La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant IX

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 301-304).
Et voilà qu’une autre de ces lumières était venue vers moi… (P. 302.)

CHANT NEUVIÈME


O belle Clémence, ton père Charles éclaircit ainsi mes doutes, et me prédit ensuite les tromperies que devait subir sa race.

Mais il ajouta : « Sois discret et laisse voler les années. » Je dois donc me borner à dire que vos malheurs exciteront de justes regrets.

Bientôt cette sainte lumière retourna vers Dieu qui la remplit, comme vers le souverain bien qui suffit à toutes les créatures.

Âmes ingrates, que vous vous abusez ! Que vous êtes impies, lorsque vous dirigez vos pensées vers la vanité en renonçant à une félicité si parfaite !

Et voilà qu’une autre de ces lumières était venue vers moi : s’étant approchée en étincelant, elle me montra qu’elle avait l’intention de m’être agréable.

Je remarquai en même temps que les yeux de Béatrix, qu’elle fixait sur moi, comme auparavant, assuraient à mon désir un doux assentiment.

Je lui dis : « Âme bienheureuse, satisfais ma volonté, et prouve-moi que tu peux la contenter sans que je te l’explique. »

Alors cette lumière qui de loin proférait ses chants et que je ne connaissais pas encore, commença ainsi, d’un ton qui annonçait de la complaisance : « Dans cette partie de la coupable Italie, située entre Rialto et les sources de la Brenta et de la Piave, s’élève une petite colline d’où descendit le fléau qui désola cette contrée. Je naquis comme lui sur cette colline. On m’appelait Cunizza, et je brille ici, parce que j’ai été vaincue par l’influence de l’étoile où tu me trouves.

« Mais mon sort n’a rien de pénible pour moi, et je ne me repens d’aucune de mes actions ; ce qui pourra sembler étonnant à votre vulgaire. Cet autre joyau brillant et précieux de notre ciel qui est près de moi, a laissé sur la terre une grande renommée, et avant que sa gloire finisse, ce siècle se multipliera cinq fois.

« Vois donc si l’homme ne doit pas être vertueux, puisque la première vie doit être suivie d’une bien autre vie. On ne pense pas ainsi chez les peuples qui habitent entre le Tagliamento et l’Adige ; et quoique sévèrement punis, ils n’ont pas de repentir.

« Mais bientôt les Padouans, qui répugnent à remplir leurs devoirs, changeront la couleur des eaux qui baignent Vicence. Celui qui règne là où le Sile et le Cagnan se confondent ensemble, porte la tête haute, et ne voit pas qu’on prépare une étoile pour l’y envelopper. Feltre pleurera la déloyauté de son évêque tellement impitoyable, que pour une semblable perfidie, on ne sera jamais entré à Malta. Ce prêtre courtois pour appuyer son parti livrera tant de sang ferrarais, qu’il faudrait un trop immense vase pour le contenir, et qu’il serait promptement fatigué l’homme qui voudrait le peser once à once : mais des mœurs du pays, on doit attendre de tels présents.

« Au-dessus de nous, les êtres que vous appelez trônes, sont des miroirs qui réfléchissent les jugements de Dieu. Ajoute donc foi à toutes mes paroles. »

À ces mots l’esprit se tut, et il me sembla qu’il rentra avec les autres ombres dans le cercle où il était auparavant.

L’autre lumière dont on venait de me parler, me parut resplendissante, comme un fin rubis frappé des rayons du soleil. Là-haut, la joie se manifeste par un vif éclat, comme sur la terre, par le sourire ; mais en bas, où toutes les âmes sont plongées dans la tristesse, il n’y a que ténèbres et obscurité.

Je dis alors à cet esprit bienheureux : « Dieu voit tout, et toi tu vois tout en Lui ; aussi, comme à lui, tous les désirs doivent t’être connus. Pourquoi donc ta voix, qui réjouit le ciel, semblable à celle des splendeurs pieuses ornées de six ailes, ne daigne-t-elle pas satisfaire ma curiosité ? Je n’attendrais pas ta demande, si je pouvais entrer en toi, comme toi-même tu entres en moi. »

L’esprit me répondit en ces termes : « Tu connais cette immense vallée où se répandent les flots d’une mer que la terre environne comme une guirlande, et qui est bordée de rivages habités par des peuples si différents. Si tu la parcours contre le cours du soleil, elle forme le midi là où, auparavant, était l’horizon.

« Je naquis sur les bords de cette vallée, entre l’Èbre et la Magra, à l’endroit où, par un court chemin, le pays de Gênes est séparé de la Toscane. Bugie et la terre où je pris naissance, et qui vit son port inondé de sang, sont placées à peu près à la même distance de l’orient et de l’occident. Je fus nommé Foulques par cette nation qui connut bien mon nom. J’ai toujours vécu sous l’influence de la planète où tu me rencontres.

« Tant que l’âge me l’a permis, j’ai brûlé d’un amour plus vif que celui qu’éprouvèrent la fille de Bélus, qui donna tant de soucis à Créuse, en manquant de foi à Sichée ; cette Rhodopée que trahit Démophon ; enfin Alcide lui-même, quand il tint Iole renfermée dans son cœur.

« Ici, on ne pense pas à se repentir de ses fautes ; elles ne reviennent point dans la mémoire : on jouit de cette vertu qui a ordonné et prévu notre bonheur. Ici, on voit les effets admirables de la Providence, et l’amour qui règne sur la terre s’épure et se change en amour divin.

« Je veux continuer de t’éclairer sur ce que tu as désiré savoir dans cette sphère. Tu veux apprendre quelle est cette âme qui étincelle près de moi, comme un rayon du soleil dans une onde pure. Cette âme qui goûte une douce paix est celle de Raab, qui, jointe à notre chœur, y occupe le premier rang. Le triomphe de Jésus-Christ l’a fait monter la première à ce ciel, où finit l’ombre de votre monde.

« Il était bien convenable que Dieu la laissât dans cette sphère, en signe de la haute victoire que son fils a remportée, lorsqu’il a laissé lier ses deux mains. N’est-ce pas cette femme qui a favorisé les premiers succès de Josué, sur cette terre dont le pape se souvient si peu ?

« La ville où tu es né est le rejeton de l’impie qui, le premier, se révolta contre son créateur, et par sa détestable envie causa tant de pleurs. Cette ville produit et répand une fleur maudite, qui a éloigné de la voie les brebis et les agneaux, et fait un loup du véritable pasteur. C’est pour cette fleur qu’on abandonne l’Évangile et les docteurs immortels, et qu’on ne pense qu’aux Décrétales, comme on le voit à leurs marges.

« Telle est l’occupation du pape et des cardinaux, et leurs pensées ne sont plus à Nazareth, là où Gabriel étendit ses ailes.

« Mais le Vatican, et les autres parties saintes de Rome où a péri la milice qui suivait Pierre, seront bientôt délivrés d’un tel adultère. »