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La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXXIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 262-265).
Quand je me suis rapproché d’elle… (P. 263)

CHANT TRENTE-TROISIÈME


L es sept femmes parlèrent alternativement tantôt trois, tantôt quatre et chantèrent : « Dieu ! les nations sont venues. »

Elles accompagnaient leur douce harmonie de quelques larmes : et Béatrix, pieuse et affligée, les écoutait avec un tel abattement qu’on n’observa qu’un peu plus de douleur sur le visage de Marie au pied de la croix : mais quand les femmes eurent cessé de chanter, elle se leva, et animée comme la flamme, elle dit : « Sœurs chéries, encore un peu de temps et vous me verrez. »

Ensuite, en ne faisant qu’un signe, elle plaça devant elle les sept femmes, et après elle, moi, la vierge et le sage qui ne nous avait pas quittés.

Nous avancions dans cet ordre ; et je crois qu’elle n’avait pas fait dix pas, lorsque ses yeux vinrent frapper mes yeux, et elle me dit, d’un son de voix doux : « Marche près de moi, pour que tu puisses m’écouter plus facilement si je viens à te parler. »

Quand je me fus rapproché d’elle comme je le devais, elle ajouta : « Mon frère, pourquoi, venant ainsi avec moi, ne te hasardes-tu pas à m’interroger ? »

Tel que ceux qui, pénétrés de respect en parlant à leur supérieur, ne peuvent articuler que des paroles entre les dents, je commençai ainsi d’un son de voix entrecoupée : « Sainte femme, vous connaissez les désirs de mon âme et ce qui peut les satisfaire. »

« Je veux, répondit-elle, que tu te dépouilles de toute honte et de toute crainte, et que tu ne parles pas comme un homme qui rêve ; écoute : le fond du char que le serpent a percé de sa queue a existé, mais n’existe plus : celui qui est la cause de sa ruine doit croire que la vengeance de Dieu ne craint pas les soupes.

« Elle ne sera pas toujours sans héritier de sa gloire l’aigle qui a laissé ses plumes dans le char, qui en a fait d’abord un être monstrueux, et ensuite la proie de ses ennemis. Je vois d’avance, et je le prédis comme un événement prochain, qu’il naîtra des étoiles propices et qu’elles amèneront une époque dont aucune résistance ne pourra arrêter l’influence éternelle, et où le nombre cinq cent dix et cinq, envoyé de Dieu, détruira la prostituée et le géant qui s’est rendu coupable avec elle. Peut-être ne comprends-tu pas ma prédiction, parce que, semblable à celle de Thémis et du Sphinx, elle est couverte d’un voile impénétrable pour toi ; mais bientôt les faits seront d’autres naïades qui expliqueront cette énigme obscure, sans crainte pour leurs troupeaux et leurs moissons. Souviens-toi de mes paroles ; reporte-les, telles que je te les confie, à ceux qui jouissent de cette vie qui est un courir vers la mort ; et quand tu les écriras, n’oublie pas de dire dans quel état est l’arbre que tu as vu attaquer deux fois.

« Quiconque détruit ses fleurs ou rompt son écorce, offense Dieu par un blasphème de fait ; car Dieu l’a créé saint pour son seul usage. La première âme qui a mordu le fruit, a dû attendre, dans la peine et dans le désir, pendant plus de cinq mille ans, le Sauveur, qui, par sa mort, a satisfait pour ce qu’un autre avait mordu.

« Tu es privé de sens, si tu ne comprends pas que c’est par une cause mystérieuse que cet arbre est si élevé et si étendu vers la cime. Si de vaines pensées n’eussent produit sur ton esprit l’effet des eaux de l’Elsa, si de frivoles plaisirs ne l’eussent taché, comme le sang de Pyrame souilla le fruit du mûrier, à la seule vue de l’arbre et à l’aide de tant de circonstances, tu aurais connu la justice de Dieu, qui vous a défendu d’en cueillir les fruits.

« Mais puisque ton intelligence est devenue toute de pierre et que tu es sali par le péché, au point que l’éclat de mes révélations t’éblouit, je veux, par le motif qui fait rapporter aux pèlerins un bourdon ceint de palmes bénites, que tu conserves mes paroles, sinon écrites, au moins profondément gravées dans ta mémoire. »

Je répondis : « Vos paroles sont fortement arrêtées dans mon souvenir, comme l’empreinte est fidèlement conservée par la cire : mais pourquoi ces paroles, qui me sont si chères, s’élancent-elles au delà de mon intelligence ? Plus je fais d’efforts pour les comprendre, plus elles s’y dérobent. »

« C’est, reprit Béatrix, afin que tu connaisses l’école que tu as suivie, que tu puisses apprécier combien peu elle s’accorde avec mes préceptes, et qu’enfin tu voies que votre doctrine s’éloigne de celle de Dieu, autant que la terre est distante du ciel qui se meut le plus rapidement. »

Et moi à elle : « Je ne me souviens pas de m’être jamais écarté de vos sentiments, et ma conscience ne me reproche rien. »

« C’est parce que tu ne peux pas t’en souvenir, reprit-elle en souriant ; rappelle-toi que tu as bu des eaux du Léthé ; et de même que la fumée annonce la présence du feu, de même on peut conclure de cet oubli que tu es coupable de t’être livré à d’autres désirs. Mes paroles désormais seront aussi claires qu’il sera nécessaire de les rendre pour ta vue grossière. »

Le soleil plus brillant, et marchant plus lentement, parcourait le cercle du méridien, qui n’est pas le même pour toutes les régions, quand les sept femmes, là où finissait l’ombre de la forêt, semblable à celle que les Alpes répandent sous leurs feuilles vertes et sous leurs rameaux touffus souvent frappés par le vent du nord, s’arrêtèrent comme s’arrête une escorte, si elle trouve sous ses pas un spectacle nouveau : il me sembla que devant elles l’Euphrate et le Tigre coulaient d’une fontaine, et que ces fleuves amis paraissaient se quitter paresseux et à regret.

Je parlai ainsi : « Ô lumière, ô gloire de la nation humaine ! quelle est cette eau qui part de la même source, et suit des cours différents ? »

On me répondit : « Interroge Mathilde. »

La belle vierge reprit comme celui qui se disculpe d’une faute : « Je l’ai déjà instruit sur ce point et sur d’autres, et je suis sûre que l’eau du Léthé ne lui a pas fait oublier mes leçons. »

« Peut-être, dit Béatrix, un plus grand soin a-t-il occupé sa mémoire, et l’a-t-il distrait au point qu’il a mal écouté tes paroles : mais conduis-le vers l’Eunoë que tu vois couler ici, et, comme tu as coutume de le faire, rends la vie à sa vertu évanouie. »

Telle que la personne polie qui, sans résister, adopte sur-le-champ la volonté d’autrui, aussitôt qu’un signe la lui a manifestée, la femme sacrée se mit en marche, quand je fus près d’elle, et dit à Stace, avec les grâces d’une femme : « Viens avec lui. »

Si je pouvais m’étendre davantage, ô lecteur, je chanterais en partie la douce boisson dont je ne pus me rassasier ; mais puisque toutes les parties de cette seconde Cantica sont remplies, le frein de la méthode que je me suis prescrite ne me permet pas d’aller plus avant.

Rafraîchi comme les jeunes plantes nouvellement couvertes de feuilles, je sortis de l’onde sainte, purifié et disposé à monter aux étoiles.