La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 166-169).
… Il me sembla que l’aigle et moi nous étions tout en flammes… (P. 167.)


CHANT NEUVIÈME



L a concubine de l’antique Tithon, sortie des bras de son bon et facile époux, couvrait déjà l’orient d’une splendeur blanchissante, et brillait au milieu des étoiles qui figurent cet animal froid et malfaisant dont la queue blesse les mortels. La nuit avait déjà parcouru deux veilles dans le lieu où nous étions, et la troisième commençait à fuir, lorsque éprouvant quelque fatigue dans ce corps faible que nous devons à Adam, et me sentant vaincu par le sommeil, je m’étendis sur l’herbe où nous étions assis tous les cinq. À l’heure du matin où l’hirondelle commence ses tristes lais, peut-être en souvenir de ses premières douleurs, à ce moment où notre esprit, plus dégagé des impressions corporelles, moins détourné par les besoins de nos sens, est presque doué des facultés divines dans ses visions, il me sembla voir en songe, dans le ciel, un aigle aux plumes d’or voler les ailes déployées, prêt à descendre auprès de nous. Il me semblait aussi que j’étais dans le lieu où Ganymède laissa les siens quand il fut enlevé jusqu’au céleste banquet. Je pensais en moi-même : « Peut-être est-ce seulement ici que l’aigle saisit sa proie accoutumée, et dédaigne-t-il de se porter ailleurs ? » Il me parut ensuite qu’après avoir tournoyé quelque temps, il s’abattit avec la rapidité d’un éclair, et m’enleva jusqu’à la sphère du feu.

Enfin il me sembla que l’aigle et moi nous étions tout en flammes : cet incendie, quoique imaginaire, devint si douloureux, qu’il fallut que mon sommeil se rompit.

Tel Achille réveillé promenait partout ses regards inquiets, ne sachant où il était, quand, l’ayant enlevé au milieu de son sommeil des mains de Chiron, sa mère l’eut porté entre ses bras à Scyros, où les Grecs surent le découvrir ; tel je vis fuir le sommeil, et je me troublai comme l’homme dont l’épouvante glace les membres. À mes côtés je ne trouvai que mon guide, mon appui. Le soleil s’était déjà élevé de plus de deux heures, et la vue de la mer m’était dérobée.

« Ne crains rien, me dit mon maître, nous sommes dans la bonne voie ; ne cherche pas à restreindre, mais à élargir ton courage : tu es arrivé au Purgatoire. Vois le rempart qui l’environne ; vois l’entrée là où le rempart est interrompu : peu avant l’aube qui précède le jour, quand ton âme prenait du repos sur les fleurs dont la prairie était émaillée, il vint une femme qui dit : « Je suis Lucie, laissez-moi l’enlever pendant son sommeil ; je le protégerai dans son voyage. » Sordello est resté avec les autres ombres vénérables ; elle t’enleva : quand le jour fut plus avancé, elle vint ici, et je suivis ses pas. C’est dans ce lieu qu’elle t’a déposé : sans me parler, elle m’a indiqué avec ses yeux célestes cette entrée ; ensuite elle et ton sommeil ont disparu. »

Comme un homme qui, après avoir douté, se rassure aussitôt que la vérité lui a été démontrée, je me sentis plus animé ; et quand mon guide me vit exempt d’inquiétude, il marcha vers la montagne, et je le suivis.

Lecteur, tu vois comme la matière de mes chants s’ennoblit : ne t’étonne pas si je la soutiens avec plus d’art. Nous nous approchâmes, et quand nous fûmes à ce point où le rempart me paraissait rompu comme une fente qui déchire un mur, je vis une porte, trois degrés de diverses couleurs, et un portier encore silencieux. Je le considérai attentivement, et je distinguai qu’il était assis sur le degré supérieur ; mais sa figure était si lumineuse qu’elle fit baisser mes yeux.

Il avait à la main une épée nue, qui réfléchit sur nous des jets de lumière si brillants, que je ne pouvais la considérer. Il parla ainsi : « Que voulez-vous ? dites-le sans avancer ; qui vous a guidés ? Prenez garde de vous repentir d’être venus ici. » Mon maître répondit : « Une femme du ciel, qui connaît les lois de cet empire, nous a dit : Marchez, voilà la porte. » — Que cette femme daigne donc protéger vos pas, reprit le bienveillant gardien ; avancez et montez ces degrés. » Nous obéîmes. Le premier était d’un marbre blanc si pur et si poli, que j’y retrouvais tous mes traits. Le second degré avait la teinte pourprée et noire d’une pierre calcinée, fendue dans tous les sens. Le troisième me parut formé d’un porphyre rouge comme le sang qui s’échappe de la veine. L’ange de Dieu, assis sur le seuil de la porte qui paraissait de diamant, tenait ces deux pieds sur le troisième degré. Mon guide me fit franchir, sans que j’opposasse aucune résistance, les trois marches redoutables en me disant : « Prie-le humblement d’ouvrir la porte. »

Je me jetai dévotement aux pieds sacrés de l’ange. Je lui demandai, par miséricorde, de m’ouvrir ; mais auparavant je frappai trois fois ma poitrine. Avec la pointe de son épée, le gardien traça sept fois la lettre P sur mon front, et dit : « Fais-toi purifier de ces taches quand tu seras entré. »

Les vêtements de l’ange me parurent avoir la couleur de la cendre ou de la terre desséchée.

Il en tira deux clefs, l’une d’argent et l’autre d’or. Il plaça d’abord la première, ensuite la seconde dans la serrure de la porte, et combla mes vœux en ajoutant : « Chaque fois que l’une de ces clefs ne se présente pas bien dans une juste direction, cette porte ne peut s’ouvrir ; l’une des clefs est plus précieuse, mais l’autre exige beaucoup d’art et d’intelligence, parce que c’est elle qui fait détendre le ressort. Je les tiens de Pierre, qui me dit de commettre une erreur plutôt pour ouvrir la porte que pour la tenir fermée, pourvu que les coupables se prosternent à mes pieds. » Alors il la poussa en dedans et ajouta : « Entrez ; mais je vous avertis bien que celui-là qui regarde en arrière doit sortir à l’instant. »

Il avait à la main une épée nue, qui réfléchit sur nous des jets de lumière si brillants…
(Le Purgatoire, chant ix, page 168.)


Et les battants de la porte de ce royaume sacré, qui sont d’un métal épais et sonore, roulèrent sur leurs gonds retentissants. Les barrières du Capitole, quand on en chassa Métellus pour y ravir le Trésor, ne firent pas entendre un aussi strident fracas.

J’écoutai attentivement alors le premier bruit qui frappa mes oreilles, et il me sembla entendre des voix douces accompagner ce chant : Nous te louons, ô Dieu ! Cette impression me faisait ressentir ce qu’on éprouve quand on entend chanter avec l’accompagnement des orgues : l’instrument exécute un verset, et la voix en exécute un autre.