La Domination/01

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 1-16).
II  ►


I


Antoine Arnault riait doucement de plaisir en regardant devant lui l’azur du soir, où chaque marronnier semblait un jardin solitaire et haut.

À demi couché dans la grêle voiture qui le conduisait le long de l’avenue, satisfait, il pensait à soi.

Il se sentait en cet instant le cœur léger et libre. La vie devant lui était si belle qu’il la prenait dans ses deux mains, lui souriait, la baisait comme un visage.

Il avait vingt-six ans. Le second livre qu’il venait d’écrire le rendait célèbre, et, las d’une liaison qui durait depuis trois années, il avait la veille rompu avec sa maîtresse.

Ah ! comme il se sentait empli de force, de plaisir, d’adresse et de mélancolie !

La tête renversée, il regardait le soleil couchant, la cime pâlie des arbres, toutes les douces formes de l’espace et il pensait :

« Il n’est pas de plus verte royauté que la mienne. Je regarde passer les hommes et je suis surpris parce qu’ils passent près de moi sans attention et sans envie. Ils ne savent pas ce que j’ai dans le cœur : s’ils le savaient, ils voudraient toucher mes mains et mes yeux pour être à leur tour enflammés. Je regarde les hommes ; je les méprise parce qu’ils sont simples, débonnaires et affairés ; ceux qui m’aiment ont assez de m’aimer sans que je les aime à mon tour… Les femmes, plus douces et plus fières, m’irritent, mais je joue avec leur secret et leur faiblesse, je sais les limites de la plus sage : le contour de leur âme est comme leur regard, tout cerné de langueur et de désir. »

Et le jeune homme se rappela le visage de sa maîtresse.

Depuis six mois il ne l’aimait plus. Un jour, il avait senti la fin de cet amour comme on sent l’abîme. Il avait lutté, non par tendresse pour l’autre, mais pour se sauver soi-même, pour ne point périr, pour arracher aux ténèbres et continuer, s’il se pouvait, tant de sensations d’adolescence, de rêverie, de confiance et de plaisir. Ce fut en vain. Cette maîtresse maternelle et ardente, dont le dévouement ne pouvait pas changer, brusquement, un matin, sans raison, lui apparut démêlée de lui, seule, soi-même, ayant à parcourir désormais une route descendante, à l’écart de la colline d’or où Antoine Arnault s’élançait. De semaine en semaine, ressentant sa déception sans compatir à l’affreuse douleur de son amie, il l’accoutumait à l’abandon, et enfin, il l’avait quittée, alléguant la nécessité de la solitude ou des voyages pour son travail.

Antoine Arnault était arrivé chez lui. Il entra, prit chez le concierge les lettres qui étaient là, une dont l’écriture ne lui était point connue, et l’autre de madame Maille, sa maîtresse.

Il éprouva, en voyant cette lettre, une tristesse inattendue, et constata ainsi, avec regret, qu’ayant laissé toute la peine à l’autre, il lui en fallait pourtant porter soi-même quelques parcelles. Il ouvrit cette lettre en montant l’escalier, la parcourut, et, arrivé chez lui, s’assit et la relut encore. L’écriture était si lasse, si sourde, si décolorée, qu’elle vacillait comme une voix épuisée : Antoine crut entendre cette voix.

« Puisque je n’y peux rien ! » songea-t-il avec un peu d’emportement, comme quelqu’un qui s’est déjà, plusieurs fois, expliqué.

Pourtant, la pitié l’envahissait ; accoudé à sa fenêtre et regardant la cour de la maison, il imagina cette femme qui, tout à l’heure, tandis qu’il était sorti, venait déposer sa lettre. Il la voyait entrant chez le concierge, dans cet angle de mur froid, et demandant : « Monsieur Arnault est-il chez lui ? »

La concierge avait dû répondre avec brusquerie : « Il n’est pas rentré ; il ne rentrera pas ce soir. »

Et Antoine évoquait les yeux de madame Maille, attachés sur l’épaisse et rude ménagère ; un regard qui sans doute disait : « Vous êtes heureuse, vous habitez le bas de la maison de mon ami ; vous le voyez entrer, sortir ; vous pouvez dire : il est là, ou il n’est pas là ; vous épiez sa vie ; vous êtes comme une servante humble et amoureuse… »

Antoine ouvrit la seconde lettre. Il ne crut pas bien lire, tant la surprise était forte ! Il allait de l’adresse à la signature sans parcourir le texte ; cela déjà suffisait. L’homme le plus illustre de son pays, le plus grand écrivain avait tracé ces mots ! Et lorsqu’il vit que, dans la lettre, à de sympathiques éloges pour son livre se joignait une invitation à venir voir à la campagne, chez lui, le grand homme, Antoine défaillit comme si l’aurore était entrée dans son cœur.

Les mille mouvements qu’il ne faisait pas l’étouffaient. Il eût voulu bondir ou s’anéantir, et, retrouvant par hasard sous sa main la lettre de madame Maille, il l’éloigna.

Sa maîtresse ne lui apparaissait plus que comme une victime étrangère, comme une petite forme humaine qui s’en va de son côté, toute seule dans la vie, selon la loi de tout destin, comme une buée d’automne qui meurt autour de nos pieds…

Ne pouvant se résoudre à passer seul une si émouvante soirée, Antoine alla demander à dîner à son ami Martin Lenôtre.

Il l’aimait. Il lui pardonnait ce qu’il lui reprochait, son humeur douce et les défauts de sa logique.

Martin Lenôtre, âgé de vingt-huit ans, médecin à l’hôpital Lebrun, parfaitement studieux et savant, pensait moins qu’il ne rêvait, et la science que lui-même maniait le surprenait, l’amusait, l’attendrissait comme un miracle. Né dans des campagnes vertes et mouillées, toujours nostalgique de son enfance, il faisait de la médecine avec la douceur d’un botaniste.

Les sureaux, la belladone, l’aconit, blanc et rosé dans les plaines, l’émouvaient, il se sentait troublé comme Rousseau quand il s’écrie : « de la pervenche ! » comme Michelet quand il soupire : « Ô ma gentiane bleue ! ». Il n’avait point de scepticisme, mais il riait avec une grâce naïve de ses doutes ou de ses affirmations. Ce qui n’était point des actes ne lui semblait pas nécessaire, ni important, ni sûr : les paroles étaient le délassement de sa vie énergique et brave.

Lorsque à vingt-sept ans Martin Lenôtre s’était marié, Antoine avait craint de moins le voir. Pourtant leur intimité ne s’était pas trouvée modifiée. Antoine s’amusait seulement de la gravité nouvelle de son ami, qui, uni à une jeune femme insensible et lasse, vénérait en elle tout l’ardent secret féminin.

Ce soir-là, les deux jeunes hommes, après le repas, craignant de fatiguer madame Lenôtre, achevèrent dehors la chaude soirée.

Ils allèrent s’asseoir dans un des cafés étincelants et bocagers du Bois de Boulogne.

« Tout à l’heure, songeait Antoine, je révélerai le secret de la lettre reçue, d’une glorieuse relation… »

Mais déjà Martin l’entretenait d’un professeur, dont la découverte en chimie bouleversait la science, et, offensé que le génie des artistes ne fût pas la seule idole, Antoine se taisait, sentait diminuer son bonheur.

Avec douceur et avec de bienveillantes remarques, Martin Lenôtre observait les hommes et les femmes assis dans ce jardin, autour des tables. Antoine les regardait et pensait :

« Tous ces hommes me paraissent ordinaires ; ils sont, dans cette soirée d’été, sous les lumières, près de la musique, un troupeau las qui se repose… S’il y en a parmi eux qui possèdent une qualité primordiale, une force, elle est sans doute annulée par un défaut qui l’immobilise. Il n’y a que moi de jeune et parfait. »

Antoine regarda les femmes. Il les trouvait impérieuses, arrogantes, satisfaites d’elles-mêmes dans leurs toilettes luisantes et tendues, sous leurs chapeaux de fleurs, avec leur air volontaire et restreint. Mais il les regardait aussi avec sympathie, « car pourtant, pensait-il, elles meurent dans nos bras de désir et de plaisir !… »

Il évoquait leurs tendres plaintes ; il les voyait toujours incomplètes, insatisfaites, penchantes, achevées seulement par les caresses des hommes.

« Le bonheur, pensait-il, qui pour nous est l’ambition, la connaissance, l’analyse et la puissance sur les hommes, c’est nous qui pour elles l’avons dans nos mains, qui le donnons et le reprenons. Que possèdent-elles dont elles soient fières, et qui ne se plie à la servitude de l’amour ? Leurs longs cheveux qui dans l’Histoire semblent royaux, qu’Ophélie morte laissait traîner derrière elle sur l’étang noir, que la reine Bathilde tressait en deux nattes brillantes comme les belles cordes des navires, quel amant impatient ou jaloux ne les froissa, pour renverser plus vite, sous des lèvres avides, un visage qu’il voulait honorer ou meurtrir… »

Et tandis que Martin fumait, causait un peu, Antoine lui répondant négligemment, continuait sa rêverie.

« Oui, pensait-il, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur sort. Elles n’ont pas d’autre réalité que notre désir, ni d’autre secours, ni d’autre espoir. Leur imagination, c’est de souhaiter notre rêve tendu vers elles, et leur résignation c’est de pleurer contre notre cœur. Elles n’ont pas de réalité ; une reine qui ne plairait point à son page ne serait plus pour elle-même une reine…

» Les femmes, concluait-il, ne me font pas peur ; je goûte et je cherche en elles ce que les autres hommes n’estiment pas suffisamment : leur confusion et leur douceur. Mon esprit, ma curiosité, la richesse et la sécheresse de mon intelligence sont sur elles comme des doigts légers et adroits. Que m’importent leurs durs regards, leurs vaines et frivoles paroles, leur précieuse pudicité ? Je tiens leur âme renversée sous mon cœur ; je sais que la musique des violons le soir, le chant du rossignol, le clair de lune et la chaleur de leur propre corps les possèdent comme nous les possédons, tendres victimes qui s’affolent, courbées sous tout l’univers. »

Martin, en souriant, fit remarquer à Antoine un jeune homme et une jeune femme qui, venant s’asseoir à une table voisine, avaient amené leur petite fille de huit ou neuf ans. La lumière suspendue à la branche d’un arbre tombait sur la figure de l’enfant, reculée dans une grande capeline de broderie. Elle avait cet air indifférent des enfants doux, riches et bien élevés.

Antoine Arnault un peu touché, regardait cette petite fille. Il la regardait avec bonté et amusement, et il dit à Martin :

— Martin, cette sage petite fille m’enchante, parce qu’elle semble très timide et très soignée, et, par ses parents, sa fortune, sa délicatesse et son bien-être, préservée de tout l’univers ; et parce que, tout de même, il faudra bien qu’elle soit un jour instruite et coquette, rusée, éperdue et désespérée, perverse et lâche, et, finalement, sans plus aucune, sans plus aucune candeur…

Et comme Martin voulait doucement s’indigner, Antoine Arnault, l’interrompant, lui fit part de la lettre reçue, de sa prochaine villégiature chez l’écrivain illustre.

Martin le félicita. Toute la grâce de son cœur, toujours visible dans son regard, rayonnait. Mais il ajouta : « C’est un esprit qui ne me plaît point. »

Il était tard. Les deux jeunes hommes se levèrent et traversèrent le Bois, se dirigeant vers Paris.

La nuit, entre les branches noires, découvrait son visage mystérieux.

Antoine Arnault se taisait : il se sentait seul et sans joie. Martin se réjouissait du ciel étoilé, de la connaissance qu’il avait des astres, des progrès de la science.

Et Antoine pensait :

« La science qui enivre mon ami, je l’ai connue, je sais tout d’elle, et maintenant nous sommes, elle et moi, comme deux époux qui ne prennent plus de plaisir ensemble : elle n’ajoute rien à ma volupté… »

Martin, reconnaissant du bel été, des proches vacances, dans son cœur religieux bénissait des dieux inconnus.

Mais son compagnon songeait :

« Nuit, rameaux bruissants, Nature, vous n’êtes que dans ma pensée, je vous crée, je vous possède, mais, ô douleur ! je ne serai plus et vous serez ! Ô maîtresse éternelle ! qui ne veut pas mourir avec moi… »

De retour chez lui, Antoine Arnault, solitaire, sentait vaciller ses chances et sa vie. Il souffrait d’être le seul témoin de soi-même. Le silence et la nuit restreignaient sa faible unité.

Il savait qu’il ne dormirait pas ; il prit un livre, mais l’agitation de son cœur et l’indifférence de ses yeux l’empêchaient de lire.

Il tournait les pages, et voici, voici qu’une phrase plus brillante et plus dure se révèle et s’impose !

« César pleura lorsqu’il vit la statue d’Alexandre… »

Antoine regarde ces mots. « César pleura lorsqu’il vit la statue d’Alexandre, parce que, dit-il, je n’ai encore rien fait à un âge où ce prince avait déjà conquis la moitié du monde… »

« César pleura lorsqu’il vit la statue d’Alexandre !… »

Alors l’éclat de ces deux noms divins, ces larmes, ce qu’il y a chez le héros d’humain et de surhumain fondirent le cœur du jeune homme, exaltèrent en lui l’orgueil et l’âpre volonté.

Et Antoine Arnault, empli d’amour, pleura. Il pleura sur ce qu’il sentait en lui de force, et de passion, et de bouillonnement, tandis que la molle nuit, indifférente, sous les arbres de l’avenue continuait sa douce course…