La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant V

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 150-153).
… Deux d’entre elles, semblables à des hérauts, coururent à nous et nous dirent… (P. 151.)


CHANT CINQUIÈME



J ’avais quitté ces ombres, et je suivais les pas de mon guide, quand une d’elles, en me montrant du doigt, cria : « Tiens, il paraît que celui qui est derrière l’autre intercepte à gauche les rayons du soleil : il se meut comme un vivant ! » Je me retournai à ces mots, et je vis les esprits attentifs à me regarder moi seul, moi seul, ainsi que l’ombre que projetait mon corps.

« Pourquoi t’inquiètes-tu donc ? reprit mon maître : Pourquoi ralentir tes pas ? Que t’importe que ces âmes murmurent ? Suis-moi, et laisse-les parler ; sois la tour inébranlable qui ne laisse pas écrouler sa cime sous la fureur des vents. L’homme qui entasse pensées sur pensées s’éloigne de son but : l’activité d’une idée abat la force d’une autre. » Que pouvais-je répondre, sinon : « Je viens. » En effet, je répondis ainsi, en me couvrant de cette honnête rougeur qui accompagne les traits d’un homme digne de pardon.

Pendant que nous marchions, des âmes s’avançaient en chantant le Miserere verset à verset. Quand elles s’aperçurent que mon corps interceptait les rayons de la lumière, elles firent un oh long et rauque : deux d’entre elles, semblables à des hérauts, coururent à nous et nous dirent : « Informez-nous de votre condition. »

Mon maître repartit : « Vous pouvez vous retirer et rapporter à ceux qui vous ont envoyées que le corps de mon compagnon est de chair véritable. S’ils viennent de s’arrêter pour contempler son ombre, comme je le pense, on a répondu à ce qu’ils désirent. Qu’ils lui fassent donc honneur ; il pourrait leur être utile. »

Les deux âmes retournèrent vers leurs compagnes plus rapidement que les vapeurs embrasées, dans le commencement de la nuit, ne sillonnent l’air pur, et que le soleil ne dissipe les nuages d’août. À peine arrivées, elles revinrent à nous avec les autres, aussi vite qu’un escadron qui s’élance à toute bride. « Ces esprits, qui vont nous entourer et t’adresser des demandes, dit le poète, sont en grand nombre ; tu peux les entretenir en marchant. » Ils accouraient en criant : « Arrête un peu tes pas, ô âme qui vas pour être joyeuse, sans avoir perdu ces mêmes substances avec lesquelles tu es née. Examine si jamais tu as connu quelqu’un d’entre nous dont tu puisses porter des nouvelles sur la terre.

« Pourquoi donc continues-tu de marcher ? Pourquoi ne t’arrêtes-tu pas ? Nous avons tous péri de mort violente ; nous fûmes tous pécheurs jusqu’à notre dernier soupir ; alors la lumière du ciel nous a éclairés : nous sommes sortis de la vie dans des sentiments de pardon et de repentir, en paix avec Dieu qui nous fait brûler du désir de le contempler. » Je repris ainsi : « Pourquoi, dans vos traits défigurés, ne reconnais-je aucun visage ? Mais, ô esprits nés sous d’heureux auspices ! parlez ; que puis-je faire pour vous ? Je le ferai au nom de cette paix qui m’attache aux pas de ce guide bienfaisant avec lequel je voyage de monde en monde. »

Un des esprits parla en ces termes : « Chacun de nous se fie à toi, sans que tu t’engages par un serment, pourvu qu’une funeste influence ne détruise pas ta bonne disposition. Et moi, qui parle avant tous les autres, je te conjure, si jamais tu vois cette contrée située entre la Romagne et le royaume de Charles, d’inviter courtoisement les habitants de Fano à prier pour moi, afin que je sois purifié de mes fautes si graves. Je suis né dans cette ville ; mais je reçus, au sein de celle qui fut bâtie par Anténor, les douloureuses blessures d’où coula le sang qui animait ma vie. Là même où je me croyais le plus en sûreté, d’Este, qui me haïssait plus que ne le voulait la justice, fit commettre ce crime. Si, lorsque je fus atteint à Oriaco, j’eusse dirigé ma fuite vers la Mira, j’existerais encore dans le royaume où l’on respire ; mais je cherchai un refuge dans le marais où les roseaux et la fange m’embarrassèrent tellement que je tombai, et que bientôt la terre devint un lac de mon sang. »

Une autre âme reprit : « Si tu vois s’accomplir le désir qui t’entraîne au haut de cette montagne, daigne, avec une tendre pitié, satisfaire le mien. Je suis Buonconte de Montefeltro : Jeanne et tant d’autres me négligent ; aussi tu me vois ici dans cet état d’avilissement. » Et moi à lui : « Quel événement ou quel acte de violence t’arracha de Campaldino, où l’on n’a jamais connu le lieu de ta sépulture ? » L’âme reprit : « Au pied du Casentin coule un fleuve qu’on appelle l’Archiano, et qui naît dans l’Apennin au-dessus de l’Eremo. J’arrivai dans l’endroit où ce fleuve perd son nom. J’étais blessé à la bouche et je fuyais à pied, ensanglantant le sol. Là je perdis la vue et la parole ; je tombai en prononçant le nom de Marie, et il ne resta plus que mon corps.

« Je vais te dire la vérité, répète-la parmi les vivants. L’ange de Dieu me saisit, et le suppôt de l’Enfer criait : Ô toi, pourquoi me prives-tu ? Tu emportes son âme pour une petite larme qui fait taire mes droits ; mais je vais traiter autrement sa dépouille ! Tu sais comme l’air présente des vapeurs humides qui se résolvent en eau aussitôt qu’elles atteignent une région plus froide que l’atmosphère. L’esprit infernal, ajoutant à son intelligence cette disposition cruelle qui cherche toujours le mal, déchaîna les vents et souffla des exhalaisons funestes, par le pouvoir que lui donne sa nature.

« Le soir, il couvrit de nuées l’espace qui s’étend entre Pratomagno et le sommet de l’Apennin ; il condensa l’air supérieur ; les vapeurs se résolurent en eau ; la pluie tomba : ce que le sol n’en put absorber se forma en torrents, et, comme il arrive dans les grandes inondations, elle se précipita vers le fleuve principal, sans qu’aucun obstacle pût la contenir. L’Archiano grossi trouva mon corps refroidi, et l’entraîna dans l’Arno, en séparant mes bras que je tenais placés en croix sur mon sein quand la douleur m’avait fait succomber. Le fleuve me jeta alternativement sur ses deux rives, ensuite m’engloutit sous la proie de sable qu’il avait arrachée aux campagnes. »

Alors un troisième esprit, succédant au second, me dit : « Quand tu seras de retour dans le monde, et reposé de tes longues fatigues, souviens-toi de moi ; je suis Pia : Sienne m’a vu naître, la Maremme a été témoin de ma mort ; il sait comment j’ai perdu la vie, celui qui, en m’épousant, avait passé l’anneau à mon doigt ! »