La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXIV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 361-364).
… « Ô lumière du grand homme, à qui Notre-Seigneur a laissé les clefs !… » (P. 364.)

CHANT VINGT-QUATRIÈME


B éatrix prononçait ces paroles : « Ô société divine, élue à la grande cène de l’agneau béni, qui vous nourrit de sa grâce et accomplit toujours votre volonté, puisque, par la permission de Dieu, celui que j’ai conduit ici ramasse avant sa mort ce qui tombe de votre table, pensez à son immense désir, apaisez quelque peu sa soif : vous buvez à la fontaine d’où coule ce qu’il cherche si avidement. »

Alors les âmes bienheureuses commencèrent à tourner en rond et resplendirent comme des comètes. Les ressorts d’une horloge se meuvent de manière que l’un paraît rester en repos, et que l’autre semble voler. Ainsi ces Caroles, en dansant différemment, me montraient par leur plus ou moins de vélocité ou de lenteur, la part qu’elles recevaient de la richesse du ciel. D’une de ces rondes, je vis sortir une lumière si brillante, que son éclat surpassait celui de toutes les autres : elle tourna trois fois autour de Béatrix en faisant entendre un chant si divin, que mon imagination ne peut me le redire.

Ma plume saute et je n’écris pas. Les paroles et l’imagination n’ont pas de couleurs assez vives pour animer de semblables tableaux. « Ô sainte sœur, qui montres un si ardent esprit de charité, ta présence me détache de la ronde où je tournais ! »

Ainsi parla le feu sacré en s’adressant à Béatrix.

Celle-ci répondit : « Ô lumière éternelle du grand homme, à qui Notre-Seigneur a laissé les clefs qu’il a apportées du haut de cet admirable royaume, interroge celui qui est à mes côtés sur les points aisés ou difficiles de la foi, par laquelle tu es parvenu à marcher sur la mer : tu sais, toi qui portes ta vue là où toute chose est clairement entendue, si celui que je conduis ici, Aime bien, Espère bien et Croit bien. Mais puisque ces sphères se sont acquis un grand nombre d’habitants par la foi véritable, il est bon qu’il ait occasion d’en parler, pour la glorifier à son tour. »

Comme le bachelier s’arme d’arguments, sans parler encore, jusqu’à ce que le maître lui ait présenté la question qu’il doit défendre et non pas résoudre, je m’armais aussi de raisons, pendant que Béatrix disait ces paroles, pour être prêt à répondre à un tel interrogateur, et sur une telle Profession.

« Dis-moi, ô pieux chrétien, explique-toi hardiment : Qu’est-ce que la Foi ? » Je levai les yeux sur la lumière qui m’avait parlé ainsi ; ensuite je me tournai vers Béatrix, qui me fit promptement signe que je pouvais répandre mes sentiments intimes.

Je commençai en ces termes : « Que la grâce qui me permet de me confesser au plus haut primitile, donne de la sagesse à mes expressions ! Ô mon père, suivant les paroles véridiques de ton frère qui avec toi laissa Rome dans le meilleur chemin, la foi est une substance de choses à espérer, et un argument de celles qu’on ne peut comprendre. Il me paraît que c’est ainsi qu’on doit la définir. »

J’entendis le feu sacré répondre : « Ton sentiment est droit, si tu comprends bien pourquoi il la plaça parmi les substances, ensuite parmi les arguments. » Puis je dis : « Les mystères que je vois ici sont cachés là-bas à notre intelligence ; leur existence est admise par la croyance seule sur laquelle se fonde une vive espérance : voilà pourquoi la foi prend le nom de substance, et en continuant le syllogisme, sans aucune autre vue, la foi devient ensuite un argument. »

L’esprit enflammé reprit : « Si tout ce que la science enseigne était ainsi entendu, on ne rencontrerait pas de sophistes : l’alliage et le poids de cette monnaie sont très bien examinés, mais dis-moi, l’as-tu dans ta bourse ?

— Oui, répondis-je, je la possède si lucide et si bien frappée, que je n’ai aucun doute de la bonté du coin. »

La lueur céleste continua ainsi : « D’où te vient ce trésor sur lequel toute vertu se fonde ?

— L’abondante pluie de l’Esprit-Saint qui a inondé les vélins anciens et nouveaux, est le syllogisme qui m’a convaincu tellement qu’après cet argument sur la foi toute autre démonstration me parait obtuse.

— Mais l’ancienne et la nouvelle proposition qui appuyaient ta conclusion, pourquoi les regardes-tu comme la parole divine ?

— J’en ai pour preuves ces opérations pour lesquelles la nature n’a jamais forgé le fer, ni battu l’enclume.

— Dis encore : Qui t’assure que ces opérations eu lieu, comme on veut te le prouver ? Y a-t-il quelqu’un qui te jure qu’elles sont vraies ?

— Quoi ! le monde aurait adopté le christianisme sans voir de miracles ? un seul prouve plus que tous les autres qui n’en sont pas le centième, ne t’a-t-on pas vu toi-même paraître sur la terre, pauvre et à jeun, lorsque tu as commencé à semer là où depuis il y a eu une vigne fertile, qui est devenue un buisson désert ? »

J’eus à peine fini, que la sainte cour chanta avec une mélodie céleste : Nous louons Dieu.

Mais ce Baron qui m’avait interrogé, de rameau en rameau, et m’avait attiré aux dernières feuilles, recommençait ainsi : « La grâce, qui se complaît à enivrer ton esprit de son amour, t’a ouvert la bouche comme elle devait te l’ouvrir. J’approuve tout ce que tu as dit ; mais il faut maintenant m’expliquer ce que tu crois et pourquoi tu crois.

— Ô saint père, répondis-je, ô esprit, toi qui vois ce que tu as cru, tellement que tu as vaincu, au sépulcre, des pieds plus jeunes que les tiens, tu veux que je te manifeste la formule et la cause de ma croyance.

Voici ma réponse : « Je crois en un seul Dieu éternel, qui met le ciel en mouvement, et qui demeure immobile lui-même, plein d’amour et de charité.

« Je n’ai pas seulement des preuves physiques et métaphysiques de son existence ; j’en trouve la vérité qui pleut par Moïse, par les prophètes, par les psaumes, par l’Évangile, et par vos ouvrages, ô vous qui écrivîtes, après que l’Esprit-Saint vous eut donné la vie.

« Je crois en trois personnes éternelles ; je les regarde comme une essence parfaitement une, et comme une telle Trinité, qu’on peut dire de l’essence de chacune de ces personnes : Elles sont, et elle est.

« Plus d’un texte de l’Évangile empreint encore mon esprit de cette existence divine dont je te parle.

« Voilà le principe de ma foi, voilà l’étincelle qui se dilate en une flamme plus vive, et qui brille en moi comme une étoile dans le ciel. »

Souvent le maître satisfait d’une heureuse nouvelle que vient de lui apporter son serviteur, l’embrasse en le félicitant, aussitôt qu’il s’est tu ; ainsi la lumière apostolique qui m’avait interrogé, quand j’eus cessé de parler, tourna trois fois autour de moi, en me bénissant dans ses chants, pour me manifester à quel point cette réponse lui avait été agréable.