La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/La Divine comédie

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 101-117).


VI


LA DIVINE COMÉDIE


Nous laissons aux critiques le soin de discuter si la Divine Comédie est ou n’est pas une épopée. La même question fut, comme on sait, agitée en Angleterre à l’occasion du Paradis perdu. À ceux qui lui refusaient le nom d’épopée, on répondit : Ce ne sera pas, si vous voulez, un poëme épique ; ce sera un poëme divin.

Nous n’examinerons pas non plus si Dante a emprunté, et à qui, le cadre et la forme de son poëme : les voyages allégoriques, les visions de l’autre monde étaient une donnée commune de son temps[1], mais son génie n’est qu’à lui.

Malgré les indications générales fournies par le Poëte lui-même pour l’interprétation de son œuvre, elle n’en reste pas moins enveloppée, dans quelques-unes de ses parties, d’une obscurité jusqu’à présent impénétrable, au jugement des plus habiles même, Perticari, Monti, Viviani, Dionisi, Ugo Foscolo. Après tant d’inutiles travaux, M. Rossetti a cru pouvoir répandre une lumière inattendue au sein de ces ténèbres. Malheureusement, le sien manque trop souvent d’ordre et de méthode, de réserve et de choix, de cette critique sévère sans laquelle les recherches les plus savantes, les plus curieuses, les plus variées, ne produisent qu’une sorte de vain éblouissement. On y rencontre trop souvent des rapprochements forcés, de longues suites d’inductions faiblement liées entre elles ; des conjectures au lieu de preuves ; des preuves qui n’en sont quelquefois que pour sa vive imagination. Cependant, si l’on peut justement le taxer d’exagération, son livre n’en contient pas moins des vérités, selon nous certaines, et propres à jeter un nouveau jour sur l’ouvrage du Poëte florentin. Il offre, ce nous semble, deux aspects principaux et comme deux poèmes entrelacés, unis et distincts : un poëme historique et politique, un poëme philosophique et religieux. Telle est même la complexité de cette composition sans modèle, que, dans chacun de ces poëmes, où, des deux sujets que l’auteur y traite, l’un sert de voile à l’autre, on doit encore distinguer plusieurs sens, ainsi que Dante lui-même en avertit dans son Épître dédicatoire à Can Grande, chef de la ligue gibeline.

« Pour comprendre les choses qui seront dites, il faut savoir que le sens de cet ouvrage n’est pas simple, qu’on peut dire plutôt qu’il a plusieurs sens : puisque autre est le sens qui se tire de la lettre, autre celui qui se tire des choses signifiées par la lettre. Le premier s’appelle littéral, le second allégorique et moral. Ceci entendu, il est manifeste que double doit être le sujet autour duquel courent les sens alternatifs. C’est pourquoi il faut d’abord considérer le sujet de cet ouvrage selon la lettre, puis le sujet conçu allégoriquement. Pris à la lettre, le sujet de tout l’ouvrage est donc simplement l’état des âmes après la mort ; car l’ouvrage tout entier traite de cela et tourne autour de cela. Mais si on le prend allégoriquement, on peut induire des mêmes paroles que, selon le sens allégorique, le poëte traite de cet enfer dans lequel, accomplissant comme des voyageurs notre pèlerinage, nous pouvons mériter et démériter. »

Deux sujets, donc : l’un dont la scène est hors de ce monde, l’autre dont la scène est ce monde même que Dante appelle enfer. Pourquoi enfer ? Est-ce à cause des maux, des désordres, des vices, triste apanage de l’humanité dans tous les lieux, dans tous les temps ? Mais, à côté des vices, il s’y trouve aussi des vertus ; à côté des désordres et des maux, un ordre maintenu par des lois divines, et les biens que cet ordre produit naturellement. Le séjour où l’homme peut mériter et démériter, le lieu d’où partent deux routes conduisant, l’une au ciel où les justes reçoivent leur récompense, l’autre à l’abîme où les coupables subissent leur châtiment, ce lieu intermédiaire sanctifié au milieu des temps par la vie et la mort du grand Rédempteur, ne saurait être nommé enfer, en un sens général. Autre est donc la pensée de Dante. À la sombre époque où il écrivait, au milieu des calamités, des crimes qu’enfantait la lutte acharnée des deux puissances qui se disputaient l’Empire, des ardentes passions des partis se combattant en chaque cité, il répète le cri universel des contemporains, « Les poëtes, dit Léon Hébreu, appelèrent l’Italie : Enfer[2]. » Pétrarque appelait Rome l’Enfer des vivants. C’étaient là des expressions reçues. Dans la bouche du Poëte gibelin, l’Enfer de ce monde c’est donc l’Italie, et Rome surtout, usurpatrice des droits que l’Empereur tenait de Dieu même, corrompue, corruptrice, « louve avide, insatiable[3],» comme la nommaient ses adversaires, qui voyaient en elle la grande Prostituée et la Babylone de l’Apocalypse. Mais le pouvoir redoutable dont elle était armée, et auquel l’auteur de la Monarchie n’échappa que par une prompte fuite, obligeait à d’extrêmes précautions dans les attaques contre elle. Il fallait, pour se dérober à ses implacables vengeances, prendre des voies détournées ; user d’un langage emblématique, à double sens ; cacher sa vraie pensée, inintelligible à quiconque s’arrêtait à la simple lettre. Et Dante lui-même n’en a-t-il pas averti ses lecteurs ?

« Vous qui avez l’intelligence saine, regardez la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges. »

Quelle doctrine ? Il laisse à chacun le soin de la découvrir. Mais ailleurs, mais plus tard, près de mourir au sein de l’exil, il explique clairement le but de son œuvre :

« Parcourant les sphères, les bords du Phlégéton et des lacs, j’ai chanté les droits de la monarchie, autant que l’ont voulu les destins[4]

Suivez, en effet, le Poëte à travers ces régions mystérieuses, partout apparaissent en opposition Rome et l’Empire, celui-ci type du bien, celle-là type du mal sur la terre, de sorte néanmoins que de ce contraste il ne ressorte rien d’hostile à l’autorité purement spirituelle des Pontifes romains, que Dante, en cela différent de beaucoup d’autres adversaires de la papauté à cette époque, respectait sincèrement. Mais nul plus que lui n’abhorrait la domination temporelle de Rome, destructive en ce qui constituait, selon lui, le droit fondamental, le droit divin de la société, ou le Pouvoir impérial, duquel dépendait la paix et la félicité du monde. Aussi, à ses yeux, le plus grand des crimes était-il d’attaquer ce Pouvoir nécessaire. Voilà pourquoi il place au fond des cercles infernaux Brutus et Cassius, meurtriers de César, et, en un autre de ces cercles, Boniface VIII et Clément V, tandis qu’il montre dans le ciel un trône préparé pour Henri VII, repoussé par eux de l’Italie, et mourant, empoisonné peut-être, au moment où ses armes paraissaient près d’assurer le triomphe de l’Empire. Il n’est pas jusqu’à l’excommunié Manfred, mort aussi en combattant pour la même cause, qui ne doive, après un temps passé dans le séjour où se purifient les âmes, siéger parmi les Bienheureux. En tout cela le but du Poëte, sa pensée intime, se manifestent clairement.

Mais si de ces généralités l’on descend aux détails, là on se perd. On est réduit à conjecturer sans données suffisantes, à fouiller sous les mots, à deviner ce qui se dérobe sous le voile d’images obscures, d’emblèmes équivoques et d’allusions énigmatiques ; et c’est qu’il fallait à la fois être entendu des uns et ne l’être pas des autres, parler un langage au moyen duquel le sens secret, compris seulement des initiés, fût comme recouvert d’un sens apparent qui ne pût blesser le Pouvoir dont on ne provoquait pas impunément les colères formidables, ou du moins qui ne fournît pas de prise à des accusations de ce genre de délits que punissaient les bûchers des inquisiteurs.

De là des ténèbres aujourd’hui, le plus souvent impénétrables. Assez peu importent, après tout, ces obscurités de détail, l’idée principale étant connue. On sait, en général, qu’un des sujets du poëme, le sujet politique, est tout ensemble une glorification de la monarchie impériale et une satire épique contre la Rome papale ; que faut-il de plus ? Ce qui pour nous reste un mystère l’était également pour les contemporains. Le sujet que le Poëte appelle « littéral » est loin lui-même d’offrir un sens simple. Jacopo di Dante, interprète, dit-il, de la pensée de son père[5], veut que l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, ne soient que des figures représentant l’homme sur la terre, ou enseveli dans le vice, ou travaillant à s’en purifier, ou confirmé dans la vertu, par laquelle l’âme, en possession de la félicité, s’élève à une hauteur d’où il lui est permis de découvrir le souverain bien. Nous avons cité un passage remarquable du Convito, lequel s’applique autant à la Divina Commedia qu’aux autres poésies de Dante. Il y distingue trois sens : le sens que présente la lettre, le sens allégorique et le sens anagogique ; de sorte que, selon le sens allégorique, on doit par « le ciel » entendre « la science, » et par les cieux, les sciences, à raison de certaines similitudes qu’il explique, et ce sens se complique encore du sens anagogique : d’où des difficultés nouvelles, source inépuisable d’interprétations différentes, plus ou moins hasardées, plus ou moins arbitraires ; et d’où aussi ces bizarres singularités de langage, résultat du travail du Poëte pour trouver des images, rapprocher des mots qui convinssent également aux idées diverses à la fois présentes à son esprit, et dont l’effet trop fréquent est de joindre à l’obscurité de la pensée l’obscurité du style.

Quoi qu’il en soit, le poëme entier, sous ses nombreux aspects, politique, historique, philosophique, théologique, offre le tableau complet d’une époque, des doctrines reçues, de la science vraie ou erronée, du mouvement de l’esprit, des passions, des mœurs, de la vie enfin dans tous les ordres, et c’est avec raison qu’à ce point de vue la Divina Commedia a été appelée un poëme encyclopédique. Rien, chez les anciens comme chez les modernes, ne saurait y être comparé. En quoi rappelle-t-elle l’épopée antique, qui, dans un sujet purement national, n’est que la poésie de l’histoire, soit qu’elle raconte avec Homère les légendes héroïques de la Grèce, soit qu’avec Virgile elle célèbre les lointaines origines de Rome liées aux destins d’Énée ? D’un ordre différent et plus général, le Paradis perdu n’offre lui-même que le développement d’un fait, pour ainsi parler, dogmatique : la création de l’homme, poussé à sa perte par l’envie de Satan, sa désobéissance, la punition qui la suit de près, l’exil de l’Éden, les maux qui, sur une terre maudite, seront désormais son partage et celui de ses descendants, et, pour consoler tant de misère, la promesse d’une rédemption future. Qu’ont de commun ces poëmes, circonscrits en un sujet spécial, avec le poëme immense qui embrasse non-seulement les divers états de l’homme avant et après la chute, mais encore, par l’influx divin qui de cieux en cieux descend jusqu’à lui, l’évolution de ses facultés, de ses énergies de tous genres, ses lois individuelles et ses lois sociales, ses passions variées, ses vertus, ses vices, ses joies, ses douleurs ; et non-seulement l’homme dans la plénitude de sa propre nature, mais l’univers, mais la création et spirituelle et matérielle, mais l’œuvre entière de la Toute-Puissance, de la Sagesse suprême et de l’Éternel Amour ?

Dans cette vaste conception, Dante toutefois ne pouvait dépasser les limites où son siècle était enfermé. Son épopée est tout un monde, mais un monde correspondant au développement de la pensée et de la société en un point du temps et sur un point de la terre, le monde du Moyen âge. Si le sujet est universel, l’imperfection de la connaissance le ramène en une sphère aussi bornée que l’était, comparée à la science postérieure, celle qu’enveloppaient dans son étroit berceau les langes de l’École. En religion, en philosophie, l’autorité traçait autour de l’esprit un cercle infranchissable. Des origines du genre humain, de son état primordial, des premières idées qu’il se fit des choses, des premiers sentiments qu’elles éveillèrent en lui, des antiques civilisations, des religions primitives, que savait-on ? Rien. L’Asie presque entière, ses doctrines, ses arts, ses langues, ses monuments, n’étaient pas moins ignorés que la vieille Égypte, que les peuples du nord et de l’est de l’Europe, leurs idiomes, leurs mœurs, leurs croyances, leurs lois. On ne soupçonnait même pas l’existence de la moitié du globe habité. Le cercle embrassé par la vue déterminait l’étendue des cieux. La véritable astronomie, la physique, la chimie, l’anatomie, l’organogénie étaient à naître : il faut donc se reporter à l’époque de Dante pour comprendre la grandeur et la magnificence de son œuvre.

Nous avons expliqué les causes des obscurités qui s’y rencontrent, causes diverses auxquelles on pourrait ajouter encore les subtilités d’une métaphysique avec laquelle très-peu de lecteurs sont aujourd’hui familiarisés, et dont la langue même, pour être entendue, exige une étude spéciale et aride. Mais, en laissant à part le côté obscur, il reste ce qui appartient à la nature humaine dans tous les temps et dans tous les lieux, l’éternel domaine du poëte, et c’est là qu’on retrouve Dante tout entier, là qu’il prend sa place parmi ces hauts génies dont la gloire est celle de l’humanité même. Aucun n’est plus soi, aucun n’est doué d’une originalité plus puissante, aucun ne posséda jamais plus de force et de variété d’invention, aucun ne pénétra plus avant dans les secrets replis de l’âme et dans les abîmes du cœur, n’observa mieux et ne peignit avec plus de vérité la nature, ne fut à la fois plus riche et plus concis. Si l’on peut lui reprocher des métaphores moins hardies qu’étranges, des bizarreries que réprouve le goût, presque toujours, comme nous l’avons dit, elles proviennent des efforts qu’il fait pour cacher un sens sous un autre sens, pour éveiller par un seul mot des idées différentes et parfois disparates. Ces fautes contre le goût, qui ne se forme qu’après une longue culture chez les peuples dont la langue est fixée, sont d’ailleurs communes à tous les poëtes par qui commence une ère nouvelle. Ce sont, dans les œuvres de génie, les tâches dont parle Horace :


Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis.


Elles ressemblent à l’ombre de ces nuages légers qui passent sur des campagnes splendides.

Lorsque après l’hiver de la barbarie le printemps renaît, qu’aux rayons du soleil interne qui éclaire et réchauffe, et ranime les âmes engourdies dans de froides ombres, la poésie refleurit, ses premières fleurs ont un éclat et un parfum qu’on ne retrouve plus en celles qui s’épanouissent ensuite. Les productions de l’art, moins dépendantes de l’imitation et des règles convenues, offrent quelque chose de plus personnel, une originalité plus marquée, plus puissante. Dante en est un exemple frappant. Doublement créateur, il crée tout à la fois un poëme sans modèle et une langue magnifique dont il a gardé le secret ; car, quelle qu’en ait été l’influence sur le développement de la langue littéraire de l’Italie, elle a néanmoins conservé un caractère à part, qui la lui rend exclusivement propre. La netteté et la précision, je ne sais quoi de bref et de pittoresque, la distinguent particulièrement. Elle reflète, en quelque façon, le génie de Dante, nerveux, concis, ennemi de la phrase, abrégeant tout, faisant passer de son esprit dans les autres esprits, de son âme dans les autres âmes, idées, sentiments, images, par une sorte de directe communication presque indépendante des paroles.

Né dans une société toute formée, et artificiellement formée, il n’a ni le genre de simplicité, ni la naïveté des poëtes des premiers âges, mais, au contraire, quelque chose de combiné, de travaillé, et cependant, sous ce travail, un fond de naturel qui brille à travers ses singularités même. C’est qu’il ne cherche point l’effet, lequel naît de soi-même par l’expression vraie de ce que le Poëte a pensé, senti. Jamais rien de vague : ce qu’il peint, il le voit, et son style plein de relief est moins encore de la peinture que de la plastique.

Lorsque parut son œuvre, ce fut parmi ses contemporains un cri unanime d’étonnement et d’admiration. Puis des siècles se passent, durant lesquels peu à peu s’obscurcit cette grande renommée. Le sens du poëme était perdu, le goût rétréci et dépravé par l’influence d’une littérature non moins vide que factice. Au milieu du dix-huitième siècle, Voltaire écrivait à Bettinelli : « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J’aime encore mieux pourtant, dans ce monstre, une cinquantaine de vers supérieurs à son siècle, que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et qui meurent à milliers aujourd’hui dans l’Italie, de Milan jusqu’à Otrante[6]. »

Voltaire, qui ne savait guère mieux l’italien que le grec, a jugé Dante comme il a jugé Homère, sans les entendre et sans les connaître. Il n’eut, d’ailleurs, jamais le sentiment ni de la haute antiquité, ni de tout ce qui sortait du cercle dans lequel les modernes avaient renfermé l’art. Avec un goût délicat et sûr, il discernait certaines beautés. D’autres lui échappaient. La nature l’avait doué d’une vue nette, mais cette vue n’embrassait qu’un horizon borné.

L’enthousiasme pour Dante s’est renouvelé depuis, et comme un excès engendre un autre excès, on a voulu tout justifier, tout admirer dans son œuvre, faire de lui, non-seulement un des plus grands génies qui aient honoré l’humanité, mais encore un poète sans défauts, infaillible, inspiré, un prophète. Ce n’est pas là servir sa gloire, c’est fournir des armes à ceux qui seraient tentés de la rabaisser.

Un des reproches qu’on a faits à son poëme est l’ennui, dit-on, qu’on éprouve à le lire. Ce reproche, qu’au reste on adresse également aux anciens, n’est pas de tout point injuste. Mais, pour en apprécier la valeur véritable, il faut distinguer les époques. Ce qui ennuie aujourd’hui, les détails d’une science fausse, les subtiles argumentations sur les doctrines théologiques et philosophiques de l’École, rendent, sans aucun doute, cette partie du poëme fatigante et fastidieuse même. Mais elle était loin de produire le même effet au quatorzième siècle. Cette science était la science du temps, ces doctrines, fortement empreintes dans les esprits et dans la conscience, formaient l’élément principal de la vie de la société, et gouvernaient le monde. Voilà ce qu’il faudrait ne point oublier. Lucrèce en est-il moins un grand poëte, parce qu’il a rempli son poëme des arides doctrines d’une philosophie maintenant morte ? Et cette philosophie, dans Lucrèce, c’est tout le poëme ; tandis que celle de Dante et sa théologie, n’occupent, dans le sien, qu’une place incomparablement plus restreinte. Qui ne sait pas se transporter dans des sphères d’idées, de croyances, de mœurs, différentes de celles où le hasard l’a fait naître, ne vit que d’une vie imparfaite, perdue dans l’océan de la vie progressive, multiple, immense, de l’humanité.

Dante, au reste, a conçu son poëme comme ont été conçues toutes les épopées, et spécialement les plus anciennes. Celles de l’Inde, si riches en beautés de tout genre, ne sont-elles pas, au fond, des poëmes théologiques ? Que serait l’Iliade, si l’on en retranchait les dieux partout mêlés à la contexture de la fable ? Seulement la Grèce, au temps d’Homère, avait déjà rompu les liens qui entravaient le libre essor de l’esprit. Sa religion, dépourvue de dogmes abstraits, ne commandait aucunes croyances, et, dans son culte vaguement symbolique, ne parlait guère qu’aux sens et à l’imagination. Il en fut de même chez les Romains, à cet égard fils de la Grèce. Avec le christianisme, un changement profond s’opéra dans l’état religieux. La foi en des dogmes précis devint le fondement principal de la religion nouvelle : d’où l’importance que Dante, poëte chrétien, dut attacher à ces dogmes rigoureux, à cette foi nécessaire. Aujourd’hui que les esprits, entrevoyant d’autres conceptions obscures encore, mais vers lesquelles un secret instinct les attire, se détachent d’un système qu’a usé le progrès de la pensée et de la science, il a cessé d’avoir pour eux l’intérêt qu’il avait pour les générations antérieures. Mais, quelles que puissent être les doctrines destinées à le remplacer, elles seront, durant la période qu’elles caractériseront à leur tour, la source élevée de la poésie, dont la vie est la vie de l’esprit, et qui meurt sitôt qu’elle s’absorbe dans le monde matériel.

La Divine Comédie se divise en trois Cantiques, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Diverses de ton comme de sujet, on doit, pour s’en faire une idée exacte, considérer chacune d’elles en particulier.


  1. On la retrouve jusque chez les Nègres de Juda « Ils mettent, dit Bonnau, l’enfer dans un lieu souterrain, où les méchants sont punis par le feu. Cette opinion avait été confirmée parmi eux depuis quelques années, par l’arrivée d’une vieille sorcière, qui faisait des récits fort étranges de l’enfer. Elle y avait vu, disait-elle, plusieurs personnes de sa connaissance, et, particulièrement, l’ancien ministre du roi, qui y était cruellement tourmenté. » Hist. génér. des Voyages, tome IV, page 301.
  2. Dial. d’Amor., p. 75. Venez. 1565.
  3. Sur l’avarice de la cour papale et ses dissolutions, on peut consulter, entre autres écrits du temps, les Epist. sin. titul. de Pétrarque. « Una salutis spes in auro est, dit-il : auro placatur Rex ferus ; auro immane momtrum vincitur, auro tristis janitor mollilur, auro cœlum panditur, auro Christus venditur. » Ep. 8. « Ubi Deus spernitur, adoratur nummus. » Ep. 2.

  4. « Jura Monarchiæ, superos, Phlegetonta, lacusque
    Lustrando, cocini, voluerunt fata quousque. »
  5. Jacopo di Dante. Manuscrit no 7765 de la Bibliothèque.
  6. Lettre du mois de mars 1761.