La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant V

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 18-21).
C’est là que siège, en grinçant des dents, l’horrible Minos… (P. 18.)


CHANT CINQUIÈME



J e descendis du premier cercle dans le second, d’une étendue moins spacieuse, mais où l’on éprouve des douleurs plus vives qui arrachent des cris lamentables. C’est là que siège, en grinçant des dents, l’horrible Minos.

Il pèse les crimes de ceux qui entrent ; il les examine, et, par le roulement de sa queue, il va leur assigner le lieu de leur supplice. Ainsi, quand un coupable paraît devant Minos, il est contraint à tout avouer. Ce juge du crime, chargé d’en connaître, voit bientôt la région de l’Enfer où cette âme doit souffrir, et il indique, par le nombre des replis de sa queue, celui des neuf cercles où le damné doit être précipité. Une grande multitude d’âmes est toujours en la présence du juge : elles s’accusent, elles entendent, et tout à coup sont plongées dans le gouffre. « Ô toi qui es entré dans l’hospice des douleurs, me dit Minos en suspendant son terrible ministère, prends garde à qui tu t’abandonnes ; ne te laisse pas tromper par l’entrée facile de ce séjour ! » — « Pourquoi ces cris ? lui répondit mon guide ; ne mets pas obstacle à son voyage qu’ont ordonné les destins : on le veut ainsi, là où l’on peut tout ce que l’on veut. Je ne dois pas t’en dire davantage. »

J’entendais déjà des voix plaintives. J’arrivai dans un lieu où elles redoublaient leurs gémissements, qui formaient, dans cette enceinte muette de toute lumière, un mugissement semblable à celui de la mer battue par une tempête. La tourmente infernale qui n’a jamais de repos entraîne les âmes dans son tourbillon, et les pousse avec fracas contre les débris d’innombrables rochers. Là, elles renouvellent leurs cris et leurs lamentations, en blasphémant la vertu divine. J’appris que l’on condamnait à ce supplice les ombres charnelles qui avaient asservi la raison aux plaisirs des sens.

De même que le froid fait prendre aux étourneaux un vol irrégulier, de même cette tourmente emporte, choque, repousse et ramène les âmes coupables, sans qu’aucun espoir de relâche ou d’adoucissement à cette peine vienne leur rendre quelque courage. Telles les grues disposées en files allongées fendent l’air et le frappent de leurs cris lugubres, telles les ombres enlevées par la tempête poussent sans cesse de sourds gémissements. « Ô mon maître, dis-je, quelles sont ces âmes infortunées que cet air noir déchire ? » Il me répondit : « Celle que tu vois ici la première régna sur une foule de peuples aux langages différents. Elle s’adonna tellement à l’impudicité que, pour éviter le blâme dû à ses emportements, elle eut pour loi de regarder comme permis ce qui lui était agréable : c’est Sémiramis, qui donna le sein à Ninus, et fut son épouse. Elle gouverna le pays où commande aujourd’hui le Soudan. Cette autre est celle qui chercha la mort par amour, et mourut infidèle aux cendres de Sichée. Tu vois, après elle, la luxurieuse Cléopâtre. » On me fit ensuite remarquer, en me les montrant de la main, Hélène, pour qui coula tant de sang, le grand Achille qui, en aimant, courut à une mort prématurée, Paris, Tristan, et plus de mille autres ombres que l’amour conduisit au trépas. Lorsque mon guide me nommait ces princesses des premiers âges et ces antiques guerriers, la compassion entra dans mon cœur. « Ô poète, dis-je à mon maitre, je parlerais avec plaisir à ces deux ombres qui volent ensemble et qui s’abandonnent au vent, dans leur course légère. — Attends, reprit-il, qu’elles soient arrivées plus près de toi, et prie-les, au nom de l’amour qui les tient encore unies, de s’arrêter un moment. Elles viendront à nous. » Lorsque le vent les dirigea de notre côté, j’élevai la voix et leur parlai ainsi : « Ô âmes infortunées, venez vous entretenir avec nous, si aucun obstacle ne s’y oppose ! » Telles que des colombes appelées à leur nid, objet de leur tendre affection, sillonnent l’air d’un vol rapide, les deux âmes, tant notre invitation affectueuse eut de force, quittent la foule où se trouvait Didon, et accourent vers nous à travers la tempête. L’une d’elles me dit : « Nous te saluons, être gracieux et bienveillant qui viens nous visiter dans cet air de ténèbres, nous qui avons teint le monde de notre sang. Si le roi de l’univers nous était favorable, nous le conjurerions de t’accorder des jours de paix, puisque tu as quelque pitié de nos maux éternels. Pendant que le vent se tait, comme à présent, nous écouterons ce que tu vas dire, et nous répondrons à tes demandes. La contrée qui m’a vue naître est voisine de la mer où descend le Pô, fatigué du tribut des diverses eaux qu’il a reçues dans son sein. L’amour, qui enflamme si vite une âme noble, rendit celui que tu vois près de moi passionné pour ces charmes séduisants qui me furent si cruellement enlevés (le souvenir de cette barbarie oppresse mon cœur). L’amour, qui ne dispense de l’amour aucun objet aimé, m’enivra d’une tendresse si vive qu’elle ne m’a pas encore abandonné. L’amour nous entraîna tous deux à la même mort. Le lieu où Caïn est tourmenté attend le monstre qui nous arracha le jour. »

L’ombre acheva de parler. À ces mots déchirants, touché d’une vive douleur, je baissais les yeux. Mon guide me dit : « Que fais-tu ? — Hélas ! répondis-je, combien de douces pensées et de désirs brûlants ont dû les conduire au terme de la vie ! » Je me retournai ensuite vers les deux âmes, et je dis : « Françoise, ton supplice excite la douleur et la pitié ; mais écoute encore : au temps de vos doux soupirs, quand et comment connûtes-vous la tendre intelligence de vos cœurs ? » L’âme répondit ainsi : « Il n’est pas de peine plus vive que de se rappeler, dans le malheur, les jours de la félicité ; c’est une vérité enseignée par ton maître.

« Puisque tu veux connaître la première source de notre amour, tu vas m’entendre pleurer et parler à la fois. Nous lisions un jour, pour nous distraire, l’histoire des amours de Lancelot. Nous étions seuls, sans aucune défiance. Plusieurs fois cette lecture nous arracha des larmes et nous fit

Telles que des colombes… les deux âmes… accoururent vers nous à travers la tempête.
(L’Enfer, chant v, page 20.)


changer de couleur. Un seul moment décida de notre sort. Quand nous lûmes que cet amant si tendre avait imprimé un baiser sur le doux sourire de son amante, Paul (ah ! que jamais il ne soit séparé de moi) imprima, tout tremblant, un baiser sur mes lèvres. Le livre et celui qui l’écrivit furent pour nous un autre Galléhaut. Ce jour-là nous ne lûmes pas davantage. »

Pendant que l’une des âmes parlait ainsi, l’autre pleurait si amèrement que, dans une émotion pénible de pitié, je perdis l’usage de mes sens, et je tombai comme tombe un corps sans vie.