La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XX

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 74-76).
Leur visage était tourné du côté des épaules… (P. 74.)


CHANT VINGTIÈME



M es vers doivent décrire de nouvelles peines, et commencer le vingtième chant de la première cantica, qui traite des tourments de l’Enfer. J’étais avide d’observer le nouveau spectacle qui allait m’offrir d’autres douleurs. Il se présenta à mes yeux un grand nombre d’âmes plongées dans un silence entremêlé de pleurs, et s’avançant du pas ralenti de ceux qui chantent les litanies de notre monde. Lorsque je considérai ces ombres plus attentivement, il me sembla que leur tête n’était plus dans le rapport accoutumé du menton avec le commencement de la poitrine. Leur visage était tourné du côté des épaules : enfin, ces âmes à qui il était interdit de voir l’espace qui s’étendait devant elles, étaient obligées de marcher à reculons ; peut-être les effets de la paralysie ont-ils ainsi distordu le corps humain ; mais je ne l’ai jamais vu, et je ne crois pas que ce soit possible. Ô lecteur, que Dieu t’accorde de tirer quelque fruit de ce récit ! mais aussi juge si je pouvais contempler d’un œil sec notre image si misérablement déformée que, par la fente des épaules, les larmes tombaient sur les… Je pleurais, appuyé sur une partie saillante du pont, et mon guide me dit : « Es-tu aussi de ces insensés… ? Ici c’est être pieux que d’être sans pitié ! Est-on plus scélérat que l’homme qui se laisse attendrir par le spectacle de la justice divine ? Lève, lève la tête, et vois celui sous lequel la terre s’entr’ouvrit aux yeux des Thébains. Tous s’écriaient : Où vas-tu t’engloutir, Amphiaraüs ? Pourquoi abandonnes-tu les combats ? et il ne cessait de rouler de vallée en vallée, jusque dans l’empire où Minos étend son bras de fer sur les humains. Observe que le dos de ce coupable occupe la place de sa poitrine ; et, parce qu’il a trop voulu voir en avant, il ne voit maintenant que par derrière, et marche à pas rétrogrades.

« Remarque Tirésias qui changea de traits et de formes, et qui devint femme, d’homme qu’il était : il fallut qu’il frappât de sa verge magique les deux serpents accouplés, avant de pouvoir reprendre la force de son sexe. Plus loin, près du ventre de Tirésias, est Arons, qui avait fixé sa demeure au milieu des filons du marbre éblouissant de Luni, cultivé par les Carrarais qui habitent plus bas. C’est de ce point qu’il considérait sans obstacle la mer et les étoiles. Cette femme, que tu ne vois pas, dont les tresses déployées couvrent le sein, et que ce supplice condamne à porter ainsi sa chevelure, fut Manto, qui visita un grand nombre de contrées, et s’arrêta dans le lieu où je pris naissance. Il me plaît que tu m’écoutes un peu.

« La ville de Bacchus fut réduite en esclavage après la mort du père de Manto ; alors cette vierge parcourut longtemps le monde. Là-haut, dans la belle Italie, est un lac appelé Bénaco, situé au pied des Alpes tyroliennes qui la séparent de la Germaine : entre Garda, Val Camonica et l’Apennin, les eaux s’écoulent, je crois, vers ce lac, par mille et mille sources fécondes ; au milieu est un point où les évêques de Trente, de Vérone et de Brescia auraient le droit, s’ils passaient dans ce lieu, de répandre leurs bénédictions. À l’endroit où la rive est plus basse, est située Peschiéria, belle et forte citadelle, capable de couvrir les possessions des citoyens de Bergame et de Brescia. Là, le Bénaco se dégorge et devient un fleuve qui serpente à travers de frais pâturages ; il s’appelle alors le Mincio, et non plus Bénaco, jusqu’à Governo, où il se jette dans l’Éridan.

« À peu de distance, il trouve une vallée où il s’étend et forme un marais malsain dans les ardeurs de l’été. La vierge sévère, arrivée en ce lieu, vit cette terre inhospitalière dépourvue d’habitants : c’est là que, pour fuir toute société humaine, elle fixa son séjour avec ceux qui l’avaient suivie, qu’elle exerça son art magique, et qu’elle laissa son corps privé de son âme. Les hommes dispersés dans les environs, alors attirés par la protection qu’assurait ce marais immense, fréquentèrent ce lieu : ils bâtirent une ville sur le tombeau de la fille de Tirésias, et sans consulter autrement le sort, ils appelèrent cette ville Mantoue, du nom de celle qui, la première, y avait établi son séjour.

« Cette ville était plus florissante avant que la duplicité de Pinamonte se fût jouée de la crédulité des Casalodi. Je t’ai parlé ainsi, pour que tu puisses opposer la vérité au mensonge, si jamais tu entendais attribuer une autre origine à ma patrie. »

Je répondis : « Ô maître ! la clarté de tes paroles excite tellement ma confiance, que celles des autres seraient pour moi des charbons éteints. Dis maintenant si, dans cette foule qui s’avance, tu vois des ombres dignes d’être remarquées : mon esprit n’est plus occupé que de ce soin. » Mon guide reprit ainsi : « Celui dont la barbe épaisse retombe sur ses épaules rembrunies fut augure et se joignit à Calchas en Aulide, pour couper le premier câble des vaisseaux du port, lorsque la Grèce fut si épuisée d’hommes, qu’à peine les plus jeunes fils des guerriers restèrent dans leurs berceaux : il s’appela Eurypile ; ma haute tragédie le nomme ainsi dans une de ses parties : tu dois te le rappeler, toi qui la sais tout entière.

« Cet autre, dont les flancs sont si décharnés, fut Michel Scot, qui connut le jeu des impostures de la magie. Tu vois Guido Bonatti, tu vois Asdent, qui se repent trop tard d’avoir abandonné son cuir et son ligneul ; tu vois ces femmes malheureuses qui laissèrent l’aiguille, la navette et le fuseau, pour étudier l’art de deviner, à l’aide des herbes ou des images de cire.

« Mais viens maintenant : déjà l’astre où le peuple croit apercevoir Caïn et ses épines paraît à l’horizon, et touche la mer sous Séville. Hier, cet astre brillait de toute sa clarté. Tu dois te rappeler que, dans la forêt où je te trouvai engagé, sa lumière ne t’a pas nui. »

Mon guide me parlait en ces termes, et nous continuions d’avancer.