La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Paradis

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 209-216).
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Introduction


LE PARADIS


Du sommet du Purgatoire — sommet où se trouve le Paradis terrestre — pour arriver au Paradis céleste, le Poëte n’a besoin que d’un coup d’aile. En un instant il se trouve transporté dans cette fortunée région, divisée en dix cercles ou sphères. La Terre est immobile et forme le centre de l’univers, ce qui est, par parenthèse, en contradiction avec la description donnée par Dante, dans sa première Cantique, du centre de notre planète. Il visite d’abord les sept planètes (la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne). Le huitième cercle est formé par les étoiles fixes ; le neuvième est l’Empyrée ; le dixième est le séjour de Dieu[1].

Le Paradis de Dante est à la fois historique, philosophique, métaphysique, allégorique. On y constate une étude et une science profondes de l’astronomie et de la physique en général ; mais il faudrait un livre tout entier à remplir pour se risquer à en faire l’analyse.

Dante et Béatrix pénètrent dans la planète lunaire comme un rayon de lumière s’introduit dans une masse d’eau.

« Il me sembla que nous couvrait une nuée épaisse, dense et polie, telle qu’un diamant que le soleil frapperait.

« Au dedans de soi nous reçut la perle éternelle, comme l’eau, sans se diviser, reçoit un rayon de lumière. »

La Lune est le séjour de ceux qui, après avoir fait vœu de chasteté, se sont vus contraints à y renoncer. Béatrix explique les taches lunaires. Dante apprend aussi que, répartis en différentes sphères, les élus n’en jouissent pas moins, les uns et les autres, d’un bonheur identique. Il demande s’il est possible d’espérer la rupture des vœux solennels, Béatrix lui répond en ces termes :

« Que les mortels ne se jouent point du vœu : soyez fidèles, mais à ce faire non imprudents, comme fut Jephté en sa première promesse,

« A qui plus il convenait de dire : « J’ai mal fait, » « qu’en la gardant faire pis ; et aussi insensé tu trouveras le grand chef des Grecs,

« D’où Iphigénie pleura son beau visage, et sur soi fit pleurer et les fous et les sages, qui ouïrent parler d’un pareil culte.

« Soyez, chrétiens, plus pesants à vous mouvoir ; ne soyez point comme une plume à tout vent, et ne croyez pas que toute eau vous lave.

« Vous avez le Vieux et le Nouveau Testament, et le Pasteur de l’Église pour vous guider. Cela suffit à votre salut. »

Le Poète et sa sainte Amie pénètrent ensuite dans la planète Mercure, séjour de ceux qui, sur la terre, n’ont eu en vue que la renommée et l’honneur. Dante y écoute, de la bouche de Justinien, un rapide sommaire des hauts faits d’armes qui firent rayonner le nom des Césars, et ne néglige pas cette occasion de se montrer bon Gibelin en payant un large tribut d’éloges à l’Empereur, duquel dépendait, selon lui, la régénération italienne. Béatrix explique la Rédemption du monde par la mort du Sauveur. Ils montent ensuite au troisième ciel, la planète Vénus. Dans ces transitions d’un cercle à l’autre, le sourire et la physionomie de Béatrix deviennent de plus en plus radieux ; changement graduel qui s’explique en ce sens qu’une gloire et une force toujours accrue sont le partage de l’intellect humain adonné à l’étude des choses divines.

Vénus est le séjour des amants qui, d’abord coupables, ont finalement épuré la passion dont ils étaient consumés, et l’ont fait tourner au profit de la vertu. Par un caprice poétique assez étrange, Dante, dans tout ce chant, dévie de la théologie chrétienne qui semblait devoir être ici son unique source d’inspirations, et recourt, dans le choix de ses exemples, à la mythologie grecque.

Le Soleil que Dante, en vers sublimes, décrit ainsi : « Le plus grand ministre de la nature, qui de la vertu du ciel empreint le monde, et avec sa lumière nous mesure le temps, » est la quatrième planète, où le conduit Béatrix. Elle est le séjour des grands théologiens, flambeaux de l’Église : saint Thomas d’Aquin y raconte au Poëte l’histoire de saint François, et résout certains doutes que Dante avait conçus relativement à l’état de l’homme après sa mort.

Dans la planète Mars, ou le cinquième ciel, résident ceux qui ont vaillamment combattu pour la cause de la vraie Foi. Leurs corps lumineux dessinent une croix flamboyante, emblème de la crucifixion du Sauveur. Un de ces esprits, Cacciaguida, l’ancêtre de Dante, lui raconte son histoire, et compare Florence telle qu’il l’a connue à la Florence actuelle, expliquant son ancienne élévation et sa décadence présente par la pureté primitive et la corruption graduelle des mœurs privées et civiques. Cacciaguida prédit au Poëte qu’il sera banni, et lui annonce qu’il trouvera un refuge chez les seigneurs de la Scala. C’est par cette prophétie après coup que Dante paye sa dette de gratitude, et reconnaît l’hospitalité qu’il reçut, à Vérone, d’Alboïno et de Can Grande. Godefroy de Bouillon et d’autres guerriers illustres sont énumérés parmi les habitants de la planète Mars.

Un changement soudain dans la physionomie de Béatrix apprend à Dante qu’il vient d’entrer dans la planète Jupiter. Ici les corps lumineux répandent autour d’eux un éclat argenté ; ils dessinent la forme d’un aigle. Une des pupilles de cet aigle d’argent est l’esprit du roi David. D’autres souverains, renommés pour leur justice, habitent la même planète. Avec eux se discutent plusieurs points de la foi chrétienne ouverts à la controverse : par exemple, la possibilité du salut pour ceux qui n’ont pas eu la vraie foi ; l’inefficacité de la foi sans les œuvres, etc. L’avis solennel donné aux hommes, de ne pas chercher à sonder l’origine impénétrable des décrets divins, couronne ces recherches ardues.

Le septième ciel, ou la planète Saturne, est la résidence de ceux qui ont passé leur vie dans la retraite et la contemplation des vérités religieuses. Là, sur une échelle d’or si haute que son sommet se dérobe à la vue, montent et descendent incessamment les esprits glorieux.

« .... Parce qu’elle (la dernière sphère) n’est point dans le lieu et n’a point de pôles, et jusqu’à elle atteint notre échelle, d’où vient qu’à ta vue elle se dérobe. Le patriarche Jacob l’a vue jadis avancer jusque-là ses degrés chargés d’anges lumineux. »

Dante, ici, censure en termes acerbes la vie de luxe et d’indolence que mènent quelques pasteurs et quelques prélats ; — il lance une invective éloquente contre la corruption des ordres monastiques.

Le Poëte, encore guidé par Béatrix, s’élève dans le huitième ciel, celui des étoiles fixes. Une fois là, sa sainte Amie lui ordonne de jeter un regard au-dessous de lui, sur l’univers dont il embrasse l’ensemble. Placé sur la constellation des Gémeaux, Dante contemple les planètes qu’il a traversées, et sourit devant la petitesse de ce globe terrestre, ce petit point qui nous rend si orgueilleux. » C’est là un des passages du poëme où le souffle puissant du génie se fait le mieux sentir. C’est une grande conception que l’immensité de l’espace, telle que Dante l’a comprise et décrite. Son regard, de la terre qu’il abandonne, se reporte sur Béatrix, dont les yeux plus que jamais resplendissent[2].

« Vois, s’écrie ce Guide céleste, le cortège triomphal du Christ, ces légions d’âmes bienheureuses, et les Splendeurs animées qui entourent la Vierge-Mère. » Ces splendeurs éblouissent les yeux du Poëte. La joie qui rayonne sur le front de Béatrix possède un éclat dont aucune parole humaine ne saurait donner l’idée[3].

Divers points de foi sont encore discutés avec saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. Saint Pierre ne manque pas de récriminer avec vigueur contre l’avidité des successeurs qui l’ont remplacé sur le trône pontifical.

Béatrix accompagne ensuite Dante dans le neuvième ciel, où l’Essence divine est encore dérobée à sa vue par les neuf hiérarchies angéliques. La céleste beauté dont resplendit Béatrix arrivée à cette région suprême, est décrite par Dante avec une ardeur qui montre assez à quel point son premier amour s’était profondément enraciné dans son âme. Ébloui par les magnificences qui l’entourent, le Poëte baigne ses paupières dans l’onde lumineuse d’un fleuve qui prend sa source au pied du trône de Dieu. Doué par là d’une force nouvelle, car « Une lumière est là-haut qui rend visible le Créateur à cette créature qui dans sa vue seule trouve sa paix, » il peut enfin contempler en face les gloires de l’Empyrée. Sur des millions de trônes, rangés en cercles infinis, sont assis les esprits bienheureux. Béatrix lui montre un trône vacant, lequel est préparé pour l’empereur Henri VII[4].

Puis elle le quitte pour aller prendre place sur un des trônes, et de là, du haut de sa gloire impérissable, elle laisse tomber sur lui un doux et bienveillant sourire. C’est le dernier qu’elle accorde à ce qui est terrestre. Et désormais son regard se fixe vers la source de l’éternelle clarté.

Saint Bernard montre alors au Poëte la Vierge Marie sur son trône, et les âmes des Bienheureux dont le nom est mentionné dans l’un ou l’autre des deux Testaments. Enfin, il est permis au Poëte de jeter un regard sur le plus grand des mystères, l’union hypostatique de la nature humaine et de l’être divin confondus en la personne du Christ. Il se trouve ainsi parvenu aux dernières limites du savoir que peut ambitionner l’intelligence humaine.

« Mais point n’auraient à cela suffi mes propres ailes, si mon esprit n’eût été frappé d’un éclair par lequel s’accomplit son désir. »




  1. Le dénombrement de M. Simpson n’est pas tout à fait celui que d’autres commentateurs ont donné, et que voici : la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne, la Sphère des étoiles fixes, le Premier Mobile, l’Empyrée.
  2. Poscia rivolsi gli occhi agli occhi belli.
  3. Pareami, che ’l suo viso ardesse tutto
    E gli occhi avea di letizia si pieni,
    Che passar mi convien senza costrutto.

    _________(Paradiso, cant. XXIII, terz.22.)

  4. Dante compare l’Empyrée à une rose éternelle, du blanc le plus pur, dont les feuilles se disposent en cercle autour de ses pétales.