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La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XVIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 337-340).
… Ces saintes créatures chantaient en voltigeant, et formaient tantôt un D… (P. 339.)

CHANT DIX-HUITIÈME


L esprit de mon aïeul s’était livré en silence à ses réflexions. Je m’abandonne également aux miennes, en pensant à ce que ces prédictions avaient de doux et d’amer.

Mais cette femme qui me conduisait à Dieu me dit alors : « Change de pensée, souviens-toi que je m’approche de Celui qui met fin à toutes les peines. »

Je me retournai vers la voix aimante de ma consolatrice, et j’abandonne la tâche d’exprimer tout ce que je vis d’amour dans ses yeux sacrés ; non que je me défie de mes paroles, mais parce que ma mémoire, sans un puissant secours, ne peut revenir sur elle-même. Je puis dire seulement que Béatrix, en devinant ainsi mon sentiment, m’affranchit de tout autre désir parce que le plaisir éternel qui étincelait sur son beau visage, me renvoyait la lumière de Dieu.

Bientôt, me rappelant à elle par l’éclat d’un sourire, elle me dit : « Tourne-toi encore et écoute : apprends que le paradis n’est pas seulement dans mes yeux. »

De même qu’ici-bas on découvre dans l’expression de nos traits l’amour que nous inspire la personne qui s’est emparée de notre âme, de même je vis dans les étincelles de la sainte lueur vers qui je me tournai un désir de parler encore.

Elle m’adressa ces paroles : « Dans cette cinquième division de l’arbre, qui vit de sa cime, qui porte toujours des fruits et ne perd jamais de feuilles, sont des esprits bienheureux qui, avant qu’ils vinssent au ciel, avaient sur la terre une immense renommée, et dont l’éloge pourrait être le sujet de grands poèmes. Remarque, à une des extrémités de la croix, celui que je vais te nommer ; il te paraîtra ce feu léger qui sillonne la nue. »

En effet, je vis briller cette lumière qui s’agita, avant qu’on m’eût dit que c’était Josué, et son action précéda les paroles qui le nommèrent.

Au nom du grand Machabée, je vis une autre lueur se tourner sur elle-même : la joie était comme le fouet qui imprime les mouvements de rotation à la toupie. On me montra Charlemagne et Roland ; ma vue les suivait avec attention, comme l’œil du chasseur se fixe sur le faucon qu’il a lancé.

J’aperçus ensuite sur cette croix Guillaume Rinoard, le duc Godefroy, Robert Guiscard : enfin, l’âme qui m’avait entretenu, s’étant mêlée parmi les autres, me montra quel artiste elle était parmi les chanteurs du ciel.

Je me tournai à droite pour lire mon devoir dans les paroles ou dans les gestes de Béatrix : ses yeux étaient si beaux et si brillants que leur éclat surpassait celui des autres splendeurs, et même l’éclat de son dernier sourire.

L’homme, poussé par le désir de bien faire, et faisant mieux de jour en jour, s’aperçoit que sa vertu a pris de l’accroissement ; de même je compris, parce que ce miracle était encore plus étincelant, qu’à la suite d’un mouvement circulaire qui m’avait emporté avec le ciel, l’arc de la circonférence s’était augmenté.

Le visage d’une femme qui a un teint éblouissant, après avoir été un

Bientôt, comme autant d’étincelles qui jaillissent…
Je vis distinctement que leur réunion formait la tête et le cou de l’aigle.
(Le Paradis, chant xviii, page 339.)


moment animé par la pudeur revient à sa blancheur naturelle ; mes yeux virent tout à coup le même effet, en considérant Béatrix, quand je passai avec elle dans la candeur tempérée de la sixième étoile qui m’avait reçu.

J’observai que dans cette sphère dédiée à Jupiter les étincelles d’amour qui l’habitaient, représentaient les lettres de notre alphabet. Comme les oiseaux partis du bord des rivières pour aller à la pâture semblent se réjouir, et forment des lignes ou rondes ou allongées, de même ces saintes créatures chantaient en voltigeant, et formaient tantôt un D, tantôt un I, tantôt une L. D’abord elles chantaient ensemble et se mettaient en mouvement ; quand ensuite elles avaient formé un de ces signes, elles s’arrêtaient en silence.

Ô toi, à qui obéit Pégase, toi qui glorifies les esprits, qui leur donnes l’immortalité, ainsi qu’aux villes et aux royaumes, viens m’inspirer, et fais-moi célébrer dignement ces saintes lumières ! que la puissance se manifeste dans ce peu de vers !

Elles tracèrent cinq fois sept lettres en voyelles et en consonnes. DILIGITE JUSTITIAM furent le premier verbe et le premier nom. Les derniers furent ces mots : QUI JUDICATIS TERRAM ; puis elles restèrent disposées en M, qui était la dernière lettre du cinquième mot ; et alors Jupiter paraissait éblouissant d’argent mélangé d’or.

Je vis, plus tard, descendre d’autres esprits à l’endroit où était l’extrémité supérieure de la lettre M : ils chantaient, je crois, le bien qui les attire de toutes parts.

Bientôt, comme autant d’étincelles qui jaillissent de tisons enflammés, et que les insensés ont coutume de regarder comme un augure, plus de mille lueurs s’élevèrent à la fois : et lorsqu’elles se furent posées, plus haut et plus bas, telles que les avait distribuées le soleil qui les allume, je vis distinctement que leur réunion formait la tête et le cou d’un aigle.

L’être qui produit de tels tableaux n’a pas de maître, mais il dispose tout lui-même, et de lui seul provient cette vertu qui crée les êtres inférieurs. L’autre ligne de bienheureux qui avait paru d’abord satisfaite de figurer des lis au-dessus de l’M, acheva de former le corps de l’aigle.

Ô douce étoile, combien de ces joyaux m’ont démontré que notre justice sur la terre y est une émanation du ciel que tu embellis !

Je supplie l’esprit qui est l’origine et le premier principe de ton mouvement et de ton influence, de considérer d’où naît le défaut qui obscurcit tes rayons. Je le conjure de s’enflammer une seconde fois d’une colère sainte, en voyant ainsi vendre et acheter dans le Temple, qui a été cimenté du sang des martyrs et témoin de tant de miracles.

Et toi, milice du ciel, que je contemple, adore Dieu pour ceux qui, sur la terre, se laissent détourner de ce devoir par un exemple fatal ! Déjà on avait coutume de faire la guerre avec le glaive ; aujourd’hui on la déclare, en ôtant ici et là le pain que le père bienfaisant ne refuse à personne. Mais toi qui n’écris que pour effacer, pense que Pierre et Paul, qui moururent pour la vigne que tu détruis, sont encore vivants.

Tu peux bien dire : J’ai tant de dévotion à celui qui voulut vivre solitaire, et qui, pour des danses, fut traîné au martyre, que je ne connais ni Paul, ni le Pécheur.