Aller au contenu

La Destruction du nouveau moulin à barbe

La bibliothèque libre.


La destruction du nouveau moulin à barbe, histoire tragique.

1749



La Destruction du nouveau Moulin à barbe, histoire tragique1.
À Paris, chez Merigot, quay des Augustins, près la rue Gist-le-Cœur.
M.DCC.XLIX.
In-8º.

Le célèbre Hellezius, mécanicien anglois, inventa il y a quelques mois une machine, aussi singulière que folle, par laquelle il trouvoit le moyen de raser cent personnes en une minute. Il en avoit présenté le dessin à l’Académie, et en commençoit la construction, lorsque le Parlement reçut une représentation du corps des perruquiers, qui supplioient qu’on supprimât cette invention fatale à leur repos, et qu’on défendît désormais aux machinistes de donner aucunes productions qui tendissent à la ruine d’un corps d’artisans. En conséquence, le Parlement donna ordre au sieur Hellezius de suspendre la construction de son moulin. L’inventeur présenta aussi un mémoire pour prouver l’utilité de sa machine ; mais, voyant traîner l’affaire en longueur, et ne doutant pas que le Parlement ne fût sensible à la requête d’un millier d’ames qu’il alloit réduire à la mandicité, il prit le parti de vendre un bien fort honnête qu’il possédoit, et en employa les deniers à satisfaire le désir qu’il avoit de voir éclore son projet. Il en vint à bout, et la machine fut faite avant que qui que ce soit en eût eu vent. Plusieurs personnes avides de nouveauté, à qui il en avoit fait part, se rendirent tacitement à quatre lieues de Londres, dans une maison de campagne où avoit été construite cette fatale invention. Quelques uns furent assez hardis pour tenter l’avanture. Elle réussit. Le bruit s’en répandit, et, avant que le Parlement en eût pris fait et cause, cinq cens personnes en firent l’essai fort heureusement ; mais, hélas ! le serpent se cache sous les fleurs. Cent autres curieux se présentent, se placent ; le cheval donne mouvement à la machine… mais, quel affreux moment ! les ressorts manquent, cent têtes tombent d’un côté, cent cadavres de l’autre. Quel horrible spectacle pour les témoins ! Hellezius se sauve, et au bout de deux heures toute la ville de Londres est imbue de cet accident. Le Parlement envoya sur-le-champ ordre de donner la sépulture à ces malheureuses victimes de leur curiosité et de réduire en poudre le moulin. Sa destruction ne tarda guères : tous les perruquiers, acharnés à sa démolition, n’en laissèrent aucun vestige.

Rassurez-vous, barbiers de l’Europe ; que vos allarmes cessent : cette affreuse catastrophe assure à jamais la nécessité où l’on est de se servir de vos mains. À l’imitation de vos confrères anglois, faites des feux de joie, et faites passer à vos neveux le nom de l’insensé Hellezius, qui s’est donné la mort de désespoir de s’être ruiné pour satisfaire sa folle vanité.



1. L’idée de cette facétie, que Grandville renouvela pour sa jolie caricature Six barbes en trois secondes, ou les barbes à la vapeur (Magasin pittoresque, t. 3, p. 249, 1835), étoit déjà bien vieille, en 1749, quand parut la brochure que nous reproduisons ici. On en trouve, en effet, une trace dans l’historiette du maréchal de Grammont (Tallemant, édit. Paris Paulin, t. 3, p. 180) : « Un jour qu’on disoit des menteries, il (le maréchal) dit qu’à une de ses terres il avoit un moulin à razoirs, où ses vassaux se faisoient faire la barbe à la roue, en deux coups, en mettant la joue contre. »