La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant VII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 158-161).
Sordello baissa ses regards, se rapprocha de Virgile et embrassa ses genoux. (P. 158.)


CHANT SEPTIÈME



A près plusieurs salutations répétées trois ou quatre fois, Sordello s’arrêta, en disant : « Et vous deux, qui êtes-vous ? » Le sage poète répondit : « Avant que les âmes dignes de monter à Dieu fussent dirigées vers cette montagne, Octave fit ensevelir mes dépouilles : je suis Virgile ; je n’ai perdu le ciel que parce que je n’ai pas eu la foi. » Tel que celui dont les yeux sont frappés d’un spectacle subit qui le plonge dans la stupeur, croit en effet le voir et ne pas le voir : « Est-ce une réalité ! s’écrie-t-il ; me trompé-je ? » tel Sordello baissa ses regards, se rapprocha de Virgile et embrassa ses genoux. « Ô gloire des Latins, dit-il, par qui notre langage montra tout ce qu’il pouvait réunir de grâce et d’éloquence ! ô toi, l’honneur éternel du lieu où j’ai pris naissance, quel mérite ou quelle faveur te présente à mes yeux ? Si tu me crois digne d’entendre tes paroles, dis-moi, viens-tu de l’Enfer ou d’un autre séjour ? » Virgile repartit : « Je suis venu ici à travers tous les cercles du royaume des douleurs. Je marche sous la protection de la vertu du Ciel qui m’a mis en mouvement.

« Ce n’est point pour avoir fait, mais pour n’avoir pas fait, que j’ai perdu ce soleil bienfaisant que tu désires, et dont je n’eus connaissance que si tard. »

« Plus bas, il est un lieu où ne règnent pas les tourments, mais qui est attristé seulement par les ténèbres ; on n’y entend pas des cris aigus, mais de lamentables soupirs. J’habite ce lieu avec ces pauvres innocents mordus par la mort avant d’avoir été purifiés du péché commun à tous les mortels. Là, je suis avec les esprits qui ne reçurent pas le don des trois vertus saintes, et qui, exempts de vices, connurent les autres vertus et les pratiquèrent toutes. Mais si tu le sais, et si tu le peux, dis-nous, afin de nous faire avancer dans notre voyage, quelle est la véritable entrée du Purgatoire. » Sordello répondit : « Nous n’habitons pas un lieu déterminé que nous ne puissions quitter. J’ai la liberté de parcourir toute cette enceinte, et je vais te guider aussi loin que le jour me le permettra ; déjà il commence à baisser ; on ne peut pas continuer de marcher pendant la nuit : il sera même prudent de s’arrêter dans un endroit convenable. Des âmes sont ici à l’écart sur notre droite ; si tu y consens, je te conduirai vers elles, et tu auras du plaisir à les connaître. — Quoi ! reprit Virgile, celui qui voudrait monter de nuit en serait donc empêché par quelque obstacle, ou ne monterait pas parce qu’il n’en aurait pas la force ? »

Le bon Sordello, avec son doigt, traça une ligne sur la terre, et il ajouta : « Tu n’avancerais pas de la longueur de cette ligne quand le soleil a quitté l’horizon. Ce ne serait pas que tu eusses à craindre un autre obstacle que les ténèbres pour continuer de monter ; mais l’obscurité, par l’impuissance qu’elle cause, prive la volonté de tout effet. Cependant, malgré ces ténèbres, on pourrait retourner dans la partie inférieure et perdre ses pas pendant que le soleil est caché. »

Mon maître, encore tout émerveillé, dit alors : « Eh bien, conduis-nous là où tu dis qu’on peut goûter du plaisir à se reposer. » Nous avions à peine fait quelques pas, lorsque je m’aperçus que dans cette partie la montagne offrait une vallée semblable à celles qui se forment au pied des monts de notre hémisphère. L’ombre nous dit : « Nous irons là où la montagne se creuse sur elle-même, et nous y attendrons le jour. »

Entre le bord de l’abîme et la partie la plus élevée du chemin, était un sentier oblique qui nous conduisit dans le flanc le plus enfoncé de la cavité. L’or et l’argent raffiné, la pourpre, la céruse, le bois indien le plus brillant, l’émeraude au moment où on la rompt, n’approcheraient pas de l’éclat des fleurs que ce lieu offrit à ma vue : c’est ainsi que le faible est vaincu par le plus fort. La nature n’étalait pas seulement les plus éblouissantes couleurs ; elle y exhalait encore un mélange inconnu des odeurs les plus suaves.

Des âmes qu’on n’apercevait pas quand on était hors de la vallée, étaient assises dans la prairie, au milieu des fleurs, et chantaient : Ô reine, je vous salue. Sordello nous dit alors : « Le soleil restera maintenant trop peu de temps sur l’horizon : ne me demandez donc pas de vous conduire pour connaître ces esprits ; d’ici vous les distinguerez mieux : vous pourrez remarquer leurs gestes plus facilement que si vous étiez dans leur compagnie.

« Celui qui est assis dans la partie la plus élevée, et qui, annonçant encore dans ses traits qu’il a négligé ses devoirs, ne chante pas avec les autres, est l’empereur Rodolphe. Il pouvait guérir les blessures qui firent mourir l’Italie ; aussi tarde-t-il à obtenir des prières. L’autre, qui paraît rassurer le premier, gouverna le pays où prend naissance la Moldava, qui porte ses eaux dans l’Elbe, dont les flots se jettent à la mer ; il s’appela Ottocare, et dans sa jeunesse il sut mieux gouverner que Venceslas son fils, qui, quoique avancé en âge, s’adonne à la luxure et à l’oisiveté : et celui-ci, remarquable par son nez court et ramassé, que tu vois s’entretenir si intimement avec cet autre qui a une si noble figure, mourut en fuyant et en flétrissant les lis. Vois aussi comme il se bat la poitrine ! Remarquez maintenant ce personnage qui, en soupirant, appuie son visage sur sa main.

« Ces deux derniers sont le père et le gendre du roi qui fut le malheur de la France. Ils se rappellent sa vie corrompue et grossière, et de là vient la douleur qui les tourmente. Celui qui semble si robuste, et qui s’accorde en chantant avec cet autre que distingue la grandeur de son nez, porta la ceinture de toutes les vertus, et elles auraient été transvasées sur le trône s’il eût eu pour successeur le jeune prince qui est assis derrière lui : on n’en peut pas dire autant de ses autres héritiers.

La nature n’étalait pas seulement les plus éblouissantes couleurs…
(Le Purgatoire, chant vii, page 160.)


Jacques et Frédéric possèdent, il est vrai, les royaumes, mais ils n’ont pas hérité de la meilleure portion de la succession paternelle. Rarement la probité humaine remonte dans les rameaux ; c’est ainsi que l’ordonne Dieu qui dispense cette vertu, pourvu qu’on la lui demande. Mes paroles s’appliquent en même temps à celui dont je t’ai déjà fait remarquer le nez aquilin, aussi bien qu’à Pierre, qui chante avec ce prince. La Pouille et la Provence en gémissent encore de douleur. Le fils dégénère du père autant que Constance s’honore de son mari, plus que ne peuvent le faire Béatrix et Marguerite. Voyez Henri d’Angleterre, ce roi de moeurs si simples, assis ici à l’écart, et qui, de son tronc, a produit de meilleurs rejetons. L’autre qui est en bas parmi eux, et qui en ce moment regarde en haut, est le marquis Guillaume : à l’occasion de sa mort, Alexandrie et ses guerriers firent pleurer les habitants du Montferrat et du Canavésan. »