La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XI

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 309-312).
… Et là, sur un âpre rocher, entre le Tibre et l’Arno, il reçut du Christ
ces marques célestes… (P. 311.)

CHANT ONZIÈME


O soin insensé des mortels ! Combien sont défectueux les syllogismes, qui leur font diriger les ailes en en-bas ! L’un courait à l’étude du droit ou à la méditation des aphorismes ; l’autre suivait le sacerdoce ; celui-ci aimait à employer la force et les sophismes ; celui-la dérobait le bien d’autrui, ou spéculait avidement dans son négoce : l’un s’adonnait aux plaisirs charnels, l’autre à une coupable indolence, tandis que, méprisant ces vanités, j’avais été conduit par Béatrix au séjour céleste où les bienheureux me faisaient un accueil si gracieux.

Les différents esprits revenus à la place qu’ils occupaient auparavant, s’arrêtèrent, comme la cire reste immobile dans le flambeau, et l’esprit qui m’avait d’abord parlé devenant plus brillant, m’adressa ces mots : « En regardant la lueur éternelle, je m’allume de ses rayons, et j’y lis toutes tes pensées. Tu as un nouveau doute, et tu désires que je te rende plus sensibles les explications qui t’ont déjà été données.

« Je t’ai parlé plus haut de la nourriture délectable et de cet homme après lequel il ne s’en est pas élevé un second. Ici il faut bien distinguer ces propositions. La Providence, qui gouverne le monde par cette puissance qu’aucun être créé ne peut approfondir, voulut que l’épouse, fidèle à son seigneur, et sûre dans sa marche, ne s’éloignât jamais de celui qui s’unit à elle en versant son sang béni, et en jetant de grands cris : par bonté elle daigna lui accorder deux guides secourables.

L’un fut rempli d’une ardeur séraphique ; l’autre eut en partage toute la sagesse des chérubins. Je ne parlerai que d’un seul : c’est les célébrer tous les deux en parlant de l’un ou de l’autre ; leur saint ouvrage n’eut qu’un même but.

« Entre le Tupino et cette onde qui tombe de la colline où le bienheureux Ubald avait choisi son séjour, au pied d’une haute montagne qui, suivant la direction des vents, envoie à Pérouse, vers la porte du soleil, la chaleur ou le froid, est une côte fertile, à l’opposé de Nocera et de Gualdo si mal situés ; sur cette côte, dans la partie où la pente est plus douce, naquit au monde un Soleil semblable à celui où je suis maintenant et que l’on voit quelquefois sortir des eaux du Gange : si l’on veut parler de ce séjour, qu’on ne l’appelle pas Assise, mais qu’on le nomme précisément l’Orient. Ce soleil était au commencement de sa carrière ; déjà il montrait à la terre l’éclat de sa haute vertu.

« Malgré la répugnance de son père, jeune, il aima cette femme à qui, comme à la mort, les hommes n’ouvrent jamais la porte du plaisir. Il l’épousa devant l’autorité spirituelle, et en présence même de son père.

« De jour en jour il l’aima davantage. Cette femme, veuve de son premier époux depuis mille et cent ans et plus, avait vécu jusqu’alors dans la retraite et l’obscurité. En vain elle avait tenu compagnie fidèle à Amiclas, et n’avait, comme lui, éprouvé aucune crainte, au son de la voix du héros qui faisait trembler l’univers ; en vain, pleine d’une patience admirable et d’une noble constance, elle était montée, avec le Christ, sur la croix dont Marie avait embrassé le pied. Je ne vais pas continuer un langage trop mystérieux : François et la pauvreté sont les deux amants que t’indiquent mes paroles diffuses.

« Leur concorde, leurs visages d’allégresse, l’amour, la merveille, leur doux regard devenaient la cause de saintes pensées. Le vénérable Bernard, frappé de cet exemple, se déchaussa le premier ; il courut à un si doux bonheur, et il se reprocha d’y avoir couru si tard.

« Ô richesse inconnue ! ô bien fécond ! Égide se déchausse, Sylvestre se déchausse à la suite de l’époux, tant l’épouse a de charmes ! Ce père, ce maître s’en va avec cette épouse, et la famille qui se liait le corps avec un humble cordon.

« Il ne se sentit pas humilié, parce qu’il était fils de Pierre Bernardone, et parce qu’il paraissait vivre dans le mépris. Il manifesta royalement à Innocent le plan de sa règle si sévère, et il obtint de ce pontife la confirmation de ses statuts.

« Le nombre de ces pauvres religieux continua de s’augmenter : leur vie fut si admirable que la gloire du ciel seule pourrait la chanter.

« Honorius, inspiré par l’Esprit-Saint, orna d’une seconde couronne le front sacré du nouvel archimandrite.

« Bientôt, dans la soif du martyre, François alla prêcher le Christ et la doctrine de ceux qui le suivirent, en la présence du farouche Soudan.

« Il ne trouva pas les nations mûres pour la conversion, et afin de ne pas rendre ses travaux inutiles, il revint cueillir les fruits des plantes d’Italie : et là, sur un âpre rocher, entre le Tibre et l’Arno, il reçut du Christ ces marques célestes dont il porta l’empreinte pendant deux ans.

« Quand il plut à celui qui l’avait appelé à de si grands biens de lui accorder la récompense qu’il avait méritée en se faisant si humble, François recommanda son épouse chérie à ses frères, comme à ses héritiers légitimes : il leur ordonna de l’aimer ardemment ; et lorsque sa belle âme retourna au ciel, sa patrie, il ne voulut pas d’autre bière que la terre.

« Mais quel fut le digne collègue qui l’aida à gouverner la barque de saint Pierre dans la haute mer ? Ce fut notre patriarche.

« Celui qui est fidèle à la règle de ce dernier voit bientôt qu’il charge une bonne marchandise ; mais ses successeurs sont si avides d’une autre nourriture qu’il est difficile qu’ils échappent aux écueils qui peuvent se rencontrer sous leurs pas ; et quand les brebis vivent ainsi sans ordre et vagabondes, elles n’ont plus de lait lorsqu’elles reviennent au bercail.

« Il en est qui redoutent le péril et se serrent contre le pasteur, mais elles sont en petit nombre ; peu de drap suffit pour leur faire des capuchons.

« Maintenant, si mes paroles ne sont pas obscures, si tu m’as écouté avec attention, et si tu te souviens de tout ce que je t’ai dit, tu dois être en partie satisfait, tu sauras dans quel bois j’ai taillé, et celui qui porte la courroie comprendra la justesse de ce raisonnement : On trouve une nourriture délectable, si l’on renonce aux vanités de la vie. »