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La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XXII

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 81-84).
Les maudits criaient tous à la fois : « Rubicante, saisis-le aussi de ta fourche… (P. 82.)


CHANT VINGT-DEUXIÈME



J ’ai vu, dans les campagnes d’Arezzo, des cavaliers se mettre en marche, avancer, reculer, pour attirer l’ennemi et engager le combat ; j’ai vu des fourrageurs ravager cette contrée ; j’ai vu les nobles exercices des tournois et des joûtes : j’ai entendu le roulement de tambours, le son de l’airain religieux, les trompettes retentissantes, les marches guerrières de notre patrie, et des étrangers ; j’ai vu enfin les signaux des châteaux : mais ni les mouvements d’une armée nombreuse, ni même ceux d’un vaisseau qui obéit à la lumière des fanaux et des étoiles ne rappellent un chalumeau aussi extravagant que celui de la troupe infernale.

Nous marchions avec les dix démons : ô société cruelle ! mais on doit trouver les saints dans l’église, et les gloutons dans les tavernes. Mes yeux étaient fixés sur la poix bouillante, pour mieux distinguer les supplices qu’on faisait endurer aux coupables qui y étaient allumés.

De même que les dauphins, en courbant leur échine, avertissent ainsi les navigateurs de sauver le navire, de même quelques-uns des pécheurs, pour alléger leur supplice, élevaient leurs épaules à la surface du fleuve, et plus prompts que l’éclair, les replongeaient sous le bitume. Les damnés étaient semblables à ces grenouilles qui, sur le bord d’un marais, découvrent leur tête en cachant le reste du corps : mais aussitôt que Barbariccia se montrait, ils se jetaient sous la poix. Je vis un de ces malheureux, et j’en frissonne encore !… il avait attendu trop longtemps, comme il arrive quelquefois qu’une grenouille se retire plus tard : alors Graffiacane, qui était plus près de lui, l’accrocha par sa chevelure souillée de résine, et l’arracha du fleuve comme une loutre suspendue à l’hameçon. Je savais le nom de tous ces démons, parce que je les avais remarqués quand on les avait choisis, et parce qu’en marchant ils s’étaient nommés entre eux. Les maudits criaient tous à la fois : « Rubicante, saisis-le aussi de ta fourche, et déchire sa peau de mille blessures. » Je dis alors à mon maître : « Peux-tu savoir quel est cet infortuné qui est ainsi tombé au pouvoir de ses ennemis ? » Mon guide s’approcha de lui, et lui demanda où il avait pris naissance. Celui-ci répondit : « Je suis né dans le royaume de Navarre ; sa mère, épouse d’un homme corrompu, qui avait su détruire en peu de temps sa santé et son patrimoine, me mit au service d’un seigneur : je fus ensuite admis dans l’intimité du bon roi Thibault. Là, je m’attachai à trafiquer des grâces, et j’expie ce crime dans cette fournaise. »

Le démon Ciriatto, dont la bouche était armée de deux défenses, comme celles d’un sanglier, en faisant sentir les cruelles atteintes au damné, qui ressemblait à la souris tombée sous la griffe des chats cruels ; mais Barbariccia entoura le prévaricateur de ses bras, et dit : « Suspendez vos coups, tant que je le tiendrai. » Il ajouta, en se tournant vers mon guide : « Parle-lui, si tu veux apprendre d’autres détails, avant qu’on le déchire. — Eh bien ! reprit mon maître, en s’adressant à l’ombre, parmi les autres coupables, en connais-tu, sous la poix, qui soient Italiens ? — À l’instant, répondit l’ombre, je viens d’en quitter un de cette nation, qui était près de

… Alors Graffiacane, qui était plus près de lui, l’accrocha par sa chevelure
souillée de résine…
(L’Enfer, chant xxii, page 82.)


moi. Puissé-je être encore enfoncé à ses côtés ! je ne redouterais ni ces griffes ni ces fourches. — Nous avons trop longtemps attendu, cria Libicocco. En même temps il frappa le bras du réprouvé avec son croc, et lui en emporta des lambeaux : Draghinazzo voulut lui saisir la jambe, mais le décurion lança sur eux un regard effroyable. Quand les démons se furent apaisés, mon guide dit au coupable, qui regardait tristement ses blessures : « Quel était celui qui t’accompagnait, quand tu t’es exposé témérairement à tomber entre leurs mains ? » Il répondit : « C’est frère Gomita, ce pervers de Gallura, ce vase de fraude : il eut sous sa puissance les ennemis de son maître, et il trahit indignement sa cause pour les servir ; il en reçut de l’or et les laissa libres, comme il le dit lui-même ; enfin, dans ses autres emplois, il fut coupable de baraterie, non en détail, mais en grand. Cette ombre converse souvent avec don Michel Sanche de Logodoro : leurs langues ne se lassent jamais de parler ensemble de la Sardaigne. Mais regardez ce démon qui grince des dents ; je parlerais encore, si je ne le voyais s’apprêter à me déchirer. »

Le grand prévôt dit à Farfarello, qui paraissait se disposer à frapper sa victime : « Retire-toi, vil oiseau de malice. » Le coupable reprit ainsi : « Si vous voulez voir et entendre des Lombards, des Toscans, j’en ferai venir ; mais que les Malebranche se retirent à l’écart ; que mes compagnons n’aient pas à craindre leur fureur. Si vous le permettez, je m’assiérai dans ce lieu même, et, tout seul que je suis, j’en ferai venir un grand nombre, quand je sifflerai, comme il est d’usage parmi nous, lorsqu’un des condamnés peut se montrer impunément en dehors du fleuve. »

À ces mots Cagnazzo secoua la tête, et dit : « Voyez l’artifice que celui-ci invente pour se rejeter au fond. » L’ombre, qui avait un génie fécond en ruses, répondit : « Je suis en effet bien malicieux, moi qui expose mes compagnons à de plus grands tourments ! » Alichino se laissa gagner ; et, quoique en opposition avec les autres démons, il dit au Navarrois : « Écoute : si tu échappes, je ne te suivrai pas seulement au galop, mais je volerai rapidement sur la surface du lac : allons, laissons-le en liberté ; retirons-nous à quelques pas, et voyons s’il a lui seul plus de pouvoir que nous. »

Lecteur, apprête-toi à voir un nouveau jeu. Chacun des démons se retourna pour se cacher, Cagnazzo le premier, quoiqu’il eût été d’abord le moins crédule. Le Navarrois alors choisit bien son temps, prit son élan, se jeta dans le lac, et put échapper ainsi à leur puissance. La troupe des démons fut indignée : celui qui avait accepté le premier la proposition se mit en mouvement avant les autres, et cria : « Tu es atteint. » Mais ce fut en vain : ses ailes lui refusèrent la même vitesse que la crainte avait donnée au coupable, en le précipitant au fond du lac, et le démon fut arrêté à sa surface. C’est ainsi que le canard, quand il aperçoit le faucon, s’enfonce sous les eaux, et que le faucon remonte dans les airs, fatigué et honteux de n’avoir pu saisir sa proie. Calcabrina, irrité contre Alichino, partît d’un vol rapide, désirant ardemment que son compagnon n’atteignît pas l’ombre coupable, pour avoir l’occasion de le déchirer lui-même.

Le prévaricateur ayant tout à fait disparu, alors Calcabrina porta ses griffes sur son compagnon, et il lui livra un terrible combat : l’autre ne le refusa pas, et, comme un épervier redoutable, opposait à son ennemi des serres menaçantes. Bientôt le choc impétueux des démons les fit tomber tous deux dans le lac bouillant ; la chaleur les sépara au même instant ; mais ils ne purent se relever, malgré leurs efforts, tant la poix visqueuse avait englué leurs ailes. Barbariccia, affligé de cette querelle, envoya quatre des siens de l’autre côté de la vallée : armés de leurs crocs, ils descendirent sur le bord, et les présentèrent aux démons emprisonnés qui étaient déjà presque consumés par la poix.

Pour nous, en ce moment, nous laissâmes ces misérables souillés par le bitume enflammé.