La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXXIII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 397-400).
« Celui que tu vois près de moi a parcouru le monde,
du centre de la vallée infernale jusqu’à ce haut empire. » (P. 398)

CHANT TRENTE-TROISIÈME


V ierge mère, fille de ton fils, humble, mais élevée plus qu’aucune autre créature, terme fixe de la volonté éternelle, tu as tellement ennobli la nature humaine, que Dieu n’a pas dédaigné de devenir son propre ouvrage.

« Dans ton cœur a été rallumé cet amour dont les rayons ont fait germer, au sein de la paix céleste, cette fleur étincelante. Soleil dans son midi, tu nous embrases d’une ardente charité ; tu es, pour les mortels, la source d’une vive espérance.

« Ô femme, tu es si grande, tu as tant de puissance, que quiconque veut une grâce, et ne recourt pas à toi, veut que son désir vole sans ailes. Ta bonté n’exauce pas seulement celui qui l’invoque, souvent elle prévient généreusement les demandes : en toi est la miséricorde ; en toi est la tendresse ; en toi est la magnificence ; en toi se réunissent les vertus de toutes les créatures.

« Celui que tu vois près de moi a parcouru le monde, du centre de la vallée infernale jusqu’à ce haut empire ; il a vu une à une les âmes des esprits qui habitent le Ciel. Il t’en supplie, accorde-lui assez de force pour qu’il puisse embrasser la connaissance parfaite de la dernière béatitude. Je n’ai jamais désiré ma vision bienheureuse, autant que je souhaite que tu favorises la sienne. Exauce mes vœux, dissipe par ton assistance puissante l’obscurité de ses facultés mortelles, et que le haut plaisir se manifeste à lui de toutes parts.

« Je t’en conjure aussi, ô reine qui peux tout ce que tu veux, après une si ineffable contemplation, conserve son cœur dans un état de pureté ! que ta protection le soutienne contre les passions humaines ! Regarde Béatrix et tous ces esprits divins ; en joignant leurs mains ils t’adressent avec moi la même prière. »

Les yeux que Dieu chérit et vénère se fixèrent sur le saint orateur, et montrèrent que la demande était agréée. Ensuite ils se dirigèrent sur l’intelligence suprême vers laquelle on ne peut pas croire qu’aucune créature envoie ses regards aussi fixement ; et moi qui m’approchais, comme je le devais, de l’objet de mes vœux, je sentis que l’ardeur de mon désir était arrivée à son terme. Bernard, en souriant, m’invitait à regarder plus haut ; mais déjà je lui avais obéi, et mes yeux pleins d’une nouvelle puissance pénétraient de plus en plus dans le rayon de lumière où tout est vérité. Dès lors, les facultés de ma vie surpassèrent celles de nos paroles qui cèdent à un tel spectacle ; insultée par un tel outrage, la mémoire fléchit.

Semblable à celui qui voit un objet en songe, et qui, à son réveil, en conserve encore l’impression récente, sans pouvoir se rappeler ce qu’il a vu, je dois avouer qu’en ce moment ma vision échappe à mon souvenir : mais un charme vague, né de cette vision, reste dans mon cœur. C’est ainsi que la neige se fond au soleil ; c’est ainsi que le vent emportait les feuilles légères qui contenaient les oracles de la Sibylle.

Ô splendeur éternelle, qui te refuses aux expressions des mortels, redeviens une faible partie de ce que tu me semblais être ! Accorde à ma langue une telle vigueur, qu’elle puisse transmettre à la postérité au moins une étincelle de ta gloire. Ta victoire sera encore plus éclatante, si tu daignes renvoyer quelques facultés à ma mémoire, et raisonner quelque peu dans ces vers.

Je crois que si mes regards avaient cessé d’être attachés fortement sur ce spectacle resplendissant, et s’en étaient un moment détournés, j’aurais perdu le don ineffable qui m’était accordé ; et je me souviens que, devenant plus hardi à soutenir un tel éclat, je confondis bientôt mes yeux dans l’excellence infinie de cette lumière.

Ô grâce abondante, tu me permettais de contempler la splendeur éternelle où mes regards s’absorbaient, et je vis dans toute sa profondeur, qu’un amour réciproque avait réuni dans un seul volume ce qui est répandu dans le monde en plusieurs feuillets : les substances, les accidents et leurs effets y étaient comme confondus d’une telle manière, que mes chants suffisent à peine pour en faire concevoir une faible idée. Je crois que j’ai bien conservé dans mon esprit la forme universelle de ce nœud qui lie tant de substances diverses, et je pense ne m’être pas trompé ; car en y réfléchissant, je me sens rempli d’une douce joie : cependant le moindre point de temps écoulé depuis ma vision en efface la trace, plus aisément que vingt-cinq siècles n’effaceraient celle de l’entreprise qui fit admirer à Neptune l’ombre d’Argo.

Immobile et attentif, je regardais en silence, et je m’enflammais d’une ardeur nouvelle. L’effet de ce spectacle miraculeux est tel, qu’il est impossible de consentir à toute autre pensée. Le bien qu’on désire est tout en cette lumière : hors d’elle, tout est rempli de défauts : dans elle, tout est doué de la perfection.

Pour décrire ce dont je peux me souvenir, ma langue sera donc plus impuissante que celle d’un enfant à la mamelle. Ce n’est pas qu’il y eut dans cette vive lumière que je regardais, plus qu’un aspect unique, car il est toujours tel qu’il était auparavant : mais pour ma vue qui se fortifiait à mesure que je le regardais, ce seul aspect s’altérait à cause du changement qui s’opérait en moi.

Dans la claire et profonde subsistance de la haute lumière, il me sembla que je distinguais trois cercles de trois couleurs qui n’en formaient qu’un seul : le premier était réfléchi par le second, comme Iris réfléchit Iris ; le troisième paraissait un feu qui brillait de la lumière des deux autres.

Que mes paroles sont vaines ! qu’elles sont molles pour exprimer ce que je conçois ! et ce que je conçois n’est plus rien, si je le compare à ce que j’ai vu. Ô lumière éternelle, qui ne reposes qu’en toi, qui seule peux t’entendre, et qui souris après t’être entendue, fortunée d’être seule à t’entendre, le second cercle qui brillait en toi, et que tu réfléchissais, lorsque je l’eus bien considéré, me parut d’une couleur qui approchait de celle de notre corps, et qui en même temps n’avait pas perdu la sienne propre.

J’étais, devant cette vue nouvelle, semblable à ce géomètre qui s’efforce de mesurer le cercle, et cherche en vain dans sa pensée le principe qui lui manque. Je voulais savoir comment le cercle et notre image pouvaient s’accorder, et comment s’opère l’union des deux natures ; mais pour comprendre un tel mystère, mes forces n’étaient pas suffisantes : alors je fus éclairé d’une splendeur de la divine grâce, et mon noble désir fut satisfait.

Ici la puissance manqua à mon imagination qui voulait garder le souvenir d’un si haut spectacle ; et ainsi que deux roues obéissent à une même action, ma pensée et mon désir, dirigés avec un même accord, furent portés ailleurs par l’amour sacré qui met en mouvement le soleil et les autres étoiles.