La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 230-233).
Je vis des âmes marcher à travers ces feux dévorants… (P. 232.)

CHANT VINGT-CINQUIÈME


D éjà était arrivée l’heure ou il ne fallait pas un estropié pour monter, l’heure où le soleil avait laissé le cercle méridional au Taureau, et où la nuit l’avait abandonné au Scorpion ; aussi, imitant l’homme qui veut arriver promptement et qui ne s’arrête pas, quelque spectacle qu’il ait sous les yeux, nous entrâmes dans l’étroite voie qui sépare ceux qui montent. Tel que le petit de la cigogne qui soulève ses ailes, excité par le désir de voler, et les abaisse parce qu’il n’ose pas quitter le nid, tel avec une volonté ferme et ininterrompue, j’arrivais jusqu’à produire le mouvement de celui qui se dispose à parler. Quelque précipitée que fût notre marche, mon guide ne laissa pas de me dire : « Tire donc l’arc que tu as bandé jusqu’au fer, et lance tes paroles. » Alors, rassuré, j’ouvris la bouche, et je commençai ainsi : « Comment, là où il n’est pas nécessaire de prendre de la nourriture, peut-on devenir si maigre ? — Si tu te rappelais, dit mon guide, comment Méléagre se consumait à mesure que brûlait le tison fatal, cela ne te paraîtrait pas si âpre à comprendre ; si tu te rappelais par quel art le miroir suit tous les mouvements de votre image, tu trouverais flexible ce qui te semble si dur. Mais pour que ton désir soit satisfait, écoute Stace ; je le conjure de guérir les plaies de ton esprit. »

Stace parla d’abord ainsi à Virgile : « Si je développe à ses yeux, en ta présence, ce que l’on voit dans ces lieux éternels, n’attribue qu’à mon obéissance l’explication que je vais donner. »

Ensuite il continua en ces termes : « Mon fils, si ton esprit écoute et garde mes paroles, tu vas savoir la cause de ce que tu demandes. La portion la plus pure du sang que les veines n’absorbent pas et qui demeure comme le superflu de la table, prend dans le cœur une vertu qui la rend propre à former les membres humains. Après une autre préparation, ce sang épuré descend dans cette partie qu’il convient plus de taire que de nommer, et se joint au sang d’un autre dans un vase naturel. Là les deux substances se réunissent : l’une prête à subir l’impression, l’autre prête à agir par l’effet de la perfection du cœur d’où elle provient. Ce sang générateur commence son opération en se coagulant, et met en action ce qu’il est destiné à féconder. La vertu active de ce sang, devenue âme végétative comme une plante, avec cette différence que l’opération de celle-ci est incomplète, et que celle de l’autre est parfaite, agit tellement, que déjà elle a reçu le mouvement et le sentiment, comme la plante marine, et qu’ensuite elle organise les puissances de l’homme dont elle est le germe.

« Mon fils, cette vertu, provenue du cœur du père où la nature a mis la semence de ces âmes, s’étend et se développe ; mais tu ne vois pas comment l’âme sensitive peut produire l’homme. Ce point a trompé un plus sage que toi. Dans sa doctrine, il a séparé de l’âme la faculté de comprendre, parce qu’il n’a pas vu que son intelligence, pour comprendre, employât aucun organe corporel.

« Donne ton attention à la vérité que je te fais connaître, et apprends qu’aussitôt que l’embryon a reçu les organes du cerveau, le principal moteur se complaît à le regarder, s’applaudit de son art, et inspire à ce fœtus un esprit nouveau rempli d’une vertu propre à unir à sa substance l’âme sensitive, et à former une âme unique qui vit, qui sent et qui réfléchit sur ses propres actions.

« Pour être moins étonné de ce discours, considère que la chaleur du soleil, jointe à l’humeur qui coule de la vigne, produit le vin. Quand Lachésis a épuisé sa quenouille, l’âme se dégage de sa chair, et emporte avec elle ses facultés divines et ses facultés humaines. Les premières, telles que la mémoire, l’intelligence et la volonté, sont dans leur action plus efficaces qu’auparavant ; les autres puissances sont comme restées muettes. Sans s’arrêter, chacune des âmes, par une impulsion intérieure, se dirige vers l’un des rivages marqués par les décrets de Dieu, et c’est là qu’elles apprennent le chemin qu’elles doivent suivre. Aussitôt qu’elle y est arrivée, la vertu informative répand à l’entour son activité, comme elle la répandait quand elle avait un corps ; et de même que l’air, lorsqu’il est pluvieux, est orné de diverses couleurs par la présence du soleil qui s’y réfléchit, de même l’air ambiant prend la forme que l’âme qui s’y est arrêtée a la vertu de lui imprimer.

« Semblable à la flamme qui suit le feu dans tous ses mouvements, le nouvel esprit garde la forme qui lui est prescrite : c’est de ce corps aérien qu’il reçoit la faculté de l’apparence, et qu’il est appelé ombre ; ensuite ses organes se forment, jusqu’à celui de la vue ; dès lors nous parlons, nous rions, nous versons des larmes, nous poussons les soupirs que tu peux avoir entendus dans la montagne ; notre corps prend le sentiment de nos désirs et de nos autres passions : telle est la cause de ce que tu vois. »

Nous étions arrivés au dernier cercle, et nous avions tourné à droite. Un autre spectacle s’était offert à mes yeux : là le bord de la montagne vomit des flammes que repousse un vent qui s’élève dans une autre direction ; aussi il fallait marcher un à un dans la partie voisine de l’abîme, parce que d’un côté je craignais d’être atteint par les flammes, et que de l’autre je craignais de me précipiter dans le cercle précédent.

Mon guide disait : « Dans ce lieu il ne faut pas s’avancer imprudemment, car il est bien facile de se tromper. » Alors j’entendis chanter au sein de si âpres ardeurs : « Dieu d’une haute clémence ; » ce qui me donnait un violent désir de me retourner. Je vis des âmes marcher à travers ces feux dévorants : j’avais le soin, de temps en temps, de diriger mes pas de manière que je pusse considérer les esprits, pendant que je regardais mon chemin.

Après avoir chanté la dernière strophe de l’hymne, les esprits crièrent, d’une voix forte : « Je ne connais pas d’homme ; » ensuite ils recommencèrent l’hymne à voix basse. À peine fut-il fini qu’ils crièrent encore : « Diane resta dans les bois, et elle en chassa Hélicé, qui avait senti les atteintes de Vénus. »

Ils reprirent leurs accords ; puis ils chantèrent des exemples de chasteté d’épouses et d’époux qui avaient accompli les devoirs imposés par la vertu et par les saintes lois du mariage.

Telle est, je crois, l’unique peine de ces esprits, pendant tout le temps que le feu les brûle : c’est par de tels soins et de telles expiations que là-haut leur plaie peut être cicatrisée.