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La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant II

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 7-10).
… Je m’arrêtai au milieu de cette montagne… (P. 8.)


CHANT DEUXIÈME



L e jour commençait à disparaître, et l’air plus rembruni appelait au repos les habitants de la terre. Moi seul je me préparais à soutenir la fatigue d’une pénible route, et les émotions de la pitié, que va retracer mon esprit fidèle. Ô muses, ô intelligences sublimes, secondez-moi ; ô mémoire qui écrivis ce que j’ai vu, c’est ici que tu manifesteras ta noblesse ! Alors je parlai ainsi : « Poète qui me guides, dis-moi si mon courage peut suffire à la haute entreprise dans laquelle tu m’engages : tu m’apprends que le père de Sylvius, vivant, et avec un esprit capable de sentir, obtint de voir les profondeurs du royaume immortel ; tout être doué de quelque sagesse, s’il pense aux heureuses destinées promises à la famille d’Énée, ne s’étonnera pas que l’ennemi de tout mal ait montré tant de courtoisie envers ce prince. Le fils d’Anchise avait été désigné par le souverain des hautes sphères pour être le fondateur de la féconde Rome et de son empire, que le ciel protégeait avec l’intention d’y placer ensuite le successeur du premier Pierre ; et dans ce voyage que tu as si dignement chanté, Énée entendit des choses qui lui présagèrent sa victoire et l’éclat du manteau pontifical.

« Le vase d’élection fut ravi dans le ciel : il devait rapporter de ce saint pèlerinage un nouvel appui pour la foi qui est le principe de notre salut. Mais moi, pourquoi dois-je obtenir le même bienfait ? Et qui me l’accorde ? Je ne suis ni Énée ni Paul ; ni à mes yeux, ni aux yeux d’aucun mortel, je ne suis digne d’un tel honneur. Si je le suis, je crains que ma tentative ne soit insensée. Tu es sage, tu me comprends mieux que je ne m’exprime. »

De même qu’un homme qui, changeant de pensée, renonce à ce qu’il avait voulu entreprendre, je m’arrêtai au milieu de cette montagne obscure, effrayé de la témérité d’une entreprise si peu réfléchie, et déterminé à ne point pénétrer plus avant.

« Si je t’ai bien compris, me répondu le poète magnanime, ton âme cède à un mouvement de terreur. La vile crainte souvent détourne l’homme d’une tâche honorable, et le fait fuir comme l’animal timide qu’épouvante une ombre mensongère. Rassure tes esprits ; apprends pourquoi je suis venu près de toi et ce qui m’a fait courir à ton aide, dans le premier moment où tu as excité ma compassion.

« Je me trouvais parmi ceux qui attendent au milieu des Limbes que leur sort soit fixé, lorsque je fus appelé par une femme sainte et belle. Je lui dis que j’obéirais à ses ordres. Ses yeux brillaient d’une clarté plus éblouissante que celle des étoiles, et elle m’adressa ces paroles d’un ton de voix suave et angélique :

« Âme bienfaisante de Mantoue, dont le nom vit encore dans le monde et vivra autant que le mouvement des créations célestes, mon ami, et non celui de la fortune, a trouvé sur la plage déserte des obstacles qui l’ont effrayé et l’ont fait retourner en arrière. Je crains qu’il ne se soit déjà égaré. Peut-être viens-je trop tard à son secours, d’après ce que j’ai entendu dans le ciel. Va, emploie les ornements de ton

… Elle m’adressa ces paroles d’un ton de voix suave et angélique.
(L’enfer, chant II, page 8.)


éloquence, fais tant d’efforts pour le sauver que ma douleur soit apaisée ; c’est Béatrix qui t’en conjure. Je viens d’un lieu d’où je ne veux pas rester longtemps éloignée. Ma tendresse pour mon ami sera l’excuse de mes prières. Quand je serai de nouveau devant mon maître, je me louerai souvent de toi auprès de lui. »

Béatrix se tut, et je lui dis :

« Ô reine de vertu ! c’est par toi seule que l’homme surpasse en excellence les créatures contenues sous le ciel qui a la plus petite circonférence. Tes commandements me sont doux ; si je les avais déjà exécutés, je croirais encore t’avoir obéi trop tard. J’ai assez entendu ta volonté ; mais comment ne crains-tu pas de descendre dans ce monde ténébreux, du haut de ce royaume immense où tu brûles de retourner ? » — « Je vais, me répondit-elle, satisfaire à ta demande en peu de mots ; et tu apprendras pourquoi je ne crains pas de venir parmi vous. Il faut redouter ce qui peut apporter quelque mal, mais non pas ce qui ne saurait nuire. Je suis, par la faveur de Dieu, telle que votre misère et les flammes de ces gouffres ne peuvent m’atteindre. Il est dans le ciel une femme bienveillante qui gémit des obstacles que je t’envoie combattre. Sa charité arrête l’effet d’un jugement sévère. Cette femme s’est adressée à Lucie dans ses prières, et lui a dit : « Ton ami fidèle a besoin de ton secours, je le recommande à ta clémence. » « Lucie, ennemie de tout ce qui ne connaît pas la pitié, est venue dans le lieu où j’étais assise près de l’antique Rachel, et m’a parlé ainsi : « Béatrix, ô vraie louange de Dieu, est-ce que tu ne vas pas secourir celui qui t’a voué un si ardent amour, celui qui, pour toi, s’éleva si noblement au-dessus du vulgaire ? N’entends-tu pas ses sourds gémissements ? ne vois-tu pas qu’il se débat contre la mort, sur ce fleuve dont l’océan le plus agité ne se vante pas de surpasser les orages ? »

« À peine eus-je entendu ces paroles que, plus prompte qu’un homme qui court à ses profits, ou qui fuit un malheur, je quittai mon siège glorieux, pleine de confiance dans ta pure éloquence, qui t’honore toi et ceux qui la suivent pour modèle. »

« Béatrix cessa de parler ; et, me regardant avec des yeux baignés de larmes, elle semblait m’inviter à ne pas différer de partir. Je lui ai donc obéi. Je suis venu à toi comme elle a voulu, et je t’ai délivré de la louve qui te fermait le plus court chemin pour franchir la montagne. Mais maintenant réponds, pourquoi demeures-tu immobile ? pourquoi ne chasses-tu pas de ton cœur cette ignoble crainte ? pourquoi n’as-tu plus ni audace, ni courage, puisque trois femmes bénies daignent s’occuper de toi dans le ciel, et que ma voix te promet le bonheur ? »

Tel que des fleurs abattues et fermées par le froid de la nuit se relèvent sur leur tige et s’entr’ouvent aux premiers rayons du soleil qui les colore, tel je sentis renaître mes forces affaiblies. Une ardeur généreuse entra dans mon cœur, et je m’écriai : « Qu’elle fut charitable celle qui prit ma défense ! Que tu fus bienfaisant, toi qui accourus à la première parole de ma protectrice ! Tu m’as rendu le désir de suivre ma haute entreprise. Marche, tous deux nous n’avons plus qu’une volonté ; tu es mon guide, tu es mon seigneur, tu es mon maître. »

Je me tus : Virgile s’avança, et je le suivis dans un chemin tortueux et sauvage.