La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant III

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 142-145).
… Nous arrivâmes au pied de la montagne… (P. 143)


CHANT TROISIÈME



P endant que cette fuite subite dispersait dans la campagne ces ombres, qui se dirigeaient vers la montagne où la raison divine devait les punir, je me rapprochai de mon fidèle compagnon. Et comment, sans lui, aurais-je continué mon voyage ? Qui m’aurait guidé à travers la montagne ? Virgile me paraissait se repentir de m’avoir attiré des reproches. Ô conscience noble et délicate ! comme la plus petite erreur est pour toi une morsure cruelle ! Quand mon maître cessa de fuir avec cette précipitation qui enlève à une action toute sa dignité, mon esprit, libre d’inquiétude, se dirigea vers l’objet qu’il désirait, et me fit tourner mes regards vers ce séjour qui s’élève du sein des ondes jusqu’au ciel le plus haut. Le soleil, qui répandait derrière moi une lumière rougeâtre, projetait mon ombre devant mes pas, parce que les rayons de l’astre ne pouvaient traverser ma personne. Quand je vis que la terre n’était obscure que devant moi, je me tournai subitement dans la crainte d’être abandonné, et mon consolateur me dit : « Pourquoi cette défiance ? Ne me crois-tu plus avec toi ? Penses-tu que je ne suis plus ton guide ? La nuit couvre de son voile la contrée où a été enseveli mon corps qui pouvait former une ombre ; Naples le possède après l’avoir enlevé à Brindes : maintenant, si je ne forme pas une ombre, ne t’en étonne pas plus que du spectacle des cieux qui n’interceptent pas leur lumière réciproque. La vertu divine rend bien nos corps, qui sont semblables aux vôtres par les formes, sensibles aux tourments, tels que ceux des flammes et des glaces : mais cette vertu ne nous permet pas de pénétrer ses secrets. Il est insensé, celui qui espère que notre raison pourra élever son intelligence jusqu’à l’opération sublime qui tient une seule substance en trois personnes. Ô mortels ! gardez-vous de chercher avec trop de curiosité la cause des mystères ! S’il vous avait été permis de tout comprendre, il eût été inutile que Marie enfantât. Vous avez connu des hommes qui ont désiré sans succès, et qui, au lieu de voir leur curiosité satisfaite, languissent dans une ignorance éternelle. Je parle d’Aristote, de Platon et de beaucoup d’autres. »

Ici mon guide baissa la tête, garda le silence et me parut tout troublé.

Nous arrivâmes au pied de la montagne ; elle était tellement inaccessible, que nos efforts pour la gravir auraient été sans succès. Comparé à cette montagne, le chemin le plus désert et le plus affreux entre Lerici et Turbia est un escalier agréable et facile. « Mais, dit mon maître en s’arrêtant, qui sait maintenant de quel côté peut monter celui à qui Dieu n’a pas donné des ailes ? » Pendant que mon guide tenait la tête baissée, en examinant dans sa pensée le chemin qui restait à parcourir, je regardais autour des rochers qui m’environnaient. À gauche j’aperçus une foule d’ombres qui venaient vers nous ; mais on remarquait à peine leurs mouvements, parce qu’elles marchaient à pas lents. « Lève les yeux, dis-je à mon maître, voilà des ombres qui nous donneront des conseils, si tu ne peux en recevoir de toi-même. » Alors il me regarda, et d’un air plus tranquille il répondit : « Allons de leur côté, car elles s’avancent doucement ; et toi, doux fils, redouble d’espérance ! »

Nous avions déjà fait mille pas, et les ombres étaient encore éloignées de l’espace que pourrait franchir une pierre lancée par un frondeur habile, quand elles se rapprochèrent toutes des rochers escarpés, et s’arrêtèrent comme s’arrête celui qui ne reconnaît pas le chemin qu’il doit suivre. Virgile leur parla ainsi : « Esprits morts dans la grâce de l’Éternel, esprits qui avez l’assurance de connaître la béatitude, au nom de cette paix que vous attendez tous, dites-nous quel est le chemin pour gravir la montagne ; car la perte du temps est sentie plus vivement par celui qui en connaît le prix. »

Lorsque les brebis entendent le signal de la sortie du bercail, on n’en voit d’abord s’avancer qu’une, deux, trois ; et les autres, avec une sorte de timidité soupçonneuse, s’arrêtent en portant à terre leur nez et leurs yeux ; ce que fait la première, ses compagnes l’imitent ; les plus voisines montent même sur son dos si elle suspend sa marche, sans que ces bêtes innocentes et paisibles sachent pourquoi elles agissent ainsi : de même je vis se mouvoir, pour arriver à nous, les premières âmes de cette troupe, aux traits modestes et à la démarche grave. Quand elles virent que mon corps formait à droite une ombre sur le rocher, elles s’arrêtèrent, et reculant même de quelques pas, elles entraînèrent avec elles celles qui venaient ensuite, et qui les imitèrent sans savoir pourquoi. Mon maître leur dit : « Avant que vous m’adressiez aucune demande, je vous avoue que vous avez en effet sous les yeux un corps humain ; aussi la lumière de l’astre du monde, que ce corps intercepte, ne parvient pas tout entière sur le sol. Ne vous livrez pas à l’étonnement : croyez qu’on ne cherche pas à franchir cet obstacle sans la protection d’une vertu qui émane du ciel. — Eh bien, venez ! nous cria cette troupe respectable en nous faisant signe du dos de la main ; venez vous joindre à nous. » Une d’elles m’adressa ces mots : « Qui que tu sois, en marchant ainsi, regarde, cherche à te souvenir de moi. Ne m’as-tu pas vue sur la terre ? » Je me tournai, et je regardai fixement cet esprit : des cheveux blonds accompagnaient une figure douce et agréable : une blessure avait partagé en deux un de ses sourcils. Quand je lui eus répondu que je ne l’avais jamais vu, il ajouta : « Tiens, vois, » et il me montra une autre blessure au milieu de sa poitrine. Il reprit en souriant : « Je suis Mainfroy, le petit-fils de l’impératrice Constance : aussi, je t’en conjure, quand tu retourneras sur la terre, va près de ma noble fille, la mère de ces princes qui sont l’honneur de la Sicile et de l’Aragon ; et si on a cherché à l’abuser, dis-lui la vérité. Quand on eut rompu ma vie de deux coups mortels, je me dévouai à Dieu qui pardonne volontiers : mes péchés furent horribles, mais la bonté de Dieu ouvre ses bras généreux à tout ce qui lui demande grâce.

« Si le pasteur de Cosence, qui reçut de Clément l’ordre d’aller à la chasse de mes ossements, avait lu en Dieu combien la bonté est grande, ils reposeraient encore à la tête du pont près de Bénévent, sous la protection des pierres énormes qui les recouvraient : maintenant la pluie souille ces ossements ; ils sont la proie des vents, hors du royaume, près du cours du Verde, où ce prélat les fit jeter avec la malédiction des torches éteintes. Mais la malédiction de ces pontifes n’est pas telle, que l’amour éternel ne puisse nous rendre ses bienfaits tant que la mort n’a pas desséché l’espérance. Il est vrai que celui qui meurt contumace envers la sainte Église, quand même il se repentirait à la fin, doit rester en dehors de ce rocher trente fois autant qu’il en a mis à persister dans sa résistance, à moins que des prières secourables n’abrègent la durée de ses tourments. Vois donc si tu peux me réjouir en révélant à ma tendre Constance que tu m’as vu, et que tu as su de moi la longueur du retard qui nous éloigne du saint royaume ; car les prières de là-haut nous soulagent beaucoup dans ce séjour. »