La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant V

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 285-288).
Béatrix me dit ces paroles, par lesquelles je commence ce chant… (P. 286.)

CHANT CINQUIÈME


S i les éclairs qui s’échappent de mes regards t’éblouissent plus dans le ciel, au milieu du saint amour de Dieu, qu’ils ne t’éblouissaient sur la terre ; si j’abaisse la puissance de tes yeux, ne t’étonne pas ; cet effet provient de ce que ma vue est plus parfaite : elle apprend bien, et ne meut plus le pied que dans ce qu’elle a bien appris.

« Je remarque cependant que l’éternelle lumière dont la seule vue embrase d’amour, brille maintenant dans ton intelligence. Si quelque chose l’égare, ce n’est qu’un vestige mal connu de cette même lumière. Tu désires savoir si par des actions estimables on peut faire absoudre une âme qui a manqué à ses vœux. »

Béatrix me dit ces paroles par lesquelles je commence ce chant, et sans s’interrompre, elle continua en ces termes les saintes explications : « Le plus grand don que Dieu ait accordé, en vous créant, le don qu’il apprécie le plus, et qui est le plus conforme à sa bienfaisance, est la liberté de la volonté. Ce bienfait a été accordé seulement à toutes les créatures intelligentes. Si tu admets ce point, tu sentiras la haute valeur d’un vœu, quand il a été formé par ton consentement et le consentement de Dieu.

« Quand un pacte est arrêté entre Dieu et l’homme, celui-ci, par cet acte, se fait victime de ce trésor, qui est tel que je le dis : donc, que peut-on rendre en échange ? Si tu crois qu’il t’est permis de racheter par une œuvre sainte le don auquel tu as renoncé, tu ressembles à celui qui voudrait faire un bon usage d’un bien mal acquis.

« Te voilà désormais convaincu du point principal : cependant la sainte Église donne à cet égard des dispenses qui paraissent en contradiction avec ce que je viens de te révéler. Il faut encore rester quelque temps à table : tu as pris une nourriture lourde qu’il convient de précipiter par quelque secours. Ouvre ton esprit à ce que je te dévoile, et renferme-le dans ta mémoire : il n’y a pas de science quand on entend sans retenir.

« Deux choses distinctes forment l’essence d’un vœu : la première est l’objet du sacrifice, la seconde est le pacte en lui-même. On n’est jamais relevé de ce pacte, si l’on n’y est pas fidèle, et c’est à ce sujet que, plus haut, je t’ai parlé d’une manière si précise. Les Hébreux, comme tu dois le savoir, furent toujours obligés d’offrir les sacrifices qu’ils avaient promis : seulement ils changèrent quelquefois l’objet de ces mêmes sacrifices.

« Ce qui constitue l’essence d’un vœu que tu connais sous le nom de matière du vœu, peut être tel qu’on n’ait pas failli en l’échangeant contre une autre matière ; mais il ne faut pas qu’on transporte ainsi la charge sur une autre épaule, de sa propre autorité, et sans le commandement de la clef blanche et de la clef jaune : regarde tout changement comme insensé, si la chose qu’on abandonne n’est pas contenue dans celle que l’on prend, comme quatre est contenu dans six. De plus, on ne peut remplacer par un moindre avantage la chose qui, avec sa valeur particulière, emporte la balance.

« Que les mortels ne se fassent pas un jeu de leurs promesses. Soyez fidèles, mais jamais inconsidérés, comme Jephté dans sa première géné

Tandis qu’elles approchaient, on voyait leurs ombres pleines de joie dans
le sillon rayonnant qu’elles répandaient autour d’elles.
(Le Paradis, chant v, page 287.)


rosité : à qui cependant convenait-il plus de dire : J’ai mal fait, et en accomplissant ma promesse, je ferai plus mal ? Il ne fut pas moins insensé, le grand chef des Grecs que ne fléchirent pas les larmes répandues sur le beau visage d’Iphigénie, et qui fit pleurer sur le sort de cette princesse les fous et les sages qui entendirent parler d’un vœu si barbare.

« Chrétiens, apportez plus de gravité dans vos actions. Ne soyez pas comme une plume qui s’agite à tous les vents ; ne croyez pas que toute eau puisse vous purifier. Vous avez pour guides, l’Ancien, le Nouveau Testament, et le Pasteur de l’Église ; qu’ils suffisent pour votre salut : si une passion coupable vous crie autre chose, soyez des hommes et non des animaux sans raison. Que l’Hébreu qui est parmi vous ne rie pas de vos déréglements ; ne faites pas comme l’agneau qui laisse le lait de sa mère, qui folâtre et joue imprudemment avec lui-même. »

Béatrix parla ainsi comme je l’écris ; ensuite elle se retourna, toute désireuse, vers l’endroit où la lumière du monde est la plus vive : son silence, son changement d’attitude, firent taire mon esprit curieux qui allait lui soumettre d’autres questions.

Aussi vite qu’une flèche frappe le but avant que la corde soit en repos, nous courûmes au second royaume.

Je vis Béatrix si belle et si heureuse, quand elle arriva dans la lumière de ce ciel, que la planète elle-même en parut plus resplendissante. Si l’étoile se changea et sourit, que ne dus-je pas devenir, moi qui suis naturellement susceptible de tant de transmutations ! Dans un vivier dont l’onde est pure et tranquille, les poissons s’élancent vers tout ce qu’on leur jette, s’ils croient y trouver quelque pâture ; ainsi une foule de lumières célestes se dirigèrent vers nous, et chacune s’écriait : « Voilà qui accroîtra nos amours. » Tandis qu’elles approchaient, on voyait leurs ombres pleines de joie dans le sillon rayonnant qu’elles répandaient autour d’elles.

Pense, ô lecteur, si ce qui commence ici n’allait pas plus avant, quelle soif pleine d’angoisse tu aurais d’en savoir davantage, et tu comprendras combien, dès qu’elles furent près de moi, je fus tourmenté du désir de connaître la condition de ces splendeurs !

Un de ces esprits pieux me dit : « Ô toi, né sous d’heureux auspices, à qui la grâce permet de voir les trônes du triomphe éternel, avant que tu aies quitté l’armée militante, apprends que nous sommes enflammés de la lumière qui s’étend dans tout le ciel. Veux-tu de nous quelques éclaircissements ? satisfais-toi à ton plaisir. »

Béatrix ajouta : « Dis, dis, et crois-les comme on doit croire des esprits divins. »

Alors je parlai ainsi : « Je vois que tu séjournes près du trône de la première lumière. Elle sort étincelante de ta bouche et de tes yeux : mais je ne sais pas deviner qui tu peux être, âme bienheureuse, ni pourquoi tu habites dans la sphère qui se cache aux regards des mortels, sous les rayons d’une autre. »

J’adressai ces mots directement à la lumière qui m’avait parlé la première. Elle se montra en même temps plus brillante qu’elle n’avait encore été. Bientôt, comme le soleil qui se cache lui-même par son trop vif éclat, quand il a dissipé les vapeurs épaisses qui tempéraient sa chaleur, la figure sainte, pénétrée d’une joie nouvelle, se concentra dans ses propres rayons, et ainsi recluse, recluse, me répondit comme on le verra au chant suivant.