aura qu’à lâcher cette populace obéissante & féroce, & l’armer de flambeaux. Prompte à s’émouvoir, elle se répandra comme un torrent ; elle ne connoît plus de frein, dès qu’elle est une fois livrée à sa fougue… Le Navarrois, en entrant dans la ville, n’y trouvera plus que des ruines & des cendres.

Guincestre.

Ce sera là notre derniere ressource ; mais il ne faut pas l’employer encore. Ne détruisons pas aujourd’hui imprudemment ce qui pourroit nous appartenir demain. J’ai conçu de nouveaux soupçons qu’il faut que je vous confie. J’appréhende des intrigues de la part de plusieurs de nos chefs. Malgré la confiance que nous sommes obligés de témoigner au gouverneur, j’ai lieu de me méfier de lui. On trame, on négocie secrétement. Si Brissac alloit faire sa paix à nos dépens, s’il alloit vendre les clefs… Il faut que toutes ses démarches soient éclairées.

Aubry.

Vos craintes sont fondées. Je n’aime point Brissac, & ne lui ai point vu donner le gouvernement de cette ville avec plaisir. Depuis peu sur-tout, il a changé différens postes, & cela doit inquiéter… Je ne sais trop ce qu’on en doit penser.

varade.

Messieurs, ne vous forgez point de chimériques terreurs. Il faut savoir envisager les divers événements d’une guerre civile d’un œil ferme, sans crainte & sans audace. Les Seize, sous main, ont tenu une assemblée, il est vrai, mais sous les auspices même de Brissac ; & cette circonstance décisive doit calmer vos alarmes. Brissac n’en est pas moins gardé à vue ; car il pourroit faire ses arrangemens particuliers, par foiblesse ou par ambition. On a mis Halfrenas & Turiaf à sa suite ; ils ont avec eux des gens déterminés : ils sont tous déguisés ; leurs poignards l’environnent, sans qu’il s’en doute… Au moindre soupçon, c’est fait de lui.

Aubry, avec emphase.

Voilà ce qui s’appelle prévoir avec génie.

Varade.

S’il vous faut un œil vigilant & toujours ouvert, reposez-vous sur moi, j’ose le dire… Mais qui nous vient encore ?

Aubry.

C’est Turiaf lui-même et Halfrenas.



Scène V.

ACTEURS précédens, TURIAF, HALFRENAS.

En entrant, ils se dégagent de leurs manteaux, et posent leurs poignards sur la table.

Varade.

Eh bien, mes amis ! où en sommes-nous ?

Bussi-le-Clerc.

Sachons ce qui s’est passé de nouveau.

Turiaf, au milieu des ligueurs.

Rassurez-vous ; tout est tranquille & dans l’ordre : nos craintes étoient vaines. Brissac, observé de toutes parts, n’a laissé échapper aucun signe de trahison ; mais on ne sauroit jamais pécher par excès de vigilance. Nous avons épié ses moindres actions ; nous avons suivi tous les mouvemens qu’il s’est donnés et qui nous inquiétoient. Tous sont favorables à la défense de la ville. Il n’y a eu aucune sorte de communication entre lui & l’armée ennemie ; ses dispositions y sont même contraires. Nous vous avions promis de ne pas le quitter de vue qu’il ne fût rentré chez lui ; il est présentement dans son hôtel, & va prendre du repos. Mais quatre espions veilleront à sa porte. Nous allons profiter du moment où il sommeillera, pour fermer un peu l’œil ; car nous tombons de lassitude… Il n’y a rien à craindre pour cette nuit, nous en sommes garans.

Bussi-le-Clerc.

En cas d’alerte, nous serions bientôt éveillés & sous les armes.

Turiaf.

Vous pouvez dormir tranquillement.

Aubry, à Halfrenas et Turiaf.

Mais dans quelle bonne rencontre vous êtes-vous donc trouvés, que vous ne voulez rien prendre ?

Halfrenas, avec une certaine dignité.

Nous sortons de chez Landriano.

aubry

Ah, je ne m’étonne plus ! Il est pour le moins aussi bien fourni que nous.

Turiaf.

Je vous en réponds… Je lui devois rendre un compte exact de notre marche. Il m’a fort applaudi. Nous nous sommes entretenus de nouveaux projets, au conseil desquels vous êtes invités pour demain à dix heures.

Varade.

J’en étois déjà instruit… Nous nous y rendrons. Allons, mes amis, à demain à dix heures.

Guincestre, saluant Varade.

A demain, vénérable… Toi, viens, mon cher Aubry : nos travaux, à nous, se prolongent quand les autres reposent. Nous n’avons pas encore tout achevé. Allons nous rendre à notre poste ordinaire. Dans quelques jours, nous serons amplement dédommagés de nos fatigues journalieres.



Scène VI.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY, après un silence.
Mlle. Lancy, du fond des cachots, avec un long soupir.

Ô mon dieu !… où suis-je ?

Hilaire pere.

Lancy !… tu respires encore !… Infortunée !… Ton sexe & ton âge n’ont point attendri tes bourreaux !

Mlle. Lancy.

Les barbares ! comme ils vous ont traité ! comme ils ont traité votre épouse !

Hilaire pere.

Aura-t-elle succombé dans l’horreur de ces lieux ? Chere épouse, unique amie !… tu ne m’entends donc plus !…

Mad. Hilaire.

Hilaire ! mon époux ! mon ami !… Je renais à ta voix !

Hilaire pere.

O nouveau tourment ! je frémis de vous entendre. Je suis coupable de ne vous avoir pas crus plus tôt… Je suis la cause de vos maux… Je voudrois réunir sur moi seul tous ceux qui vous accablent… O malheureuse compagne, si je pouvois seulement te toucher la main, la presser dans la mienne, pour dernier témoignage de ma tendresse !… Ne pouvant te voir, je te tends du moins les bras.

Mad. Hilaire.

Les miens sont brisés sous la pesanteur des chaînes, & mes efforts sont vains… Et toi, pauvre Lancy ! chere fille, toi l’objet des vœux constants de mon fils, voilà donc ta destinée !… Pourquoi es-tu venue au-devant de ton malheur !… Hilaire est absent de ce lieu d’horreur… Mais l’espérance de le revoir s’éteint, hélas, avec ma vie !…

Mlle. Lancy.

Son image ne m’abandonne point… Mes derniers soupirs s’adresseront à lui… Qu’il vive, & que j’expire… Je sens plus que jamais combien mon cœur étoit à lui… Vous le dire en mourant, afin qu’il l’apprenne de vous après ma mort, est une espece de consolation qui me soulage en ces momens… Oui, j’étois née pour l’aimer… & je meurs. (Ici on entend le bruit éloigné des tambours. Bruit sourd & confus.)

Hilaire pere.

Quel bruit sourd interrompt le silence de cette affreuse solitude ?

Mad. Hilaire.

Le son du tambour semble résonner au loin, & vient mourir sous ces voûtes lugubres.

Hilaire pere.

Écoutons ! On diroit des soldats qui marchent en ordre de bataille.

Mad. Hilaire.

Si c’étoient des soldats de Henri, de ce prince magnanime !…

Mlle. Lancy.

Des cris de joie semblent percer confusément à travers ce tumulte.

Cris des Prisonniers, qui occupent le haut de la prison.

Délivrez-nous ! Nous périssons ! Nous périssons ! Délivrez-nous !

Une Voix seule

Sauvez-nous ! Nous mourons !

Hilaire pere.

Entends-tu les cris de nos compagnons d’infortune ?…

Mad. Hilaire.

Ils augmentent ma terreur… C’est à coup sûr quelqu’événement extraordinaire.

Hilaire pere.

Je le crois… Mais, hélas ! séparés des vivans, nous ne pouvons savoir ce qui se passe au-dessus de nos têtes… Et toi, Lancy, ma chere fille, que penses-tu ?

Mlle. Lancy.

C’est peut-être l’appareil de quelque assaut, où le sang va couler encore… O dieu, épargne mon père !

Hilaire pere.

Nous sommes dans ces mêmes antres où ils ont traîné ces vénérables magistrats que leurs mains meurtrieres ont osé attacher à un infame gibet.[9] Ligue odieuse, désolation de ma patrie, je te confondois avec l’auguste religion !… Ah ! je le vois trop tard, l’on s’est toujours servi du nom de Dieu, pour faire le malheur des hommes… Pardon, ô mon Dieu ! j’étois trompé. Ta loi seule est adorable ; la loi ne commande qu’amour, que charité… Toute autre est dictée par l’imposture… Les perfides, comme ils sont doux, flatteurs, hypocrites, quand ils veulent persuader ! Comme ils sont cruels, féroces, dénaturés, quand ils ont la force en main !… Je ne l’aurois jamais cru.

(Un bruit très-fort se renouvelle & s’approche jusqu’aux portes. On entend un geôlier ouvrir ; il traverse la scene, va frapper à une porte : il est suivi d’Aubry qui arrive à la même porte à la hâte, & qui appelle à haute voix le gouverneur de la Bastille. Le gouverneur descend, accompagné de Turiaf & de Halfrenas.)



Scène VII.

ACTEURS précédens, BUSSI-LE-CLERC, TURIAF, HALFRENAS, AUBRY.
Bussi-le-Clerc, à Aubry.

Eh bien, qu’y a-t-il donc ? Vous êtes tout interdit, votre visage est altéré.

Halfrenas
.

Parlez-nous donc.

Aubry.

Que je reprenne haleine ; j’ai peine à retrouver mes sens… Des troupes que je ne connois point, à la faveur des ténebres, se répandent dans tous les quartiers, et s’emparent, les drapeaux au vent, des places et des carrefours.

Bussi-le-Clerc.

Serait-il possible ?

Turiaf.

Mais ce ne peut être que l’armée que l’on attendoit… Remettez-vous…

Aubry, avec colere.

Et non, non, vous dis-je… J’ai des yeux… Ce ne sont pas là les soldats de la ligue.



Scène VIII.

ACTEURS précédens, GUINCESTRE.
Guincestre, arrivant hors d’haleine.

Nous sommes perdus ; la ville est livrée ; les portes sont ouvertes à Henri. Ces tambours que vous entendez, ce sont ses troupes… Brissac nous a trahis…

Turiaf.

O fureur ! malheureux que je suis !… Mon poignard était si près de son cœur ; pourquoi ai-je différé de frapper !

Halfrenas.

J’avais un pressentiment confus ; que ne l’ai-je écouté !… Comme il a su nous tromper ! O rage ! (Il enfonce son poignard dans une porte, comme s’il assassinoit Brissac.)

Aubry.

Rougissez de l’avoir été…



Scène IX.

ACTEURS précédens, VARADE.

Varade Indignes & lâches espions !… Remettez à de pareilles gens le sort des états ! Que n’ai-je pu tout voir, tout examiner, tout suivre de mes propres yeux ![10]

Halfrenas.

Vous étiez vous-même dans la plus parfaite sécurité…

Varade, avec un cri sourd.

Eh, oui, d’après vos malheureuses instructions… Je me déteste, je me méprise moi-même de vous avoir écoutés. Brissac s’est vendu au Navarrois. Henri entre victorieux… Quelle honte pour notre parti ! Et comment n’avons-nous pas su prévoir que Brissac céderoit à la soif de l’or & de la faveur ?

Bussi-le-Clerc.

Mais nous pouvons tenir quelque temps dans cette forteresse, canonner la ville ; & qui sait encore ce qui arrivera ?

Varade.

Espoir inutile ! Nous sommes environnés & sans défenses. Le peuple ignore même ce qui s’est passé ; il s’éveille à peine… Brissac attendoit les troupes qu’il avait fait cacher… Les portes s’ouvrent à son ordre, les barrieres tombent, et les soldats royalistes sont entrés en silence ; ils se sont emparés sans bruit des places & carrefours.[11] La bravoure anime un seul corps-de-garde espagnol, qui veut s’opposer au passage. Ce corps fidèle est enveloppa & massacré…[12] Henri s’avance au milieu d’un gros corps de noblesse. Mais, ce qui m’indigne le plus que cette marche ressemble moins à une entrée militaire qu’à un triomphe pacifique ; on le diroit affermi sur le trône depuis long-tems. Le croirez-vous ? après une si longue résistance, & marquée par tant d’actes de courage, pas un seul catholique, vengeur de la religion & de l’état, n’a tendu une chaîne, n’a élevé une barricade ; pas une seule main furieuse ou désespérée n’a su lancer de dessus un toit une pierre, une poutre, une tuile. Il ne falloit qu’un coup tiré par un brave et digne citoyen, pour mettre tout en mouvement & sauver la ville & la France… Quel peuple ! Il n’aura jamais une base stable…

Cris du Peuple.

Vive Henri ! Victoire au grand roi !

Cris des Prisonniers, qui percent la voûte.

Vive Henri ! Vive celui qui nous délivre !

Guincestre.

J’entends la hache qui enfonce les portes…

Cris du Peuple.

Vive Henri ! Victoire au grand roi !

Halfrenas.

Entendez-vous ces cris ? O rage ! Où nous sauver ?

Bussi-le-Clerc.

Puisqu’il faut céder pour le moment, cédons. Venez, suivez-moi tous… Je vous mènerai par les détours d’un souterrein qui nous conduira d’un côté favorable ; notre retraite sera dans l’armée de Mayenne, & de là, plus furieux, plus intrépides, nous lui susciterons de nouveaux ennemis.

Cris des Prisonniers.

Vive Henri ! Vive le prince qui nous délivre !

Aubry

Si nous égorgions nos prisonniers ?

Varade.

Ce n’est point là une ressource… Est-ce un sang vil qu’il faut s’amuser à répandre ?

Guincestre.

Détestable Navarrois, je voue à toi & à ta race une haine éternelle !

Aubry.

Eh ! Que lui fait notre haine ? Que nous reste-t-il contre lui ?

Varade.

Le poignard.[13] Venez.

(Tous les Ligueurs sortent, & on les voit entrer l’un après l’autre par la porte d’un souterrein.)



Scène X.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Mad. Hilaire.

Hilaire !… Ces cris, les as-tu entendus ?… Ciel !… Oserions-nous l’espérer ?… O clémence divine !… O mon Dieu !… De quelle incertitude je suis agitée !

Hilaire pere.

Paix, ma chere épouse, paix… Gardons-nous de nous faire entendre… Je tremble comme toi… Un espoir inattendu frappe mon cœur… Mais craignons encore… Les monstres qui nous oppriment ne sont pas éloignés… Ils pourroient revenir sur leurs pas… Quel bruit !… Est-ce notre délivrance ou notre mort qui s’approche ?

(On entend briser les dernieres portes, elles tombent. L’officier Lancy entre à la tête d’une troupe de soldats armés comme lui de haches & l’épées ; le bruit des tambours & des troupes se fait toujours entendre.)



Scène XI.

ACTEURS précédens, LANCY, SOLDATS ARMÉS.
Lancy, avant que la porte tombe tout-à-fait, avec une forte exclamation.

Hilaire, cher Hilaire, respires-tu dans ces horribles lieux ?

(Ils répondent très-fortement d’un seul cri :)

Oui, oui, nous y sommes.

Lancy.

Ah ! Mon ami, où es-tu ? Où est-elle ?

Toutes les Voix.

Ici, ici, ici.

Mlle. Lancy.

C’est sa voix, c’est mon père, c’est lui…

Lancy, se précipitant avec sa suite dans le cachot.

Je la retrouve, ma fille… Je viens assez à tems… La joie me suffoque. (A sa suite.) Aidez-moi à soulever, à briser ses chaînes… Je ne puis parler.

(Cet endroit de la prison se remplit de prisonniers délivrés & de soldats libérateurs. On a enfoncé toutes les portes. Ils s’embrassent. On entend à différens intervalles les cris de : Vive Henri, vive Henri ! mêlés du bruit des tambours & des trompettes.)
Prisonniers et Soldats, s’embrassant dans la prison avec ame.

Mon ami… Mon frère… Mon cousin… Mon oncle… Mon bienfaiteur…

(Lancy avec sa fille, Hilaire avec sa femme, forment sur le devant de la scene un tableau muet & touchant. Les soldats les portent sur les bras. Ils sont immobiles de saisissement.) (Après un repos.)
Lancy, à Hilaire.

Mon ami, quel moment !… Comme d’un instant à l’autre le sort de cette malheureuse ville est changé !… En vous quittant, je n’espérois pas si-tôt vous revoir… A peine suis-je de retour au camp, que l’ordre arrive aux troupes de marcher vers les remparts. Je gémissois d’être forcé encore une fois de rougir mon épée du sang de mes compatriotes. Nous comptions aller à l’assaut… Quel a été notre étonnement & notre joie ! Les portes s’ouvrent à l’approche de Henri, Brissac lui présente les clefs ; tout se soumet : les factieux disparoissent… Nous avançons… Non, ce n’est point une ville qui se soumet à son vainqueur ; c’est un roi paisible qui entre en triomphe dans sa capitale… Entendez-vous ces cris d’allégresse ?… Ils vont aux pieds des autels rendre hommage au Dieu des armées, d’une victoire d’autant plus chere à son cœur, qu’elle ne lui coûte point de sang. Le Louvre va recevoir son roi. La pompe du monarque est dans l’ivresse de tout un peuple qui l’adore & le bénit. Tous les vestiges de la guerre civile sont effacés ; il n’en reste plus la moindre trace. L’abondance, sur cent chars couronnés de verdure, apporte à la ville ses dons variés. L’artisan dans cet instant même peut reprendre paisiblement ses travaux accoutumés. L’ordre regne comme s’il n’eût jamais été interrompu… Viens, mon cher Hilaire, viens contempler ce miracle, viens apprendre à connoître Henri… Ne te refuse pas, je t’en supplie, au bonheur de l’aimer comme nous.

Hilaire pere.

Ah, que me dis-tu ! Vas, je suis bien désabusé… Victime crédule de cette ligue perfide, je suis trop éclairé sur ses nombreux attentats ; & si tu me vois ici, c’est qu’on a voulu étouffer la voix qui allait divulguer les plus affreux complots.

Lancy.

Embrassons-nous encore… Victoire entiere !… Le cœur de mon ami nous est rendu… Il est délivré de la séduction des traîtres… Allons jouir de ce double triomphe.

Hilaire pere.

Hélas, pourquoi faut-il que mon fils se soit écarté de nous !… Il ne manque à ma joie que de le revoir.

Mad. Hilaire.

O mere désolée, que vas-tu devenir ! Que t’importe un jour si beau, si ton fils ne le partage !

Mlle. Lancy.

Ah, mon pere ! ces moments cessent d’être fortunés par l’absence d’Hilaire… Je vous l’avoue comme je le sens.

Mad. Hilaire.

Que nous le revoyions !… C’est à ce seul prix que tous nos maux pourront être effacés.

Lancy, à sa fille.

Je vous ai toujours regardés comme destinés l’un pour l’autre… Que le ciel vous rassemble, & je consens à vous unir.

Mad. Hilaire.

Cet espoir est bien flatteur ; mais le ciel nous accordera-t-il cette derniere marque de sa miséricorde ?

Lancy.

Et sur quel fondement vous désespérez-vous ? Il est jeune, plein de force & de courage ; il ne manque point, d’ailleurs, de prudence… Armez-vous plutôt de confiance, & telle que vous devez la concevoir, après tant d’heureux miracles. Pourquoi se plaire dans des idées funebres, quand tout annonce la clémence du ciel ? Le changement que vous venez d’éprouver n’est-il pas un témoignage des graces toujours inattendues que la Providence tient en réserve ?

Mad. Hilaire.

J’espère en elle ; je l’ai toujours adorée ; mais la crainte est la plus forte ; un pressentiment secret & fatal me dit que je ne le verrai plus. (Après un silence on voit paroître Hilaire fils.)

Lancy, s’écriant.

Il est trompé, il est trompé, ce pressentiment… Le voici !



Scène XII.

ACTEURS précédens, HILAIRE fils.
Hilaire fils, se jetant éperdument dans les bras de sa mere.

Ils vivent encore, et je suis dans leurs bras !

Mad. Hilaire.

Mon enfant !…

Hilaire pere.

Mon fils !…

Mlle. Lancy.

Cher Hilaire !…

Hilaire fils.

Ah, Lancy !… Ah, mon pere !… Quel coup du ciel !… Nous voilà tous réunis, nous voilà tous heureux !… Oui, le ciel m’a récompensé d’avoir été un des soldats de Henri. Sa cause étoit juste ; je me suis rangé sous ses drapeaux, prêt à verser mon sang pour le libérateur de la patrie. Je l’ai vu, ce grand roi que nous refusions de connoître ; ce roi que d’indignes factieux nous peignoient sous de si noires couleurs. Mon pere ! d’un seul regard il m’a attaché à lui pour jamais. Ce n’est point un ennemi courroucé qui cherche la vengeance, c’est un monarque bienfaisant qui veut commencer le bonheur du peuple. Il n’a fallu que sa présence pour réveiller le patriotisme dans le cœur des Parisiens. Vous ne savez pas comme il reçoit tous ceux qui vont à lui, avec quel ton affable il répond à leurs demandes. Sous des traits guerriers on reconnoît un bon prince, un cœur françois, le meilleur des hommes & des rois ; & l’imposture vouloit le dépouiller de son héritage… Venez, venez tous jouir du plaisir de le voir. Allons tous nous réunir au transport de ceux qui l’entourent. On accourt, on le voit, & l’on ne peut se rassasier de le voir, & l’on ne peut se défendre de l’aimer. C’est qu’il a ce front ouvert, où la grandeur s’allie à la générosité ; il semble pere de cette foule immense qui l’environne ; son geste, son regard, tout dit qu’on peut l’approcher ; il a enfin la confiance du héros. Laissez, laissez les venir à moi, dit-il, ils sont affamés de voir un roi… Au Louvre, soulevant une tapisserie qui le cachoit, il a dit : qu’il n’y ait point de voile entre mon peuple & moi ! J’ai embrassé ses genoux ; il a daigné me sourire. Je ne pouvois m’arracher d’auprès de lui ; j’étois dans une ivresse dont je ne suis sorti que pour songer à vous. Désespéré de ne plus vous trouver, j’errois partout en vous cherchant, lorsqu’un ami, témoin de votre derniere infortune, vient de précipiter ici mes pas… J’entre avec la terreur et& l’effroi… Je vous embrasse avec joie, & je bénis mille fois le ciel qui a mis fin à nos maux, en nous réunissant, en nous donnant un bon roi et la paix.[14]

Nouveaux Cris du peuple.

Vive le grand Henri ! Vive le grand Henri !

Lancy.

Entendez-vous ces nouveaux témoignages de l’ivresse publique ?… Ils nous appellent… Ne formons plus qu’une famille ; allons nous jeter aux pieds du grand roi ; ce nom qu’on lui donne lui est dû ; il est l’expression de l’amour qui ne s’accorde qu’à la bonté. Elle va s’asseoir avec lui sur le trône ; les exploits guerriers les plus célebres disparoissent devant cette nouvelle gloire que lui attribue la clémence.

Mad. Hilaire.

Jour mille fois heureux qui nous réunit !

Hilaire pere.

C’est sortir du tombeau pour revenir à la vie.

Lancy.

Oh, que d’actions de graces vous devez au ciel, ma chere fille !

Mlle. Lancy.

Du moment que je vous ai revu, mon pere, mon ame est en prieres & loue le maître suprême des événemens. Ce qu’Hilaire vient de nous exposer m’a vivement touchée, & chaque mot qu’il a prononcé élevoit un hymne au fond de mon cœur. O mon dieu ! oui, j’aurai toujours confiance en votre miséricorde… Je retrouve en un moment tout ce que j’avais perdu…

Hilaire fils, à Lancy.

Lancy ! le ciel connoît nos cœurs, vous les connoissez… Il sait que j’aspire à un bonheur.

Hilaire pere.

Et Lancy & ton pere approuvent ton amour. Tu seras heureux, et vous allez être unis. (A Lancy en souriant.) Mon ami, te rappelles-tu que, dès leur plus tendre enfance, nous nous sommes flattés de voir un jour former sous nos yeux cette douce union ?

Lancy.

Pouvait-elle commencer sous de plus heureux auspices ? (On entend les cris de Vive le grand Henri ! Vive le grand Henri ! ) Allons mêler nos voix à ces acclamations universelles. Le regne d’un héros qui a connu le malheur est fait pour accomplir la félicité de son peuple.

FIN.




On publiera la Mort de Louis XI, roi de France, piece historique en cinq actes, avec des notes.

Philippe II, roi d’Espagne, piece dramatique en cinq actes, précédée d’un discours sur son regne.



  1. La Bastille ne se rendit que quelques jours après. Ces infortunées victimes ne pouvoient être qu’au Châtelet. Le Châtelet est aujourd’hui une prison des tribunaux juridiques ; mais on a voulu imprimer à la Bastille l’horreur dont tout citoyen est pénétré pour cette prison d’état. Depuis lors, le cardinal de Richelieu & Louis XIV y ont entassé assez de malheureux pour que ce mot rende à la postérité un son terrible ; & comme je me flatte que cette piece, à l’aide du sujet, vivra quelque tems, je veux, s’il est possible, que dans deux cents ans le mot de Bastille fasse tressaillir d’horreur & d’effroi notre dernière génération : voilà pourquoi j’ai placé ma scene dans ce palais de la vengeance.
  2. On fit des processions où la châsse de sainte Genevieve fut portée, pour obtenir par son intercession la délivrance du Béarnois.
  3. C’est un fait historique.
  4. Jean Boucher, curé de S. Benoit, prêchant à S. Merry. Nous avons encore les sermons de cet énergumene ; il s’y trouve des morceaux éloquens. Il paroissoit intimement persuadé de la subversion de l’église & de l’état, si Henri IV venoit à monter sur le trône. L’éloquence de ce tems-là a une originalité brusque & véhémente qui n’appartient à aucun autre siecle.
  5. On prétend que la même cérémonie fut répétée à Paris par le légat, que Henri IV y comparut en personne, & qu’il y fut traité comme les ambassadeurs l’avoient été à Rome. Il est vrai que le légat eut la complaisance de ne frapper que légérement le roi de sa baguette, & qu’il ne lui en donna, dit Brantôme, que jusqu’ad vitulos. Rien ne put épargner cette humiliation à Henri IV ; & après avoir long-tems négocié avec Rome par le ministere du cardinal d’Ossat, il consentit enfin à la génuflexion & au coup de baguette. Les réformés taxèrent Henri IV de mollesse, & dirent qu’il s’étoit soumis à la gaulade. C’étoit, à ce qu’il nous semble, acheter un peu trop cher le plaisir & le danger de régner.
  6. Les prédicateurs prenoient pour texte de leurs sermons : De luto fæcis eripe nos, Domine ; & ils traduisoient ainsi pour le peuple : Seigneur, débourbonnez-nous ; par un effet de votre miséricorde, débourbonnez-nous, Seigneur. Ce misérable calembour fit grande fortune ; tant le peuple haïssoit & rejetoit la maison de Bourbon, pour idolâtrer les Guises.
  7. Le parlement donna, le 28 juin 1593, ce fameux arrêt, par lequel il réclamoit les loix fondamentales du royaume, & notamment la loi salique. Il s’opposoit à ce qu’on mît sur le trône de nos rois une maison étrangere. Cet arrêt fut alors d’un très-grand poids dans la balance, & la fermeté du parlement ne contribua pas peu à faire monter Henri sur le trône de France. Il ne seroit pas difficile de prouver que les parlemens ont soutenu & augmenté en tout tems les prérogatives royales.
  8. Henri IV ayant affronté tant de périls, ne fut blessé qu’une seule fois à la retraite du pont d’Aumale. Il reçut un coup de feu dans les reins : la blessure fut légère. Il admit dans la suite parmi ses gardes le soldat qui l’avoit blessé. Quand on songe que quelques grains de plus dans le canon du fusil auroient donné une toute autre face à la France & à l’Europe, on se perd dans l’enchaînement incompréhensible des événemens.
  9. Fait historique suffisamment connu.
  10. Le cardinal de Pellevé mourut de dépit, en apprenant que le roi étoit entré dans la ville. Les capucins, les jésuites & les chartreux refuserent de prier Dieu pour le roi ; & le salvum fac regem ne fut chanté par eux que sept ou huit années après. Henri eut le bon esprit de les laisser faire, moyen plus court & plus facile : ils le chanterent d’eux-mêmes, parce qu’on ne le leur avoit pas ordonné.
  11. Le lendemain de son entrée à Paris, le roi ayant fait venir à son dîner le secretaire Nicolas, gros réjoui, dit Brantome, bon compagnon, d’un esprit facétieux : M. Nicolas, lui dit le roi, quel parti suiviez-vous pendant les troubles ? — A la vérité, Sire, j’avois quitté le soleil pour suivre la lune. — Mais que dit-tu de me voir à Paris comme j’y suis ? — Je dis, Sire, qu’on a rendu à César ce qui appartenoit à César, comme il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu. — Ventre-Saint-Gris ! on ne me l’a pas rendu à moi, on me l’a bien vendu.
  12. Outre le corps-de-garde espagnol, il y eut deux ou trois bourgeois tués, ce qui affligea le roi. Il a répété souvent qu’il auroit voulu racheter pour beaucoup la vie de ces trois citoyens, pour avoir la satisfaction de faire dire à la postérité, qu’il avoit pris Paris sans répandre du sang. Voilà de ces traits qu’on aime à trouver & à citer.
  13. On prétend que Henri IV, ayant eu la levre inférieure percée par Chatel lorsqu’il se baissoit heureusement pour embrasser quelqu’un de sa cour, & le coup lui ayant cassé deux dents, dit ces paroles assurément remarquables, & sur lesquelles on a fondé le mot terrible de cette piece : Je savois déjà par la bouche de gens dignes de foi, que les jésuites ne m’aiment pas ; je viens d’en être convaincu par la mienne. Ravaillac lui perça le cœur, rue de la Ferronnerie. Un voile éternel semble étendu sur les véritables auteurs de sa mort. Ravaillac, comme tant d’autres, fut un instrument aveugle ; mais qui arma son bras ? Il transpire assez de clarté pour qu’on n’attribue pas uniquement cette mort à l’esprit du tems. Ainsi l’histoire, dans les scenes les plus curieuses & les plus intéressantes, est obligée de se taire, ou réduite à mentir.
  14. Henri IV marchant vers la cathédrale, étoit pressé par la foule de tous les côtés. Les capitaines des gardes voulurent faire retirer cette multitude pour lui faciliter le passage : non, leur dit-il, j’aime mieux avoir plus de peine, & qu’ils me voient à leur aise. Il écrivit à Gabrielle d’Estrées : j’ai reçu un plaisant tour à l’église ; une vieille femme âgée de quatre-vingts ans m’est venue prendre par la tête & m’a baisé. Se mettant à table à l’hôtel-de-ville pour souper, il dit en riant & en regardant ses pieds, qu’il s’étoit crotté en venant à Paris, mais qu’il n’avoit point perdu ses pas. C’est alors qu’il pouvoit dire à l’oreille de ses amis : Paris vaut bien une messe.