La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Enfer

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 117-149).
Introduction


VII


L’ENFER


Du sentiment naturel à l’homme d’une existence future, combiné avec celui du bien et du mal, du vice et de la vertu, et avec l’idée de justice, est née celle d’une dispensation de peines et de récompenses dans la vie qui succède à cette vie passagère. Nulle croyance plus universelle. Mais ce mode futur d’existence, qu’est-il ? Nous l’ignorons, car l’expérience seule pourrait nous en instruire, et l’expérience nous manque entièrement. Nous serons ; notre être véritable survivra aux organes auxquels il est présentement lié ; un invincible instinct nous l’apprend, mais il ne nous apprend que cela. Le comment nous échappe ; nous nous ne distinguons, nous ne découvrons rien à travers les ténèbres de la tombe.

Appuyée sur l’instinct, la raison en confirme l’enseignement ; elle établit une relation conçue par l’esprit entre la foi naturelle et ce que nous savons, ce que nous sentons de nous-mêmes. En nous sont des puissances diverses, susceptibles d’un développement indéfini. Quel que soit le développement actuel de notre intelligence, de notre amour, de notre vertu active, chacune de ces puissances peut se développer davantage ; nous pouvons toujours plus connaître, aimer, vouloir efficacement, par une évolution à laquelle on ne saurait assigner aucun terme. Donc, ou nous avons en nous des énergies stériles, des causes qui jamais ne produiront leur effet, d’où résulterait dans notre nature une contradiction radicale, ou notre nature implique, sous des conditions ultérieures ignorées de nous, un développement indéfini, une évolution sans terme assignable.

Mais l’homme, esprit et corps, a des lois physiques et des lois morales ; en violant ces lois, il porte en soi le désordre ; le désordre moral engendre le désordre physique, la maladie, et conséquemment la souffrance : nul péché, donc, qui ne traîne nécessairement après soi sa peine, et, dès lors, l’état immédiat de l’homme après la mort étant le même que celui où la mort l’a trouvé, le sentiment de cet état est sa punition ou sa récompense. Mais si la souffrance était éternelle, la maladie dont elle est la suite le serait aussi, par conséquent le mal moral, et ce mal éternel constituerait, en opposition au principe du bien, au bon Principe, le principe mauvais des systèmes dualistes. On serait forcé de le concevoir comme indépendant, comme subsistant de soi, ou d’admettre quelque chose de plus monstrueux encore, car s’il n’était pas de soi, s’il dépendait de la volonté divine, Dieu serait l’auteur direct du mal.

Dans toutes les phases de son évolution, il faut, pour que l’homme soit, qu’il se compose d’esprit et de corps. Si, dans l’une de ces phases, l’esprit seul subsistait, ce ne serait plus le même être, ce ne serait plus même un être, mais, hors du monde des êtres réels, une simple idée divine.

La perpétuité de la vie implique donc la continuité de l’être vivant, sous des conditions corporelles d’existence, il est vrai, diverses, mais néanmoins toujours en harmonie avec sa nature, et déterminées par elle. Ainsi, les conditions de la vie de l’enfant dans le sein de sa mère diffèrent profondément des conditions de la vie de l’homme en rapport immédiat, par ses sens et par son action, avec le monde extérieur où il se développe ; et cependant l’homme et l’enfant sont le même être, leur vie est la même vie, leurs lois sont les mêmes lois. Entre l’état présent et l’état futur, entre les deux phases d’existence dont ce qu’on appelle la mort est le lien, la différence, quoique plus grande, au moins en apparence, est de même ordre.

Ce qu’à l’origine suggère le pur instinct[1] se rapproche beaucoup plus des vues de la raison que les idées théologiques des âges postérieurs. Avant que la pensée abstraite ait créé, en dehors de la nature et de ses lois, un monde fantastique, l’homme se représente la vie future comme un prolongement de la vie présente, changée seulement en quelques-unes de ses conditions. Le corps devient une forme légère, aérienne, mais cependant sujette, en une vague mesure, aux mêmes besoins, mue par les mêmes penchants, les mêmes désirs, les mêmes affections. Le pauvre sauvage, au séjour des ombres, continue de poursuivre sur le bord des lacs, à travers les hautes herbes, le daim agile, le bison, l’élan : moins éloigné de la vérité, dans ses songes naïfs, que l’inspiré dont le cerveau ardent crée ce qui, en aucune manière, ne peut être. C’est ce qu’ont fait plus ou moins, et toujours avec des conséquences funestes, les religions sacerdotales. Étendant un voile noir sur les destinées humaines, elles ont obscurci les vraies notions des choses, environné une frêle créature encore au berceau de terreurs chimériques, faussé sa raison. Car, en ce qui touche les peines, dont nous devons ici principalement parler, est-il rien qui la choque davantage, par tous les genres d’impossibilités, et par ce qu’ils ont d’opposé à la véritable justice et à la bonté essentielle de l’Être infini, que ces supplices atroces, inventés bien plus pour gouverner les hommes par la crainte que pour satisfaire à l’instinct profond de la conscience, qui ne saurait admettre qu’un même sort attende, dans le monde mystérieux où tous entrent un jour, l’innocent et le coupable ? Le christianisme théologique s’est surtout complu dans ces doctrines sombres, a surtout pris à tâche d’effrayer, par ces images terribles, l’imagination des hommes, de les prosterner par la peur au pied du prêtre, et ce fut en effet toujours le ressort le plus puissant de son autorité, le fondement le plus assuré de sa domination sur les peuples.

L’enfer chrétien est à la fois le séjour des damnés et des démons qui les tourmentent. Ces êtres mauvais flottent dans la croyance comme je ne sais quels fantômes hideux d’une nature vague, indéfinie. Si la théologie fait d’eux de purs esprits, le peuple, à l’exemple de la Bible, leur prête, ainsi qu’aux anges fidèles, des formes sensibles, et naturellement des formes rapprochées de celles qu’il connaît. Par un mélange singulier d’idées, Dante les identifie avec les personnages de la Fable, les Gorgones, les Centaures, les Harpies. Dans ses cercles matériels, tous, comme les damnés, apparaissent avec une puissance de réalité égale à celle des corps véritables, et ce réalisme donne à ses tableaux un relief, à sa poésie une vigueur d’effet qu’on ne retrouve au même degré dans aucun poëte. Il croit à ce qu’il peint comme on croit à ce qu’on voit, à ce qu’on touche, et le lecteur partage sa croyance, tant cette forte imagination subjugue, entraîne, fascine : ut magus.

Au dedans de la terre s’ouvre un vaste cône, dont les affreuses spirales, demeures des réprouvés, viennent aboutir au centre où la divine Justice retient, enfoncé jusqu’à la poitrine dans la glace, le chef des anges rebelles, l’Empereur du Royaume douloureux. Tel est l’enfer que Dante décrit dans sa première cantique, suivant une donnée généralement admise au Moyen âge. Milton, en un sujet qui l’obligeait à s’en écarter, place le sien, hors de la création accomplie déjà, au sein du chaos, de l’abîme ténébreux. Il ne contient encore que les anges tombés, puisque son drame commence avant la chute de l’homme. Ses démons, d’une nature équivoque, intermédiaire, sans formes déterminées, ne représentent guère que les vices abstraits, excepté le vice spirituel, l’Orgueil, dont Satan est le type suprême. Cette conception, étroite dans ses détails, et monotone dans son ensemble[2], n’a rien de commun avec celle de Dante. Mais le caractère de Satan, la plus haute, la plus belle des premières créatures, cette superbe indomptable, cet altier défi jeté à la Toute-Puissance, cette sombre joie d’une éternelle révolte au sein d’un supplice éternel, jamais le génie humain n’a rien produit de plus grand.

Le Lucifer de Dante, agitant au centre du cône infernal ses larges ailes de chauve-souris, serrant dans ses trois gueules Brutus, Cassius, Judas, du reste purement passif, est certes bien au-dessous. Ce n’est pas que le poëte florentin n’ait compris, lui aussi, ce suprême caractère du mal, cet orgueil opiniâtre que rien ne peut courber, car il l’a peint dans Capanée, à sa manière, en quelques traits d’une énergie terrible. Traversant une campagne de sable embrasé, où les damnés gisent sous une pluie de feu, l’un d’eux surtout frappe ses regards.

« Maître, dit-il à Virgile, quel est ce grand qui a semblé n’avoir souci du brasier, et gît si fier et si dédaigneux, que la pluie ne paraît pas l’amollir ?

« Celui-là même, s’étant aperçu que de lui j’interrogeais mon guide, cria : — Quel je fus vivant, tel je suis mort.

« Quand Jupiter fatiguerait encore son forgeron, de qui, dans son courroux, il prit le foudre dont il me frappa le dernier jour ;

« Et quand, tour à tour, il fatiguerait les autres dans la noire forge du Mongibel, criant : Vulcain, à l’aide ! à l’aide !

« Comme il fit au combat de Phlégra, et que contre moi il rassemblerait et tous ses traits, et toute sa force, il n’aurait pas la joie de la vengeance[3] ! »

Voilà bien le Satan de Milton, se dressant sur le lac de feu pour braver encore celui qui l’y précipita. Mais là s’arrête la ressemblance. Les deux poëtes ont chacun, en des sujets divers, un but différent. La première cantique est surtout une satire, satire gigantesque, épique, comme nous l’avons nommée. Et c’est là ce qui explique certains contrastes étranges : le mélange de sérieux et de grotesque qui serait ailleurs si choquant. Dante a pu prendre tous les tons, parce que la satire les admet tous. Il a pu peindre le mal sous une de ses faces, laquelle n’en est pas la moins remarquable, par son côté bas, laid, ignoble, je dirais presque ridicule. Il a pu imiter les grands artistes du Moyen âge, qui sur les corniches de leurs magnifiques cathédrales, jetaient ici et là de hideuses figures de démons, et des emblèmes humains de ce que le vice abject a de plus rebutant.

La passion, la haine de parti préside le plus souvent au choix des personnes qu’il place dans son Enfer, ainsi qu’à la distribution des peines. La féconde invention qu’il y déploie le rend encore, par excellence, le poëte d’une époque où la chaire sacrée ne cessait de retentir de menaces et de voix d’épouvante. Dans ses ressentiments terribles, il dépasse tout ce que jamais conçut la vengeance. L’heure finale, ce serait trop attendre ; il damne les vivants, il arrache du corps l’âme maudite, et la précipite dans l’abîme ; à sa place il met un démon, et l’on voit ce corps aller, venir, manger, boire, agir comme auparavant. Les hommes croient converser avec un homme, l’homme qu’ils ont connu, et ils conversent avec un esprit infernal.

C’était en 1300 que le Poëte, au milieu du chemin de la vie, c’est-à-dire âgé de trente-cinq ans, parcourut en esprit les trois royaumes des morts. Perdu dans une forêt obscure, sauvage et âpre, il arrive au pied d’une colline qu’il s’efforce de gravir. Mais trois animaux, une panthère, un lion, une louve maigre et affamée, lui ferment le passage ; et déjà il redescendait là où le soleil se tait, dans les ténèbres du fond de la vallée, lorsqu’à lui se présente ou une ombre, ou un homme, il ne sait. Cette forme humaine, de qui un long silence avait éteint la voix, c’est Virgile, qu’envoie pour le secourir et pour le guider, une dame céleste, cette Béatrix, objet de son amour, à la fois être réel et idéalité mystique.

Il n’est pas douteux que sous ces images se cache une double allégorie, les deux sujets dont parle Dante dans son épître à Can Grande. Ainsi, la louve est certainement l’emblème de l’avarice en un sens général, et l’emblème de la Rome papale, qu’à diverses reprises, dans la suite, il caractérise par ce vice abject. Mais, comme nous l’avons expliqué, on chercherait vainement à dissiper les obscurités qui, sur ce point, enveloppent pour nous la pensée du Poëte. Il vaut mieux ne s’arrêter qu’à ce qui, dans son œuvre, éternellement vrai, montre la nature humaine telle qu’elle est, telle qu’elle fut, telle qu’elle sera toujours. Quelle étonnante variété de tableaux, quelle profondeur d’observation ! quelle vigueur de pinceau ! quel relief ! quelle vie ! Comme en quelques mots il sait dérouler tout un drame ou terrible ou tendre, susciter au fond de l’âme la complète vision de ce que n’a point exprimé la parole, ouvrir à l’œil interne des perspectives sans bornes !

Entrons avec lui dans le royaume sombre. Au-dessus des Limbes, séjour de ceux qui, avant Jésus-Christ, ayant vécu moralement bien, furent privés de la foi au Rédempteur à venir, est un lieu assigné pour demeure à cette race d’hommes dont le monde est plein, qui, par égoïsme ou par lâcheté, déserteurs du devoir, évitent de se commettre, cherchent un milieu entre le bien et le mal, sans autre souci que celui d’eux-mêmes, de leur repos, de leurs intérêts. Pour eux, rien de vrai, rien de faux, rien de juste, rien d’injuste, ou, après tout, que leur importe ? ces hommes abondaient au milieu des dissensions de l’Italie, comme ils abondent encore de nos jours ; car, quel est le temps où les égouts de nos tristes sociétés ne regorgent de cette boue ? Séparés des bons, des mauvais, hors de l’humanité, repoussés également du Ciel et de l’Enfer, où Dante placera-t-il ces malheureux qui ne furent jamais vivants ? que dira-t-il d’eux ? Écoutez :

«  Là, dans l’air sans astres, bruissaient des soupirs, des plaintes, de profonds gémissements, tels qu’au commencement j’en pleurai.

« Des cris divers, d’horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains,

« Faisaient un fracas qui, dans cet air à jamais ténébreux, sans cesse tournoie, comme le sable roulé par un tourbillon.

« Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur, je dis : — Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ?

« Et lui à moi : — Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louanges.

« Mêlées elles sont à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour soi.

« Le Ciel les rejette pour qu’ils n’altèrent point sa beauté ; et ne les reçoit pas le profond Enfer, parce que les damnés tireraient d’eux quelque gloire.

« Et moi : — Maître, quelle angoisse les fait se lamenter si fort ? il répondit : — Je te le dirai très-brièvement

« Ceux-ci n’ont point l’espérance de mourir, et leur aveugle vie est si basse, qu’ils envient tout autre sort.

« Aucune mémoire le monde ne laisse subsister d’eux ; la Justice et la Miséricorde les dédaignent. Ne discourons point d’eux, mais regarde et passe[4]. »

Quelle indignation, quelle colère pèserait sur ces damnés d’un poids égal à celui de ce mépris ?

Le touchant épisode de Francesca de Rimini, lequel a fourni à l’un de nos peintres le sujet d’une de ses plus belles œuvres, est dans toutes les mémoires. Tendresse, ingénuité, grâce ravissante, mélancolie des doux souvenirs, que ne s’y trouve-t-il point ? Les deux amants qu’emporte et roule dans son cercle éternel l’infernal ouragan, s’arrêtent à la prière de Dante, et Francesca lui fait le récit de leurs infortunes. Combien l’effet en est différent de ce qu’il serait si le Poete l’avait mis dans la bouche de celui qui jamais d’elle ne sera séparé. Un poëte vulgaire n’y eût pas manqué ; il aurait cru répandre ainsi sur l’amante silencieuse un certain charmé de modestie pudique : et au contraire, outre l’exquis sentiment de délicatesse passionnée par lequel elle semble se rendre propre une commune faiblesse, c’est en l’avouant elle-même qu’elle l’excuse, c’est par la vive expression de l’amour qui la fascine encore, qu’elle imprime à cet amour qui survit au corps, qui réside dans l’âme seule, je ne sais quel caractère chaste d’où naît la pitié douloureuse et tendre qu’inspirent ceux dont il fera, au fond d’une joie secrète, l’immortel tourment.

Rien ne contraste plus que cette scène et celle où apparaît, au dixième chant, la grande figure de Farinata. Chef des Gibelins à Florence, deux fois il en chassa les Guelfes, et fut enfin défait par eux à Monte-Aperto, près de l’Arbia. Dante peint en lui, avec la fierté aristocratique[5], l’inflexible orgueil, la haine opiniâtre de parti, la passion politique dominant, absorbant toutes les autres passions. Et comment les peint-il ? C’est ici qu’il faut admirer le génie du Poëte. Pas une réflexion ; quelques larges coups de pinceau, un bref dialogue dont chaque mot met à nu le fond de l’âme, et le tableau est complet. Mais de quelle manière, tout d’abord, il éveille l’attention et prépare l’effet ! Nous sommes dans une campagne lugubre, couverte de tombeaux rougis par le feu ; subitement de l’un d’eux sort une voix qui invite Dante à s’arrêter. Il s’effraye et se rapproche de Virgile :

« Que fais-tu ? lui dit celui-ci ; tourne-toi ! Vois là Farinata qui s’est levé : tu le verras tout entier de la ceinture en haut. »

Que doit être celui dont l’aspect émeut ainsi Virgile, le Guide qui, dépouillé de la mortalité, passe impassible à travers ces régions désolées ? Ne voit-on pas Farinata, séparé du vulgaire des morts, se lever comme une apparition formidable, gigantesque ?

Dante poursuit :

« J’avais déjà mes yeux fixés sur les siens ; et lui de la poitrine et du front se dressait, comme s’il eût eu l’enfer à grand mépris. »

L’ombre altière l’interroge sur les siens. Il les nomme.

« Cruellement, reprend l’ombre, ils furent ennemis et de moi et de mes aïeux ; aussi les chassai-je deux fois. »

La réponse non moins fière part comme un trait :

« S’ils furent chassés, de toutes parts ils revinrent et l’une et l’autre fois ; mais les vôtres n’apprirent jamais cet art. »

Ici la scène s’interrompt soudain, et tout à l’heure on verra l’effet de cette interruption par rapport au dessein principal du Poëte.

Lentement, timidement, une autre ombre s’est levée : c’est celle de Cavalcante de Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti, ami de Dante. Il a reconnu la voix de celui-ci, et il espère que son fils l’accompagne. Trompé dans cette espérance, il s’écrie en pleurant :

« Si à travers cette sombre prison tu vas par grandeur d’âme, mon fils où est-il ? pourquoi pas avec toi ? »

Quelle louange, et comme elle sort naturellement d’un cœur paternel ! Ce père ne conçoit pas que, là où éclate la grandeur d’âme, son fils n’y soit point.

Sur un mot équivoque de Dante, il croit ce fils mort, jette un cri de douleur, et tombe à la renverse au fond du sépulcre embrasé.

Plus cette scène est touchante, plus elle fait ressortir le caractère de Farinata. Elle n’a point existé pour lui : il n’a rien vu, rien entendu, absorbé tout entier dans l’amer sentiment qu’ont réveillé en son âme superbe les paroles de Dante : mais les vôtres n’apprirent jamais cet art.

Et continuant le premier discours : « Qu’ils aient mal appris cet art, dit-il, cela me tourmente plus que cette couche. »

Voilà son enfer : près de ce supplice de l’orgueil, la tombe brûlante où il gît n’est rien.

Il faut lire le reste dans le poëme même ; il y faut voir avec quel art le Poëte, sans altérer le caractère de Farinata, en tempère l’âpreté, en montrant, dans l’homme de parti, dans le chef de faction, quelque chose de plus fort encore que la haine : le doux, le saint amour de la patrie. Dante lui a reproché le carnage qui rougit l’Arbia.

« Après avoir en soupirant secoué la tête : — À cela, dit-il, je ne fus pas seul, et ce n’eût pas certes été sans cause qu’avec les autres je m’y fusse porté ;

« Mais quand tous consentaient à détruire Florence, seul en face je la défendis. »

Si ce ne sont pas là des beautés égales à tout ce que la poésie offrit jamais de plus beau, qu’est-ce donc ?

Le grand gibelin toscan offre un de ces types primordiaux, d’où dérive ensuite une multitude d’imitations directes ou indirectes. Quelles que soient les nuances, les modifications secondaires, on l’y reconnaît toujours, et toujours il conserve je ne sais quoi de plus vaste, de plus profond, de plus puissant.

C’est de lui que Byron s’inspirait en peignant le Giaour et plusieurs autres de ses personnages. Ils procèdent de Farinata comme les rejetons naissent du pied de l’arbre ; même sève d’orgueil, de haine, de vengeance ; mais, de ces rejetons, aucun n’atteint la hauteur de la tige primitive.

Longin définissait le sublime, le son que rend une grande âme. Il semble que ce mot ait surtout été dit pour Dante. Mais l’âme du poëte ne doit pas rendre seulement un son ; elle doit vibrer au souffle des passions les plus opposées, des sentiments les plus divers, et dans sa divine harmonie, reproduire l’harmonie si variée de la nature et du cœur de l’homme. Par ce côté encore, Dante, autant qu’Homère, peut être nommé le poëte souverain. Tout le frappe, tout l’émeut, et, des plus petits aux plus grands objets, il se transforme pour tout peindre avec une égale vérité, une égale perfection. À l’étroit dans la nature même, il crée, il fait d’une vision fantastique quelque chose de réel et de vivant, entraînant la croyance à la suite de sa puissante imagination. Et dans ces poétiques créations, quelle originalité, quelle force d’invention propre, alors même que l’idée première, suggérée d’ailleurs, semble devoir le rendre imitateur ! Au treizième chant, il emprunte à Virgile celle d’arbustes animés par les ombres humaines : voilà tout ce qu’ils ont de commun. Le reste appartient uniquement à Dante. Il est arrivé à la seconde enceinte du septième cercle, où sont punis les suicides :

« Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé,

« Point de feuillage vert, mais de couleur sombre ; point de rameaux unis, mais noueux et tordus ; point de fruits, mais sur des épines des poisons.

« N’ont point de huiliers si épais et si âpres ces bêtes sauvages qui, entre Cecina et Corneto haïssent les lieux cultivés.

« Là font leurs nids les hideuses Harpies, qui chassèrent des Strophades les Troyens, avec la triste annonce du futur désastre.

« Elles ont de vastes ailes, et des cols et des visages humains, et des pieds armés de griffes, et des plumes à leur large ventre :

« Elles se lamentent sur les arbres étranges. »

Ce dernier trait si simple achève le tableau de cette immense désolation.

Là les désespérés qui loin d’eux rejetèrent leurs âmes[6], gémissent sous l’écorce des buissons, ou, tels que les bêtes des forêts, sont chassés par des meutes infernales. Pour satisfaire le désir de Dante, Virgile interroge l’un d’eux :

« Qu’il te plaise de nous dire comment l’âme est liée à ces arbres noueux, et, si tu le peux, dis-nous si quelqu’une jamais se dégage de tels membres. »

« Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea en cette voix : — Brièvement il vous sera répondu.

« Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est elle-même arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche.

« Elle tombe dans la forêt, non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette. Là, elle germe comme un grain d’épeautre.

« S’élevant, elle devient une tige et un arbre silvestre. Les Harpies, se repaissant de ses feuilles, ouvrent un passage à la douleur qu’elles lui font ressentir.

« Comme les autres nous viendrons rechercher nos dépouilles, mais cependant aucun ne les revêtira ; car il n’est pas juste que l’homme recouvre ce que lui-même il s’est ravi.

« Ici nous les traînerons, et dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, chacun au tronc de sa triste ombre. »

Ces corps éternellement suspendus devant leurs âmes éternellement séparées d’eux, ces débris d’une nature à jamais mutilée, cette mort dans la mort, n’est-ce pas là un spectacle étrange qui saisit l’imagination et l’enveloppe comme d’un crêpe funèbre ?

Tout d’un coup la scène change :

« Nous demeurions attentifs, croyant qu’il voulait dire encore autre chose, quand nous surprit un bruit

« Semblable au fracas des bêtes et des branches qu’entend celui qui voit venir le sanglier et la meute qui le suit.

« Et voilà, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle.

« Celui de devant : Accours, accours, ô mort ! Et l’autre, à qui trop il paraissait tarder : — Lappo, si prudentes ne furent pas

« Tes jambes aux joutes de Toppo[7]. Et puis, l’haleine lui manquant peut-être[8], de soi et d’un buisson il fit un seul groupe.

« Derrière eux la forêt était pleine de chiennes noires, affamées et courant comme des lévriers qu’on vient de détacher.

« Dans celui qui s’était tapi, elles enfoncèrent les dents et le déchirèrent pièce à pièce, puis emportèrent ces lambeaux palpitants. »

À ces sombres horreurs succèdent des sentiments qui reposent l’âme et l’attendrissent. Sur une berge à l’abri des flammes, Dante traverse une plaine où, en longue file, courent les pécheurs que frappent des traits de feu. Il est reconnu avec étonnement par son ancien maître, Brunetto Latini, qui d’en bas l’arrête par le pan de sa robe, et s’écrie : — O merveille[9] !

« Lorsque vers moi il étendit le bras, sur cette face grillée par le feu je fixai tellement mon regard, que le visage brûlé n’empêcha point

« Mon entendement de le reconnaître ; et, vers sa face abaissant la main, je répondis : — Êtes-vous ici, ser Brunetto ?

« Et lui : — O mon fils, ne te déplaise qu’un peu en arrière avec toi reste Brunetto Latini, et laisse aller la file.

« Je lui dis : — Autant que je peux, je vous en prie ; et si vous souhaitez qu’avec vous je m’asseye, je le ferai, s’il plaît à celui avec qui je vais.

« — O mon fils, dit-il, qui de ce troupeau s’arrête un instant, gît ensuite cent années sans se mouvoir sous le feu qui le frappe.

« Va donc, et je t’accompagnerai ; puis je rejoindrai ma bande qui va pleurant son dam éternel.

« Je n’osais descendre de la berge pour marcher près de lui, mais je tenais ma tête baissée comme un homme qui chemine humblement.

« Il commença : — Quelle fortune ou quel destin t’amène ici-bas avant le dernier jour ? »

Dante l’instruit en peu de mots de ce qu’il désire savoir ; après quoi Brunetto, rappelant ce que jadis il avait prédit de ses destinées glorieuses, l’encourage à poursuivre son voyage. Puis, l’avenir s’ouvrant à ses yeux, il lui annonce les rudes épreuves auxquelles mettra sa constance le peuple ingrat et méchant qui, à cause de son bien-faire, se fera son ennemi. Dante lui répond :

« Si exaucée eût été ma demande, vous ne seriez point encore banni de la vie humaine.

« Car dans ma mémoire est gravée, et mon cœur conserve votre chère et bonne et paternelle image, alors que, dans le monde, souvent

« Vous m’enseigniez comment l’homme s’éternise ; et combien j’en ai de gratitude, il convient que, pendant que je vis, ma langue le manifeste.

« Ce que de mes destins vous racontez, je l’écris et le réserve pour que l’interprète, avec un autre texte, une dame (Béatrice) qui le pourra si jusqu’à elle j’arrive.

« Sachez seulement ceci, que pourvu qu’aucun reproche ne me fasse ma conscience, quoi que veuille la fortune, je suis prêt. »

Cette reconnaissance du maître et du disciple, ces souvenirs d’une vie qui a fui à jamais, ce mutuel échange de vœux et de tendresses en un tel lieu, empruntent de ce lieu même je ne sais quel charme singulier de douceur et de tristesse. Et, à ce sujet, nous remarquons que Dante rarement montre les damnés en proie au désespoir, aux fureurs de la haine ; qu’il les représente, au contraire, liés encore aux vivants par leurs affections antérieures, de sorte que l’amour n’est point banni de l’enfer même. Si, lorsqu’il parle d’eux d’une manière générale, sa parole s’empreint de toutes les terreurs du dogme théologique, lorsque ensuite, durant son passage à travers ces régions désolées, il rencontre les personnes mêmes, converse avec elles, il oublie le dogme, il rentre dans l’ordre des sentiments que la nature inspire ; quelque mortelle que soit la chute, elle laisse subsister le caractère originel de l’être dégradé, mais non entièrement ; et sous le damné on retrouve encore l’homme. Qui aurait pu supporter, sans cela, l’affreux récit de tous ces supplices ? Il n’eût produit qu’une impression de dégoût et d’horreur, et le livre serait tombé des mains.

Non-seulement le Poëte exclut des sombres demeures qu’il dépeint l’idée du mal pur, non-seulement il a soin de réveiller partout celle de la vie humaine, telle à peu près qu’elle s’offre à nos yeux sur la terre, mais, avec un art merveilleux, quelquefois il s’incarne lui-même dans ses fictions, il les anime de son propre esprit et de l’esprit de son âge, que tourmentait la soif de connaître, qu’attirait vers les lieux où le soleil se couche, au delà des vastes mers, le vague pressentiment d’un monde inconnu, du monde où deux siècles après aborda Colomb. Ulysse, qu’il trouve dans le huitième bolge, lui raconte comment, après avoir quitté Circé, il commença ses courses errantes[10].

« Ni la douce pensée de mon fils, ni la piété envers mon vieux père, ni l’amour dû qui devait être la joie de Pénélope,

« Ne purent vaincre en moi l’ardeur d’acquérir la reconnaissance du monde, et des vices des hommes, et de leurs vertus.

« Mais sur la haute mer de toutes parts ouverte, je me lançai avec un seul vaisseau, et ce petit nombre de compagnons qui jamais ne m’abandonnèrent.

« L’un et l’autre rivage je vis, jusqu’à l’Espagne et jusqu’au Maroc, et l’île de Sardaigne, et les autres que baigne cette mer.

« Moi et mes compagnons nous étions vieux et appesantis quand nous arrivâmes à ce détroit resserré où Hercule posa ses bornes,

« Pour avertir l’homme de ne pas aller plus avant. Je laissai Séville à main droite ; à l’autre déjà Septa m’avait laissé.

« — O frères, dis-je, qui, à travers mille périls, êtes parvenus à l’occident, suivez le soleil, et à vos sens

« A qui reste si peu de veille, ne refusez pas l’expérience du monde sans habitants ;

« Pensez à ce que vous êtes ; point n’avez été faits pour vivre comme des brutes, mais pour rechercher la vertu et la connaissance.

« Par ces brèves paroles, j’excitai tellement mes compagnons à continuer leur route, qu’à peine ensuite aurais-je pu les retenir.

« La poupe tournée vers le levant, des rames nous fîmes des ailes pour follement voler, gagnant toujours à gauche.

« Déjà, la nuit, je voyais toutes les étoiles de l’autre pôle, et le nôtre si bas que point il ne s’élevait au-dessus de l’onde marine.

« Cinq fois la lune avait rallumé son flambeau, et autant de fois elle l’avait éteint depuis que nous étions entrés dans la haute mer,

« Quand nous apparut une montagne, obscure à cause de la distance, et qui me sembla plus élevée qu’aucune autre que j’eusse vue :

« Nous nous réjouîmes, et bientôt notre joie se changea en pleurs, de la nouvelle terre un tourbillon étant venu, qui par-devant frappa le vaisseau.

« Trois fois il le fit tournoyer avec toutes les eaux ; à la quatrième, il dressa la poupe en haut, et en bas il enfonça la proue, comme il plut à un autre,

« Jusqu’à ce que la mer se refermât sur nous. »

Pas un mot après ce dernier mot ; le chant finit soudain : on ne voit plus, on n’entend plus que le flot qui passe au-dessus du vaisseau englouti dans l’éternel silence de l’abîme.

La puissance souveraine de l’art dérive de ses rapports mystérieux avec ce quelque chose d’infini que recèle l’âme humaine. S’il ne pénètre à cette profondeur, il ne produit que des effets vulgaires, n’éveille aucun de ces longs échos, qui, comme les ondes d’un vaste océan, vont se perdre au loin dans l’espace immense. C’est beaucoup moins par ce qu’il exprime que le poëte est vraiment poëte, créateur[11], que par les pensées, les visions internes qu’il suscite. Et ces visions, diverses pour chacun selon sa nature, le caractère de son esprit, sa sphère propre d’idées, de sentiments, sont par cela même inépuisables. Quoi de plus simple que le récit d’Ulysse ? Et qui pourrait l’entendre sans émotion, sans voir flotter vaguement devant soi tout un monde, on ne sait quel monde, mais agrandi encore par le mélange des ombres. Plus les contours en sont indécis, plus il fascine l’imagination. Ce monde, au fond, ce n’est que l’homme même, son éternelle aspiration à un « au delà » sans terme, son mouvement éternel à travers les réalités passagères, vers ce que ne borne ni le temps ni l’espace, vers l’Être infini qui éternellement attire à soi toutes ses créatures. Près de lui, qu’est-ce que le reste ? Près de la joie de s’en approcher, qu’est-ce que les joies de cette vie terrestre, qu’est-ce que cette vie même ? De là l’insatiable besoin de lumière, de connaître toujours plus, pour aimer toujours plus, pouvoir et agir toujours plus ; de là, dans un travail sans repos, le mépris des obstacles, des fatigues, des souffrances, cette irrésistible impulsion qui force l’homme, jeté sur une mer inconnue, au milieu des écueils, des tempêtes, d’obéir à la voix qui lui crie : Va, suis le soleil !

De ces hautes régions où le Poëte, comme par quelques paroles magiques, vous a transportés, il redescend sur cette terre où, dans leurs passions insensées, s’agitent tristement les mortels misérables. Il est dans le cercle des damnés qui, enveloppés d’une flamme qui les cache à la vue, expient, sous ces vêtements de feu, la ruse maligne, l’imposture, la fourbe[12]. Tout à coup, une voix :

« Si récemment dans ce monde aveugle tu es tombé, de cette douce terre latine d’où j’ai apporté toute ma coulpe,

« Dis-moi si les Romagnols ont la paix ou la guerre ; car je fus des monts, là, entre Urbino et la montagne d’où sort le Tibre[13].

« — O âme là-dessous cachée ! répond Dante, la

« Romagne n’est ni ne fut jamais sans guerre dans le cœur de ses tyrans. »

Quelle tristesse dans ce seul mot ! et comme, du cœur de ces tyrans, on voit se déborder tous les maux sur cette contrée calamiteuse !

Après avoir avec plus de détails satisfait à la demande du damné, Dante, à son tour, lui en adresse une :

« Maintenant, je te prie de nous dire qui tu es ; ne sois pas plus dur que d’autres ne l’ont été, et que ton nom se conserve dans le monde ! »

Ici se déroule une des scènes les plus étranges, les plus terribles, les plus fantastiques. La haine du gibelin flétrit, à la fois, et le fourbe auquel il fait raconter ses honteux méfaits, et le pape qui le poussa dans l’infernal abîme. Il y a des moments où l’on croît entendre le sifflement du fer rouge appliqué sur le front du pontife prévaricateur.

Dante a cru complaire à Gui de Montefeltro en souhaitant que son nom se conserve dans le monde. Le réprouvé le détrompe, et, sans y songer, dévoile ainsi lui-même son supplice secret, le sentiment de sa turpitude.

« Si je croyais répondre à quelqu’un qui dût jamais retourner dans le monde, cette flamme cesserait de se mouvoir ;

« Mais puisque jamais, si ce qu’on dit est vrai, nul ne retourna vivant de ses profondeurs, sans crainte d’infamie je te réponds :

« Je fus homme d’armes, et puis cordelier, croyant, en me ceignant ainsi, expier mes fautes, et certes il en aurait été entièrement comme je le croyais,

« N’eût été le Grand-Prêtre[14], à qui mal en prenne, qui me replongea dans mes premiers méfaits : comment et pourquoi, je veux que tu l’entendes.

« Pendant que je fus la forme d’os et de chair que ma mère me donna, mes œuvres ne furent pas d’un lion, mais d’un renard ;

« Les sourdes pratiques et les voies couvertes je les sus toutes, tellement que le bruit en parvint jusqu’au bout de la terre.

« Quand je fus arrivé à ce point de mon âge où chacun devrait abaisser les voiles et serrer les cordages,

« Ce qui premièrement me plaisait, alors me pesa ; repentant et confès je me fis : et bien, hélas ! m’en serais-je trouvé, pauvre misérable !

« Le Prince des nouveaux Pharisiens avait la guerre près de Latran[15], et ni avec les Sarrasins ni avec les Juifs ;

« Étaient chrétiens tous ses ennemis, et aucun n’avait aidé à prendre Acre ou trafiqué dans la terre du Soudan.

« Ni l’office suprême, ni les ordres sacrés il ne regarda en soi, non plus qu’en moi le cordon qui jadis amaigrissait ceux qui s’en ceignaient.

« Mais comme Constantin manda Sylvestre d’au dedans du Siratti pour guérir sa lèpre, ainsi me manda-t-il, comme médecin,

« Pour guérir sa fièvre de superbe. Il me demanda conseil, et je me tus, ses paroles me paraissant ivres.

« Il reprit : — Que ton cœur ne craigne point ! dès à présent je t’absous ; enseigne-moi comment je jetterai bas Palestrina.

« Je puis, comme tu sais, ouvrir et fermer le ciel ; car doubles sont les clefs qui point ne furent chères à mon prédécesseur[16].

« Alors me poussèrent les graves arguments là où se taire me parut le pis, et je dis : — Père, puisque tu me laves

« De ce péché où je dois maintenant tomber, longue promesse et court effet[17] te fera triompher sur le haut siége.

« Ensuite, quand je fus mort, François me vint chercher ; mais un des anges noirs lui dit : — Ne l’enlève point, ne me fais pas tort ;

« En bas, parmi mes serfs il doit venir, parce qu’il donna le conseil frauduleux, depuis quoi je le tiens aux crins.

« Absous ne peut être qui ne se repent, et à la fois vouloir et se repentir ne se peut, à cause de la contradiction qui point ne le permet.

« O malheureux ! comme je tressaillis lorsqu’il me prit, disant : — Tu ne pensais pas que je fusse logicien ?

« Il me porta devant Minos ; et celui-ci, après avoir huit fois roulé sa queue autour de son dos endurci, et se l’être mordue de rage,

« Dit : — Ce pécheur est de ceux que le feu dérobe. Par quoi, là où tu vois, perdu suis-je, et ainsi vêtu, gémissant je vais. »

N’est-ce pas là tout un drame ? et comme l’action en est rapide ! et comme, dans sa rapidité, on est ému successivement des sentiments les plus divers ! Pas un trait qui ne réveille une longue suite de pensées, qui ne présente à l’imagination un tableau qu’elle développe et complète d’elle-même. Et quel naturel ! quelle vérité dans le retour que fait sur lui-même, sur l’irréparable passé, ce perdu, alors qu’il était la forme d’os et de chair que sa mère lui donna. Cette forme d’os et de chair, c’est tout l’homme. Quelle que soit sa superbe, il n’a que cela. Mais non : il a encore ce que, dans les illusions de ses jeunes années, il oublie, une âme. Plus tard, trop tard, il se souvient d’elle :

« Quand je fus arrivé à ce point de mon âge où chacun devrait abaisser les voiles et serrer les cordages,

« Ce qui, premièrement, me plaisait, alors me pesa ; repentant et confès je me fis : et bien, hélas ! m’en serais-je trouvé, pauvre misérable ! »

Cette réflexion, qui coupe son récit, et qui, tout d’un coup, ramène au dedans de soi ce pauvre misérable, ajoute encore à ses tourments celui d’un regret éternellement vain. Ce qu’il eût pu être aggravé le poids de ce qu’il est désormais pour toujours.

La voix de ce spectre a quelque chose de sépulcral qui fait frissonner comme celle du père d’Hamlet. Appelé par le grand Prêtre, qu’en passant il maudit, le voilà seul, face à face, avec ce Prince des nouveaux Pharisiens, qui l’a mandé pour guérir sa fièvre de superbe.

On croit voir apparaître l’Ange d’orgueil. La tentation commence. Ce que dit le Pontife, il ne le redit point. Que serait-ce auprès de ce mot : Je me tus, ses paroles me paraissant ivres ? Le Pape a remarqué ce silence d’étonnement et d’effroi ; il rassure le moine consterné, l’éblouit du pouvoir qui lui est commis, et l’absout d’avance du péché auquel il le pousse. Le malheureux hésite, pèse de part et d’autre les graves arguments, et enfin succombe. Il a raisonné avec sa conscience ; à sa mort l’Ange noir raisonne à son tour, et l’emporte en se raillant de lui : Tu ne pensais pas que je fusse logicien ?

« Par quoi, là où tu vois, perdu suis-je ; et ainsi vêtu, gémissant je vais. »

Ce lugubre je vais ne se prolonge-t-il pas dans les cavernes infernales comme un écho de l’éternité ?

Parvenus au fond du cône où la glace enchaîne à jamais Lucifer, Dante et Virgile, dépassant le centre de la terre, remontent péniblement le long d’un ruisseau dont le bruit les guide au milieu de l’obscurité, et retrouvent la lumière en arrivant à la surface de l’autre hémisphère, au-dessus duquel s’élève un mont que les eaux entourent de toutes parts : — Ce mont est le Purgatoire, et la deuxième Cantique commence.


  1. L’opinion des Nègres est que la mort n’est qu’un passage, qui les conduit dans un pays éloigné, où ils doivent jouir de toutes sortes de plaisirs. Hist. génér. des Voyages, t. III, p. 616.
  2. Dans une note au crayon, placée en marge du texte de l’Introduction, Lamennais fait remarquer que « les démons de Milton se bornent à discourir. »
  3. Enfer, ch. xiv, terc. 16 et suiv.
  4. Enfer, ch. iii, terc. 8 et suiv.
  5. Quels furent les ancêtres ? C’est la première question qu’il adresse à Dante : et, à ce sujet, nous observerons que Dante n’avait nullement les sentiments démocratiques que quelques-uns lui ont prêtés. Il rappelle avec complaisance l’origine noble de ses aïeux, et affecte un profond dédain pour les familles sorties du peuple et pour le peuple lui-même. L’Empire impliquait une hiérarchie naturellement liée à l’esprit féodal.
  6. Qui, hicis perosi, projecêre animas. Virg.
  7. Lappo, de Sienne, au combat de Toppo, où tes Siennois furent défaits par les Arétins, se jeta en désespéré au milieu des ennemis, et se fit tuer.
  8. Comment l’haleine peut-elle manquer à une ombre ? C’est précisément pour cela, que cette circonstance, immédiatement, fait de Lappo un personnage vivant, et que, pour le lecteur comme pour Dante, la scène s’empreint d’un caractère saisissant de réalité, et devient si dramatique.
  9. Chant xv.
  10. Chant xxvi.
  11. Poiètès
  12. Chant xxvii.
  13. Monte-Feltro.
  14. Boniface VIII.
  15. Avec les Colonne qui habitaient près de Saint-Jean-de-Latran, et à qui appartenait la ville fortifiée de Palestrina, dans le voisinage de Rome.
  16. Célestin V, qui abdiqua la papauté.
  17. Beaucoup promettre et tenir peu.