La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 317-320).
On ne chanta pas Bacchus ni Pœan, mais trois personnes
en une nature divine… (P. 318.)

CHANT TREIZIÈME


O toi qui veux bien comprendre ce que j’ai vu, retiens, ferme comme un roc, retiens en ta mémoire ce que je dis. Imagine-toi ces quinze étoiles, qui, en diverses régions, enflamment le ciel d’un éclat tel qu’il dissipe toute espèce d’obscurité ; imagine-toi ce char, que le court espace qui est plus près du pôle contient nuit et jour, et qui ne quitte jamais notre horizon dans sa course ; imagine-toi la bouche de cette corne qu’on voit à l’extrémité de l’axe autour duquel tourne le premier Mobile ; imagine-toi que ces étoiles réunies ont formé dans le ciel deux signes semblables à celui que forma la fille de Minos, quand elle sentit les glaces de la mort ; que ces signes t’offrent deux rondes en mouvement, confondant leurs rayons, et tournant sur deux plans contraires, tu auras ainsi en quelque sorte l’idée de la vraie constellation, et de la double ronde qui tournait autour du point que j’occupais, parce que là-haut notre imagination n’est pas plus propre à comprendre les prodiges célestes, que là-bas le cours de la Chiana n’approche du mouvement du ciel le plus rapide.

Autour de moi on ne chanta pas Bacchus, ni Pœan, mais trois personnes en une nature divine, et dans une personne la nature divine et la nature humaine réunies. Le chant cessa, les rondes achevèrent la mesure, et ces lumières bienheureuses, en se félicitant de voir un sentiment d’amour succéder à un sentiment de charité, se rapprochèrent de nous.

La lumière qui m’avait raconté la vie admirable du pauvre de Dieu rompit le silence, d’accord avec les ombres aimantes, et me dit : « Quand la première moisson est faite, et que le grain est déjà serré, une douce tendresse m’invite à faire l’autre moisson.

« Tu crois que chez celui à qui l’on ôta une côte, pour former cette belle bouche dont le palais fut si fatal au monde, chez celui qui, percé de la lance, offrit une satisfaction avant et après sa mort, et nous racheta de toute faute, la haute valeur qui les avait créés tous les deux unissait ce que la nature humaine peut posséder d’intelligence, et tu t’étonnes de ce que je t’ai dit déjà, qu’après l’esprit pieux qui est enfermé dans la cinquième sphère, il ne s’en est pas élevé un second.

« Écoute avec attention ma réponse : ce que tu crois et ce que j’ai dit s’accordent avec la vérité, comme un centre est à une distance égale de toutes les parties d’un objet arrondi.

« Les êtres qui ne meurent pas, et ceux qui peuvent mourir, ne sont qu’une création de l’idée souveraine, source de tout amour. Cette vive lumière, qui procède de son propre éclat, et qui ne peut se séparer ni d’elle-même ni de sa charité, avec laquelle elle ne forme qu’un seul être, répand ses rayons, par l’effet seul de sa bonté, dans neuf sphères qui la réfléchissent, et elle ne cesse pas d’être Une éternellement. Elle descend ensuite de sphère en sphère, jusqu’aux dernières puissances, et ne produit plus que des créatures de peu de durée.

« Par ces créatures, j’entends les êtres qui proviennent de l’influence du ciel, soit qu’ils aient été engendrés, soit qu’ils aient reçu autrement l’existence. Or, la matière et les causes immédiates qui la produisent ne sont pas partout les mêmes, et participent plus ou moins à la splendeur de l’idée suprême.

« De là il arrive que la même espèce d’arbres porte des fruits bons et des fruits mauvais, et que vous naissez avec des inclinations différentes.

« Si la matière était bien disposée à recevoir les influences, si le ciel était toujours dans sa force la plus efficace, ces influences seraient toujours heureusement imprimées ; mais la nature donne constamment une puissance affaiblie, semblable à un artiste qui sait bien sa profession, mais dont la main tremble.

« Si, au contraire, l’ardente charité dirige la sagesse de la première vertu vers l’être qui doit être créé, cet être acquiert alors toute sa perfection. C’est ainsi que déjà une fois la terre parut digne de toute l’intelligence que peut espérer l’être animal ; c’est ainsi que la Vierge conçut sans tache.

« J’approuve donc ton opinion. La nature humaine n’a été et ne sera jamais ce qu’elle a été dans ces deux personnes. Si je n’en disais pas davantage, tu t’écrierais : Comment donc cet autre fut-il sans égal ?

« Mais pour bien comprendre ce qui est obscur, pense à ce qu’il était, pense au motif qui le détermina, lorsqu’on lui dit : Demande ce que tu désires. Tu vois clairement qu’il fut roi, qu’il demanda la sagesse afin de bien gouverner. Il ne chercha pas à savoir quel était le nombre des substances qui faisaient mouvoir le ciel ; si le nécessaire et le contingent sont une conclusion nécessaire ; si le premier mouvement est, ou n’est pas ; si d’un demi-cercle on peut faire un triangle qui n’ait pas d’angle droit.

« Si tu retiens ce que j’ai dit, et ce que j’ai ajouté, la force de mon argument vient frapper sur cette royale prudence, qui se plut à n’avoir pas d’égale.

« Porte ton attention sur ces mots : Il ne s’en est pas élevé ; tu verras que mon sentiment ne regarde que les rois : il y en a un grand nombre, mais les bons sont rares. Reçois mon explication avec cette distinction, et tu pourras conserver ton opinion sur notre premier père, et sur l’objet de notre tendre amour.

« Que cette réponse alourdisse désormais tes pieds, afin que, comme un homme fatigué, tu ne fasses que des mouvements lents devant le oui et le non que tu ne vois pas.

« Il est bien bas, même parmi les insensés, celui qui en tout affirme ou nie sans réserve. Souvent l’opinion commune a une fausse direction, et l’amour-propre obscurcit notre entendement. Souvent celui qui vogue à la recherche de la vérité, sans connaître l’art de la trouver, s’éloigne en vain du rivage, et n’y revient pas tel qu’il en est parti.

« En veux-tu des preuves convaincantes ? Vois Parménide, Mélissus, Brissus et tant d’autres, qui allaient et ne savaient où ils portaient leurs pas ; ainsi que Sabellins, Arius, et les sots dont les écrits furent des épées qu’ils employèrent à mutiler des ouvrages parfaits.

« Les hommes ne doivent pas juger avec trop de confiance, comme ceux qui évaluent les moissons avant qu’elles soient mûres. J’ai vu le rosier, à demi mort pendant l’hiver, porter des roses au printemps. J’ai vu un vaisseau léger parcourir rapidement la mer dans son voyage, et périr à l’entrée du port.

« Que Monna Berthe et Ser Martin ne croient pas pénétrer dans la connaissance du conseil divin, parce qu’ils auront vu, l’un dérober, l’autre faire des offrandes, celui-là peut se relever, celui-ci peut tomber. »