La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 293-296).
Béatrix me laissa peu de temps dans cet embarras… (P. 294.)

CHANT SEPTIÈME


S ois béni, ô Sauveur, Dieu saint des armées, toi qui éclaires de ta lumière les âmes des fortunés royaumes ! »

Ainsi chanta, en se retournant, cette substance qui est revêtue d’une double gloire, et en même temps elle et ses compagnes reprirent leur mouvement circulaire, et s’éloignèrent de moi comme des étincelles qui échappent avec vélocité à nos regards.

Je doutais, et en moi-même je me disais : « Dis-lui, dis-lui ; je me disais : Dis-lui donc, à la noble femme qui apaise ta soif avec les douces gouttes de sa voix » ; mais le respect pour B, et pour ICE, qui s’empare de tout moi, me forçait à tenir la tête baissée, comme un homme que le sommeil accable.

Béatrix me laissa peu de temps dans cet embarras, et me rayonnant d’un sourire qui aurait rendu heureux un homme au milieu des flammes, elle me dit « Selon mon jugement, qui est infaillible, tu ne comprends pas comment une juste vengeance a été punie justement ; mais j’éclaircirai ce doute.

« Écoute, mes paroles t’apprendront de sublimes vérités. Pour n’avoir pas voulu souffrir l’utile frein de la vertu, cet homme qui ne reçut pas la naissance, en se damnant, damna toute sa race.

« L’espèce humaine infirme languit, pendant plusieurs siècles, abandonnée à l’erreur, jusqu’à ce qu’il plût au Verbe de Dieu de descendre. Par l’acte seul de l’éternel amour, il unit à la nature divine la nature humaine, qui s’était éloignée de son créateur.

« Maintenant fais bien attention à ce que je t’explique. Cette nature, unie à celle de son créateur, avait été d’abord pure et sincère, mais par elle-même elle se bannit du Paradis, parce qu’elle s’arracha de la voie de la vérité et de sa vie. Or, la peine que Jésus-Christ souffrit sur la croix, si l’on ne considère que la nature qu’il avait assumée, n’a jamais plus justement mordu ; mais aussi, en examinant quelle était la personne revêtue de cette humanité, on voit aisément qu’aucune peine ne fut plus injuste.

« Du même fait résultèrent deux conséquences différentes : une seule mort plut à Dieu et aux Juifs ; par elle la terre a tremblé et le ciel s’est ouvert.

« Tu dois donc facilement comprendre qu’une cour juste a vengé une juste vengeance. Mais je vois que ton esprit, de pensée en pensée, est occupé d’un autre doute, qu’il désire que j’éclaircisse. Tu dis : Je comprends bien ce que viens d’entendre, mais je ne comprends pas pourquoi Dieu a choisi ce moyen pour notre rédemption.

« Frère, les motifs qui déterminèrent le Créateur à agir ainsi sont cachés aux yeux de ceux qui ne sont pas embrasés du feu de l’amour divin : cependant, comme on pense longtemps en vain sur un tel sujet, je vais te dire pourquoi Dieu a trouvé ce moyen plus digne.

« La divine bonté qui méprise toute jalousie, étincelle de sa propre ardeur, lorsqu’elle distribue ses beautés éternelles ; ce qui coule immédiatement de cette divine bonté n’a plus de fin, et son impression, une fois marquée, ne peut plus s’altérer.

« Tout ce que cette bonté produit immédiatement est libre, et n’est pas soumis aux lois qui règlent les choses secondaires. Plus un être est conforme à Dieu, plus il lui plaît.

« L’ardeur sainte de la charité qui répand ses rayons sur toutes choses est plus vive dans les objets qui lui sont le plus semblables.

« L’humaine créature participe à ces avantages ; mais si un de ses avantages lui manque, elle déchoit nécessairement de sa noblesse : il n’y a que le péché seul qui lui ôte sa liberté et l’empêche d’être semblable à son souverain bien, parce qu’alors elle ne se blanchit que peu de son éclat.

« Elle ne retourne pas à sa dignité première, si, par de justes peines, elle ne cicatrise les blessures qu’a causées le faux plaisir.

« Votre nature, quand elle pécha tout entière, perdit ses dignités et le Paradis, et elle ne pouvait les recouvrer, si tu y fais bien attention, qu’en passant par un de ces deux gués. Il fallait que Dieu, dans sa courtoisie, remit la faute, ou que l’homme donnât une satisfaction personnelle pour sa folie.

« Maintenant fixe les yeux, du moins autant qu’il te sera possible en suivant mes paroles, sur les profondeurs du conseil éternel.

« L’homme, dans sa situation, ne pouvait jamais donner de satisfaction, parce qu’il ne pouvait pas faire par son humble obéissance autant qu’il avait fait par son indocilité.

« Cette raison suffit pour te prouver que, par lui-même, il ne pouvait donner cette satisfaction : il fallait donc que Dieu, pour ramener l’homme à la vie éternelle, employât ses propres voies, ou l’une, ou les deux.

« Tu sais qu’une action est d’autant plus agréable, qu’elle annonce plus la bienfaisance du cœur qui l’a dictée ; aussi la divine bonté qui s’imprime en toutes les choses créées, se plut à employer tous ses moyens, pour vous relever au ciel.

« Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, depuis le premier des jours jusqu’à la dernière des nuits, de la part de Dieu et en faveur de l’homme, aucune manière de procéder si haute et si magnifique.

« Dieu ne fut-il pas plus grand de se donner lui-même, pour permettre à l’homme de se relever, que s’il avait pardonné volontairement ? Tous les autres moyens étaient insuffisants pour la justice, si le fils de Dieu n’eût été humilié jusqu’à l’incarnation.

« Pour mieux te convaincre d’une autre vérité que je t’ai révélée, je vais encore mieux m’expliquer, afin que tu voies ce que je vois moi-même.

« Tu dis encore : Je vois l’air, je vois le feu, l’eau, la terre et tous les objets composés de ses éléments, se corrompre et n’avoir qu’une courte durée ; cependant ces choses ont été créées, et si ce que j’ai dit est véritable, elles devaient ne pas pouvoir se corrompre.

« Je te réponds : Frère, les anges et le pays sincère où tu te trouves ont été créés par la puissance immédiate de Dieu, dans la totalité de leur être ; mais les éléments que tu as nommés, et les choses qu’ils produisent, sont formés d’une nature inférieure déjà créée elle-même. Leur matière est née d’une substance créée ; elle fut créée aussi la vertu informante dans ces étoiles qui les environnent. L’âme de toutes les brutes et des plantes tire le mouvement des feux sacrés d’une force soumise à une autre puissance ; mais la suprême bonté créa directement notre âme, et la remplit d’un amour qui ne peut finir.

« Tu peux aussi en même temps comprendre le mystère de votre résurrection, si tu te rappelles comment fut produit le corps humain, lorsque Dieu créa vos premiers pères. »