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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/L’Enfer/Chant VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 22-25).


CHANT SIXIÈME


Quand mon esprit, tout absorbé dans la pitié de mes deux parents, et troublé de tristesse, revint à soi, je vis autour de moi, partout où j’allais, et me tournais, et regardais de nouveaux tourments et de nouveaux tourmentés.

Je suis au troisième cercle de la pluie éternelle, maudite, froide, pesante : toujours la même, toujours elle tombe également. Des averses de forte grêle, et d’eau noire, et de neige, traversent l’air ténébreux ; fétide est la terre qui les reçoit. Cerbère, bête cruelle et de forme monstrueuse, avec trois gueules aboie contre ceux qui sont là submergés [1]. Il a les yeux rouges, la barbe grasse et noire, le ventre large, les mains armées de griffes : il déchire les esprits, les écorche, et les dépèce. La pluie les fait hurler comme des chiens : fréquemment les malheureux profanes [2] se tournent faisant d’un de leurs côtés un abri à l’autre [3].

Sitôt que Cerbère, le grand ver, nous aperçut, il ouvrit ses gueules et nous montra ses crocs : pas un de ses membres qui ne frémit. Mon Guide étendit les mains, prit de la terre, et à pleines poignées la jeta dans les gosiers affamés. Tel le chien avide qui aboie, s’apaise lorsqu’il mord la proie, ne songeant à combattre que pour la dévorer ; ainsi fut-il des sales mâchoires du démon Cerbère, qui étourdit tellement les âmes qu’elles voudraient être sourdes. Nous passions sur les ombres qu’abat la pesante pluie, et nous posions les pieds sur leur vide apparence qui semble une personne. Elles gisaient à terre pêle-mêle, hors une qui, se soulevant, s’assit, lorsqu’elle nous vit passer devant elle. « Ô toi qui traverses cette région de l’Enfer, me dit-elle, reconnais-moi, si tu le peux ! tu naquis avant que je ne mourusse [4] ». Et moi à elle : — L’angoisse que tu ressens t’ôte peut-être de ma mémoire, de sorte qu’il ne me semble pas t’avoir vu jamais. Mais dis-moi qui tu es, ce qui t’a plongé dans ce lieu de douleur et dans une peine telle que, s’il en est de plus grande, il n’en est point de plus dégoûtante. Et lui à moi : « Ta ville, qui est si pleine d’envie que déjà la mesure déborde, fut ma demeure durant la vie sereine. Vous, ses citoyens, m’appeliez Ciacco [5] : à cause du grave péché de gourmandise, je suis, comme tu le vois, brisé sous la pluie. Et moi, triste âme, je ne suis pas seule ; toutes ces autres, pour la même faute, subissent la même peine. » Et il n’ajouta pas une parole. Je lui répondis : — Ciacco, ta souffrance me touche tant, qu’elle me tire des larmes ; mais dis-moi, si tu le sais, où en viendront les citoyens de la ville divisée : s’il en est aucun de juste : et dis-moi pourquoi tant de discordes l’ont assaillie. Et lui à moi : « Après de longs débats ils en viendront au sang, et le parti sauvage [6] chassera l’autre avec beaucoup d’offense. Puis il faut que celui-là tombe, et que l’autre, après trois soleils [7], l'emporte par la force de celui [8] qui maintenant flatte [9]. Il tiendra longtemps le front haut, tenant l’autre sous un lourd poids, quoiqu’il en pleure et s’en indigne. Il y a deux justes, mais on ne les écoute point. La superbe, l’envie et l’avarice sont les trois étincelles qui ont embrasé les cœurs. » Ici prit fin son dire lamentable. Et moi à lui : — Je veux que tu m’instruises encore, et que de plus de paroles tu me fasses don. Farinata et le Tegghiaio, qui furent si dignes, Jacopo Rusticucci, Arrigo et le Mosca [10] et les autres qui appliquèrent leur esprit à bien faire. Dis-moi où ils sont, et fais que je les reconnaisse, car un vif désir me presse de savoir s’ils ont en partage les douceurs du ciel, ou les poisons de l’enfer. Et lui : « Ils sont parmi les âmes les plus noires ; le poids de fautes diverses les entraîne au fond. Si jusque-là tu descends, tu pourras les voir. « Mais quand tu seras dans le doux monde, je te prie de me rappeler au souvenir d’autrui [11]. Je ne le dis et ne te réponds plus rien. » Lors, de travers tournant les yeux, il me regarda un peu, puis baissa la tête, et tomba parmi les autres aveugles.

Et le Guide à moi : « Ne se réveillera-t-il plus avant le son de la trompette de l’ange, quand lui apparaîtra la Puissance ennemie, chacun reverra la triste tombe, reprendra sa chair et sa figure, entendra ce qui retentit dans l’éternité. »

Ainsi traversâmes-nous, à pas lents, le sale mélange des ombres et de la pluie, conversant de la vie future. — Maître, dis-je, ces tourments croîtront-ils après la grande sentence ? ou reviendront-ils moindres ? ou seront-ils également cuisants ? Et lui à moi : « Retourne à ta doctrine [12], qui veut que plus l’être est parfait, plus il sente le bien, et aussi la douleur. Bien que jamais ces maudits ne doivent atteindre la vraie perfection, s’attendent-ils néanmoins à être plus parfaits après qu’avant [13]. »

Nous suivîmes cette route circulaire, parlant de bien plus de choses que je n’en redis ; nous vînmes au point où elle descend : là nous trouvâmes Pluton, le grand ennemi.

  1. Les Gourmands.
  2. Pécheurs.
  3. Opposant un de leurs côtés à la tempête de pluie et de grêle, ce côté forme à l’autre un abri.
  4. Littéral. Avant que je fusse défait, tu fus fait.
  5. En langage florentin, ciacco, signifie pourceau. On ignore qui était le personnage ainsi surnommé.
  6. Le parti des Blancs ou des Gibelins. — Il l’appelle « sauvage », disent les commentateurs, parce qu’il prit naissance dans les bois du val de Sieve.
  7. Trois révolutions du soleil, c’est-à-dire, trois ans.
  8. Charles de Valois, qui se tourna du côté des Noirs ou des Guelfes.
  9. « Qui maintenant trompe les Florentins par des paroles flatteuses. »
  10. Nobles florentins, que le Poète retrouvera plus tard.
  11. « De ceux qui sont encore dans le monde des vivants. »
  12. La philosophie d’Aristote.
  13. « Après qu’avant la grande sentence, ou le dernier jugement. » Ils seront plus parfaits, parce que le corps et l’âme se seront réunis ; mais leurs tourments croîtront en proportion.