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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant XXVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 362-366).


CHANT VINGT-SEPTIÈME


« Au Père, au Fils, à l’Esprit Saint, gloire ! » commença tout le Paradis ; tellement que je m’enivrais de ce doux chant. Ce que je voyais me semblait un ris de l’univers par ce que l’ivresse entrait en moi par l’ouïe et par la vue. O joie ! ô ineffable allégresse ! ô vie entière d’amour et de paix ! ô sans désir richesse assurée ! Devant mes yeux se tenaient les quatre flambeaux allumés [1], et celui qui le premier était venu [2] commença à se faire plus brillant ; et en sa semblance il devint tel que deviendrait Jupiter, si lui et Mars étaient des oiseaux, et qu’ils échangeassent leurs pennes [3].

La Providence, qui à chacun assigne là son office et le règle, avait de toute part imposé silence au bienheureux chœur, lorsque j’ouïs : « Si je me transcolore, ne t’en étonne point ; à mon dire, tu verras tous ceux-là se transcolorer. Celui qui sur terre usurpe ma place, ma place, ma place, vacante devant le Fils de Dieu, a fait de mon cimetière [4] un cloaque d’immondices et de sang ; par quoi en bas tressaille de joie le pervers qui tomba de là-haut [5]. »

De cette couleur dont, le matin et le soir, le soleil opposé peint une nuée, je vis tout le ciel couvert. Et, comme une dame honnête, qui, tranquille sur soi, pour la faute d’autrui, seulement en écoutant, devient craintive, ainsi Béatrice changea de visage ; et un pareil éclipse eut lieu, je crois, dans le ciel, quand souffrit la suprême Puissance [6]. Puis, d’une voix si changée, que plus n’avait changé l’aspect, il continua de parler : « Ne fut l’épouse du Christ allaitée de mon sang, et de celui de Lin et de Clet, afin que d’elle on se servît pour acquérir de l’or ; mais pour acquérir cette vie joyeuse, et Sixte, et Pie, et Calixte, et Urbain versèrent leur sang après beaucoup de pleurs. Ce ne fut pas notre intention qu’à la droite de nos successeurs s’assît une partie du peuple et l’autre à la gauche [7] ; ni que les clefs qui me furent confiées, devinssent sur un étendard un signe de combat contre les baptisés ; ni que mon image fût le sceau de privilèges vendus et mensongers [8], d’où souvent je rougis et m’indigne. Sous l’habit de pasteur, des loups rapaces d’ici-haut se voient dans tous les pâturages. O défense de Dieu [9], pourquoi dors-tu ? Les Cahorsins et les Gascons [10] s’apprêtent à boire notre sang : ô bon principe, en quelle vile fin faut-il que tu tombes ! Mais la haute Providence, qui, avec Scipion, défendit à Rome la gloire du monde [11], viendra, je le pense, bientôt au secours [12]. Et toi, mon fils, qui en bas encore, à cause du poids mortel [13], retourneras, ouvre la bouche, et ne cache point ce que je ne cache pas moi-même. »

Comme des flocons de vapeur gelée tombent de notre air, quand la corne de la Chèvre céleste et le Soleil se touchent [14], ainsi vis-je l’éther en haut s’orner de flocons de vapeur triomphants [15], qui là s’étaient arrêtés avec nous. Ma vue les suivait, et les suivit jusqu’à ce que la distance par sa longueur l’empêcha d’aller plus avant. D’où la Dame, voyant que j’avais cessé d’être attentif en haut, me dit : « Abaisse ta vue, et regarde comment tu as tourné. »

Depuis l’heure où j’avais regardé d’abord, je vis que j’avais parcouru tout l’arc que forme, du milieu à la fin [16], le premier climat ; de sorte que je vis au delà de Gadès la route où Ulysse s’engagea follement [17], et à l’opposite le rivage où Europe devint une douce charge [18] : et j’aurais de cette aire découvert un plus grand espace, si le Soleil qui, sous mes pieds [19], allait en avant, n’eût été éloigné d’un signe et plus [20]. Mon esprit, toujours plein de l’amour de ma Dame, plus que jamais brûlait de ramener les yeux sur elle. Et si la nature ou l’art, en humaine chair, ou dans ses peintures, prépare aux yeux des appâts, afin par eux de s’emparer de l’esprit, tous ensemble ne paraîtraient rien, près du divin plaisir où me plongea sa splendeur, quand je me tournai vers son riant visage. Et la vertu que je puisai dans ce regard, m’arracha du doux nid de Léda [21], et impétueusement me poussa dans le ciel. Si uniformes en sont les parties les plus voisines et les plus hautes [22], que je ne puis dire laquelle Béatrice me choisit pour lieu. Mais elle, qui voyait mon désir, commença, si joyeuse et si riante, qu’en son visage il semblait que Dieu jouît : « La nature du monde [23], qui tient en repos le milieu [24], et autour meut tout le reste, commence ici comme de son terme [25]. Et ce ciel n’a d’autre lieu que l’entendement divin dans lequel s’allume l’amour qui le meut, et la vertu qu’il verse [26]. Autour de lui la lumière et l’amour forment un cercle, comme lui autour des autres, et cette ceinture, celui qui le ceint la connaît seul. Son mouvement n’est point mesuré par un autre, mais les autres le sont par le sien, comme dix par la moitié et le cinquième. Et comment le temps a dans ce vase ses racines, et dans les autres ses feuilles, peut t’être clair désormais [27]. O convoitise, qui tellement submerges les mortels, qu’aucun n’a le pouvoir d’élever les yeux au-dessus de tes ondes ! Bien dans les hommes fleurit le vouloir, mais une pluie continuelle fait avorter les fruits [28]. La foi et l’innocence se trouvent seulement chez les enfants ; puis toutes deux fuient avant que les joues soient couvertes de duvet. Tel, encore bégayant, jeûne, qui, lorsque la langue est déliée dévore un mets quelconque en une lune quelconque [29] ; et tel, bégayant, aime et écoute sa mère, lequel, jouissant du plein parler, désire ensuite la voir ensevelie. Ainsi de blanche qu’elle était d’abord devient noire la peau de la belle fille de celui qui apporte le matin et laisse le soir [30]. Toi, pour ne te point étonner, sache qu’il n’est sur la terre personne qui gouverne ; par quoi dévie l’humaine famille. Mais avant que tout janvier sorte de l’hiver [31], à raison du centième qu’en bas on néglige, tellement rugiront ces cercles supérieurs, que la Fortune, si longtemps attendue [32], tournera les poupes où sont les proues, en sorte que la flotte courra dans la voie droite ; et un vrai fruit viendra après la fleur. »

  1. Saint Pierre, saint Jacques, saint Jean et Adam.
  2. Saint Pierre.
  3. Si Jupiter échangeait sa lumière, qui est blanche, contre celle de Mars, qui est rouge, il prendrait cette dernière couleur ; et ainsi le Poète veut dire que Pierre rougit.
  4. De Rome où saint Pierre fut enterré.
  5. Lucifer.
  6. Lors de la Passion de Jésus-Christ.
  7. Allusion aux partis guelfe et gibelin. Dans leurs guerres continuelles et acharnées, les Guelfes portaient sur leurs étendards les armoiries du Pape, où se trouvent les clefs de saint Pierre.
  8. Accordés pour de l’argent sur de faux exposés.
  9. Pour : O Dieu défenseur de ton Église ! Plein de la lecture de la Bible, Dante a emprunté cette apostrophe au psaume XIII : — Exsurge ; quare obdormis, Domine ?
  10. Jean XXI, qui était de Cahors, et Clément V, qui était de Gascogne.
  11. L’empire universel que, selon Dante, Rome devait exercer sur le monde.
  12. Allusion, suivant les uns, à Henri VIII, dont on attendait la venue en Italie, et, suivant le P. Lombardi, à Can Grande.
  13. « Du corps mortel dont tu es encore revêtu. »
  14. Quand le Soleil est dans le Capricorne, c’est-à-dire en hiver.
  15. Le sens est que, « comme sur la terre tombent des flocons de neige, ou de vapeur gelée, des flocons, c’est-à-dire des esprits triomphants, s’élevèrent dans le ciel. »
  16. Du milieu, du méridien, à la fin, à l’extrémité occidentale de l’horizon. — Dante, comme les anciens géographes, place les bornes des climats aux bornes de notre hémisphère qu’il croyait le seul habité.
  17. L’Océan, où Ulysse tenta de pénétrer, et où il périt.
  18. Et à l’extrémité opposée de l’horizon, vers l’Orient, le rivage d’où Jupiter, transformé en taureau, enleva Europe, fille d’Agénor, roi de Phénicie.
  19. Parce que le ciel des étoiles fixes est au-dessus de celui où se meut le Soleil.
  20. Le Soleil, pendant que Dante accomplissait son voyage, était à peu près dans le 22° degré du Bélier, et par conséquent distant des Gémeaux, où se trouvait Dante, de plus d’un signe, c’est-à-dire, du signe intermédiaire du Taureau et d’une partie de celui du Bélier ; une portion de l’hémisphère oriental, vers lequel Dante était tourné, devait nécessairement être privé de la lumière du Soleil.
  21. Du signe des Gémeaux, ou de Castor et de Pollux, fils de Léda.
  22. Celles qui sont le plus près et celles qui sont le plus éloignées. Les manuscrits offrent plusieurs leçons. Nous choisissons celle qui nous paraît offrir le sens le plus clair et le plus naturel.
  23. Ici deux leçons, la natura del mondo, et la natura del’ moto. Quoique celle-ci, plus claire au premier coup d’œil, soit la plus généralement adoptée, nous préférons la première, qui se lie mieux à ce qui suit et nous semble offrir un sens plus élevé, en même temps plus naturel ; car, parvenu dans la neuvième sphère, d’où il embrasse toute la création, Dante paraît avoir dû la montrer, pour ainsi dire, dans son ensemble et sa connexion générale. Selon cette pensée, par la nature du monde on doit entendre l’univers tout entier, la Nature universelle, ce que les Scolastiques appellent natura naturata.
  24. Le centre, occupé, suivant le système astronomique du temps, par la Terre immobile.
  25. Commence ici, c’est-à-dire dans la neuvième sphère qui enveloppe toutes les autres, et forme le terme, la borne de l’univers.
  26. Les impulsions, les influences qui, de lui, se répandent dans les autres cieux.
  27. « Tu peux maintenant comprendre comment le temps a dans ce vase, (dans le Premier mobile), ses racines, son origine cachée, et dans les autres vases (les autres cieux), ses feuilles, c’est-à-dire ses parties, ses divisions, correspondantes aux mouvements visibles pour nous. »
  28. Littéralement : convertit les vraies prunes en bozzacchioni. On donne ce nom aux prunes avortées.
  29. En tout temps, sans tenir compte des prohibitions de l’Église.
  30. Le Soleil, père des êtres, selon les anciens, et générateur de la nature humaine.
  31. Avant la correction Grégorienne, postérieure au siècle où vivait Dante, une légère erreur dans le calcul du temps de la révolution annuelle du Soleil, erreur qu’il désigne par le mot de centième, — négligée depuis la réforme du calendrier sous Jules César, et s’accumulant avec les années, — tendait à déplacer les mois dans leur rapport avec les saisons, de sorte qu’à une certaine époque Janvier aurait cessé d’appartenir à l’hiver, et eût coïncidé avec le printemps.
  32. La plupart des interprètes pensent que Dante veut parler de la venue, attendue alors, de l’empereur Henri VIII en Italie, sur laquelle les Gibelins fondaient l’espérance de leur retour dans leur patrie, et de l’abaissement du parti contraire.