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La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXX

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 385-Illus.).
… Je vis une lumière en forme de fleuve, qui brillait entre deux rives
ornées de fleurs… (P. 386.)

CHANT TRENTIÈME


A six mille milles de distance, peut-être, la sixième heure répand ses feux, et ce monde voit cependant l’ombre s’éloigner jusqu’à l’extrémité du sol terrestre, quand le milieu du ciel élevé au-dessus de nous se fait tel qu’aucune étoile ne peut plus apparaître.

À mesure que s’approche l’éclatante servante du soleil, le ciel se ferme, d’astre en astre, jusqu’au plus brillant : ce fut ainsi que le triomphe des anges destinés à se réjouir autour de l’éclat qui m’avait ébloui, se renferma dans le point qui contient l’univers, et s’évanouit peu à peu à mes yeux.

La peine que j’éprouvais de ne rien voir, et mon amour, me déterminèrent à tourner mes regards vers Béatrix. Je réunirais ici dans une seule louange toutes les admirations que j’ai prodiguées à cette femme divine, qu’elles ne suffiraient pas pour la célébrer. Sa beauté surpassait celle de tout objet créé, et son créateur seul peut, je crois, la contempler tout entière. Je me confesse vaincu, comme aucun auteur comique ou tragique n’a pu être vaincu par son sujet. De même que l’œil qui peut le moins regarder le soleil cherche, en se fermant à moitié, à en diminuer l’éclat, mon esprit, incapable de se rappeler le sourire enivrant de Béatrix, essaye d’affaiblir en moi ce même souvenir.

Depuis le premier jour où je l’avais vue dans cette vie mortelle, jusqu’à ce moment, il ne m’avait pas été impossible de bien chanter ses charmes ; mais désormais il faut que mes vers se désistent devant sa beauté, et que j’imite l’artiste qui renonce à son travail, lorsqu’il l’a porté au dernier degré de perfection.

Celle dont j’abandonne l’éloge à une trompette plus harmonieuse que la mienne, parce que je dois d’ailleurs mettre fin à mon entreprise périlleuse, commença à parler ainsi avec les gestes et la voix d’un guide expérimenté : « Nous sommes montés du plus grand des corps célestes à celui qui n’est que pure lumière, lumière intellectuelle, pleine d’amour, amour du vrai bien, rempli de joie, joie qui surpasse toutes les félicités. Ici, tu trouveras les deux milices du Paradis. La dernière est déjà revêtue de la splendeur que tu verras au jour du dernier jugement. »

Un éclair subit nous empêche de distinguer les objets les plus grands ; de même une lueur éblouissante m’environna d’un tel éclat, que je ne pouvais plus rien distinguer.

Béatrix me dit : « L’amour qui satisfait ce ciel, accueille ainsi ceux qui s’y présentent, pour les disposer à concevoir la grandeur de sa gloire. »

À peine eut-elle achevé ce peu de mots, que je me sentis élevé au-dessus de mes premières facultés, et j’acquis dans les yeux une telle force, qu’ils auraient pu se défendre contre le plus vif éclat. Je vis une lumière, en forme de fleuve, qui brillait entre deux rives ornées des fleurs d’un admirable printemps. De ce fleuve sortaient des étincelles qui se mêlaient à ces fleurs, et leur donnaient le brillant de rubis entourés d’or : mais bientôt ces étincelles, comme enivrées d’une odeur céleste, se rejetaient successivement dans le gouffre merveilleux, tandis que d’autres en sortaient à leur tour.

À peine eut-elle achevé ce peu de mots, que je me sentis élevé au-dessus
de mes premières facultés…
(Le Paradis, chant xxx, page 386.)


Le soleil de mes yeux me dit alors : « Tu brûles de comprendre ce que tu vois : ton désir me charme ; mais avant que je satisfasse une si grande soif, il faut que tu boives de cette eau. »

Béatrix ajouta : « Ce fleuve, ces topazes qui en sortent et qui y rentrent, ces rivages émaillés de fleurs, sont l’emblème qui te cache la vraie béatitude de ces esprits. Ce n’est pas que ces choses soient difficiles a comprendre ; mais ta vue en défaut n’a pu encore rien considérer d’aussi élevé. »

Il n’est pas d’enfant qui, en se réveillant, après avoir dormi plus que de coutume, se précipite sur le sein de sa mère, plus rapidement que je ne me baissai pour faire, de mes yeux, de plus ardents miroirs, en buvant de cette onde qui ne court là que pour nous rendre plus parfaits.

À peine l’extrémité de mes ailes y eut-elle touché, que ce fleuve, qui était long d’abord, me parut arrondi ; et, de même que ceux qui sont sous le masque, en se dépouillant de leurs déguisements, n’offrent plus les mêmes traits, ainsi les fleurs et les étincelles, devenues plus joyeuses, changèrent de forme, et je vis les deux Cours du ciel présentes à mes yeux.

Ô splendeur de Dieu, par laquelle je vis le triomphe du royaume véritable, donne-moi la force de dire comment je vis ce triomphe ! Là-haut est une lumière, par l’effet de laquelle le Créateur est rendu visible pour la créature qui met son bonheur à le voir. Elle s’étend en forme circulaire, tellement que sa circonférence serait une trop large ceinture pour le soleil. Ce qui apparaît de cette lumière est un rayon de Dieu, réfléchi sur la partie supérieure du premier Mobile, qui en reçoit sa force et sa puissance ; et, comme un coteau dont le pied est baigné par une rivière s’y répète avec les herbes et les fleurs qui le recouvrent, de même je vis toutes les âmes, qui de notre séjour sont retournées là-haut, répandues sur plus de mille degrés, se répéter dans cette lumière : et, si la partie inférieure présente tant d’éclat, que ne doit pas être celui de cette rose, à l’extrémité de ses feuilles !

Ma vue ne s’égarait pas ; elle embrassait la longueur et la hauteur de cette allégresse que l’on distingue facilement ; à quelque distance qu’on se trouve, de près ou de loin, on ne voit pas plus, on ne voit pas moins. Les lois de la nature sont vaines, là où Dieu gouverne immédiatement.

Béatrix, s’apercevant que, malgré mon silence, je désirais cependant interroger, me dit de fixer ma vue sur le calice de la rose éternelle, qui s’étend, se divise en degrés, et exhale une odeur de louanges pour ce printemps qu’on ne voit jamais finir.

Elle ajouta : « Remarque combien est grande la réunion de ceux qui sont vêtus de blanc ; vois tous nos degrés si remplis, qu’il reste peu de places à occuper. Dans ce haut siège que tu considères maintenant, et qui est surmonté d’une couronne, s’assiéra, avant que tu soupes à ces noces, l’âme du grand Henri, qui obtiendra le titre d’Auguste sur la terre, et qui rétablira la paix en Italie, quoique cette contrée soit peu disposée à la recevoir.

« La passion aveugle qui vous domine, vous fait ressembler au nourrisson que la faim tourmente, et qui ne veut plus voir sa nourrice. Alors sera préfet dans le forum divin un homme qui contrariera les vues de ce monarque, secrètement ou à découvert. Mais cet homme ne sera pas longtemps toléré de Dieu dans l’office saint : il sera jeté là où a été précipité Simon le Magicien, et par-dessus celui d’Anagni, qu’il poussera plus profondément dans l’abîme. »


La sainte milice, que Jésus-Christ épousa de son sang, se montrait à moi.
(Le Paradis, chant xxxi, page 389.)