La Domination/02

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Calmann-Lévy (p. 17-43).
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II


Depuis plus de huit jours Antoine Arnault était l’hôte de son maître illustre, lorsqu’il écrivit à Martin Lenôtre. Assis dans une chambre claire, portant par instants, ébloui, ses regards sur la campagne, il rédigeait ainsi sa lettre :

« Ô douceur de la verte prairie, quand juin enivre les abeilles ! Un brûlant crépitement d’ailes est suspendu aux reines-des-prés, aux trèfles fleuris, à l’angélique sauvage. Comment pourrais-je, Martin, t’expliquer cet été ? L’été, c’est justement ce qu’on ne peut pas dire ! Les pelouses et le ciel font deux amoureuses haleines. Chaque arbre est content du monde. Dans cette satisfaction infinie le corbeau doucement traverse l’azur. Il n’est plus de voracité : tout baigne et tout chante… Au loin, les hauts blés remués et défaits semblent le lit de Cérès voluptueuse.

» Par des matinées incomparables, je me promène le long d’une fraîche rivière, auprès de l’homme le plus instruit, le plus noblement inspiré… Ce sont de beaux instants, Martin ; je l’écoute, je le vénère, et, involontairement, je touche le fond de son cœur et de ses moyens.

» Ah ! me dis-je, voici donc cet homme illustre dont l’œuvre vingt fois traduite est aussi douce à l’univers que le miel et que la paix ! Son chapeau est trop large pour son front et lui rabat les oreilles… Il ne regarde pas la nature et ne regarde pas en soi-même : il est occupé de l’impression qu’il fait sur moi… Si son âme un instant s’isole et rêve, sa rêverie est d’un enfant, il apparaît puéril et vieux. Il est à cet âge où les hommes qui ne sont pas bien portants paraissent ne plus garder assez de force physique pour avoir du courage ; leur attitude est aigre et prudente ; ils attendent tout du respect qu’ils inspirent. Il parle, et bientôt ne se croit plus obligé de m’intéresser. Alors, je le considère avec un mélange de douleur et de joie, et je pense : « Le voilà, cet homme unique ! » Certaines phrases de ses livres semblent faites avec la moelle même de l’enthousiasme ; il a parlé de la beauté comme Tibulle pressait contre son cœur Délia ; il a parlé de la sagesse comme Moïse ; les mots qu’il emploie pour peindre la nature sont humides et somptueux, pareils aux lourds cédrats que je vis dans les villas royales de Florence, et qui, entre les branches de leurs petits arbres, étaient glauques, lisses, allongés comme des vases parfaits. Il a parlé de l’Espagne de telle sorte que l’Espagne ne peut plus nous satisfaire ; il a décrit l’ardente Égypte, si aveuglante à midi que les pas d’un homme traînent derrière eux leur ombre comme deux lambeaux noirs ; il a chanté les plaines du Nord, d’où s’élève le soir un vol de vanneaux, et jusqu’à ces petites villes wallonnes qui, exactes, sensibles et compassées, ressemblent à un village de la lune.

» Je le regarde. Pendant que nous nous promenons, la chaleur détend et humecte son visage. Il a été aimé. Les femmes les plus précieuses de son pays l’ayant entendu nommer, lui disaient : « C’est vous, maître », avec la voix de Marie-Madeleine. Et dans des contrées lointaines, de petites filles ignorantes, sauvages et rebelles, se sont débattues sous le poids de son cœur amusé.

» Son peuple l’a aimé ; on l’a choisi et honoré dans d’importantes querelles.

» Il sait sa gloire. Quand il est seul, il écoute son nom ; son nom est autour de lui comme une présence, comme un parfum qui toujours monte et de toute part l’encense. Maintenant cet homme est si triomphant que l’idée de son tombeau lui semble encore éclatante et victorieuse…

» Pourtant, Martin, lorsque je marche près de lui, mon orgueil, loin de s’abattre, s’élève. Je m’écrie : Ah ! qu’importe, je le sens bien, nul être ne m’est supérieur !

» Oui, Martin, les chants du jeune Shakespeare ne l’enivraient pas davantage que ne m’enivrent les parfums de mon cœur.

» La puissance d’enivrement, voilà le bien incomparable pour lequel rien ne nous est utile que nous-même. Dans de sombres bibliothèques, assis jusqu’après minuit, combien de fois n’ai-je pas saisi avec passion les livres les plus fameux, les plus caressés par la faveur éternelle ! je prends ces beaux coquillages, je les tiens un instant contre mon oreille, et je les laisse retomber, car leur mélodie m’a appris quelque chose qui est au delà d’eux-mêmes.

» Martin, le succès que je prévois pour moi lasse déjà mon imagination. Sur quels hommes régnerais-je ? Il faudrait encore que nos esclaves eussent notre propre valeur ; c’est le seul amusement.

» Je songe à l’amour. Il n’y a que l’amour qui prenne totalement notre empreinte : les femmes que nous avons fait un peu souffrir contre notre cœur gardent notre souvenir. Je me rappelle une actrice espagnole que son génie et sa passion rendaient illustre. Son amant l’avait quittée ; elle se souvenait. Ah ! Martin, elle était humble et basse, et toute marquée comme une route sur laquelle un homme a marché ! Âme salubre des jeunes femmes, elle boit nos fièvres, elle en reste saturée, ainsi de douces oranges, ayant aspiré les vapeurs des marais, mêlent ce venin au sucre innocent de leur chair.

» Martin, je veux vivre, je veux vivre et chanter par-dessus les monts et les eaux. Que mon jeune siècle s’élance comme une colonne pourprée, et porte à son sommet mon image ! »

Lorsque Antoine Arnault eut achevé cette lettre, il la relut et en fut satisfait. Il se demandait s’il allait l’envoyer à son ami ou la joindre aux feuillets qui composeraient son prochain ouvrage. Mais comme en cet instant il se moquait sincèrement de la littérature, il l’adressa, sans en faire de copie, à Martin Lenôtre.

Puis, comme l’heure du repas approchait, il s’habilla et rejoignit son hôte. Les réunions de la journée et du soir se tenaient dans une fraîche salle boisée. Celui que l’on vénérait avait sa place près de la fenêtre ; autour de lui, ses deux filles aînées, mariées et maussades, veillaient au bon ordre de la maison ; les deux gendres, dont l’un était officier et l’autre avocat, paraissaient goûter à la gloire de leur beau-père avec cet entrain et cette vulgarité des gens qui font enfin, régulièrement, une bonne chère dont ils n’avaient pas l’usage.

La plus jeune fille du maître, qui s’appelait Corinne, et qui, âgée de dix-huit ans, était d’une beauté charmante, retenait les regards d’Antoine Arnault, lequel pourtant désespérait d’entendre sa voix ou de la voir sourire, tant elle était sage, furtive et modérée.

Aussi, privé du plaisir qu’il eût eu à s’entretenir avec elle, Antoine Arnault reportait avec amertume son attention sur le petit groupe qui formait l’entourage de l’homme illustre. Il y avait là des camarades de sa jeunesse, âgés d’une cinquantaine d’années. Les plus sots étaient avec lui familiers, et les autres trop timides. Il y avait les écrivains de quarante ans, plus vaniteux de leur métier, de leur situation, de leur futile et adroit labeur que le grand homme ne l’était de son génie. Ceux-là parlaient de la poésie, du roman ou du théâtre, avec le ton soucieux et l’assurance de personnes chargées de la conduite définitive d’un genre où elles pensent exceller.

Antoine Arnault les méprisait, fumait ses cigarettes à l’écart de ce groupe, et ne se rapprochait du grand homme que quand il le voyait solitaire. Alors, assis auprès de lui, timide et audacieux comme un enfant qui distrait un roi, il l’interrogeait à sa préférence, et la dévotion que lui inspirait ce front lumineux se mêlait de rire et d’impiété quand le jeune homme se sentait forcé d’élever la voix pour satisfaire l’ouïe affaiblie du vieillard.

Il rougissait de s’entendre prononcer à voix si haute des paroles qu’il jugeait insignifiantes et propres à le rendre ridicule, et, contrarié en même temps qu’amusé, il pensait avec impertinence : « Je parle à un homme de génie, mais je parle à un sourd. »

Quelquefois, Corinne venait s’asseoir auprès de son père et d’Antoine Arnault. Dans ces instants-là, Antoine souhaitait que, par une chance qu’il ne prévoyait pas bien, l’homme admirable l’entretînt du petit livre dont il était si fier, et pour lequel, d’ailleurs, son hôte l’avait complimenté et attiré chez lui. Mais il ne lui en reparlait jamais, et, un jour qu’Antoine avait fait allusion à un épisode qui s’y trouvait conté, il avait surpris le regard du maître distrait et insensible.

Le jeune homme eût aimé attirer l’attention de Corinne et l’éblouir. Que pouvait-il faire pour gagner sa sympathie ? Généralement, il lui disait, vers le milieu de la journée « Je vais travailler. » Elle souriait et ne s’étonnait pas. Une fois, il lui dit « J’ai relu ces jours-ci tous les livres de votre père. » Elle parut plus touchée.

D’autres fois, il la taquinait, mais il n’était point habile à cela, car, dans la méfiance et l’essai, il avait l’esprit un peu rude et grossier, et il ne pouvait témoigner sa délicatesse que dans l’autorité et ce qu’il appelait en riant sa clémence.

D’ailleurs, ayant pendant quelques jours réfléchi au parti qu’il aurait pu tirer de l’amitié de cette jeune fille, il vit bien qu’il se contenterait de son indifférence.

« L’épouser, y pensais-je ? songeait-il à présent. Je suis à l’âge où l’on ne limite pas la vie ; le nom glorieux que porte en outre cette enfant m’eût par moments affligé… Décidément, je n’ai rien à faire d’elle », conclut-il.

Et bientôt Antoine Arnault ne témoigna plus à Corinne que cette politesse élégante et froide qu’il était toujours fier de marquer.

Il écrivait à Martin des lettres peu à peu maussades, et s’irritait de recevoir de son ami de longues épîtres heureuses, pareilles à ces narrations enfantines des vacances, où tout prend de l’imprévu, du soleil et de la gaieté.

« Je le vois, pensait Antoine Arnault, je le vois, champêtre et correct, assis auprès des siens dans le jardin familial. Il sourit à ses parents, à ses neveux, à la vieille servante ; il tient la main d’une de ses sœurs et l’interroge avec bonté. Il n’a de rigueur et de tenue sociale que ce qu’il croit être de la bonne éducation ; mais son âme spontanée et naïve, son âme active et pure s’échappe, s’élance, porte secours, s’ébat et se mêle aux autres. Il est délicat, et pourtant rude, juste assez pour ne point s’effrayer de la rudesse : ses mains touchent toutes les mains sans s’étonner du contact…

» Cher Martin, pensa Antoine Arnault, la dureté de la vie, et ta science, n’ont point prévalu contre la douceur de ton sang et contre les histoires que ta mère te contait, assise sous le frais feuillage, quand le laurier, au soleil tombant, fait une ombre noire sur les cailloux, et que le taureau rentre à l’étable, féroce et humilié, par la porte basse.

» Ta femme est près de toi ; elle te semble charmante et inépuisable ; tu ne regardes plus qu’elle, mais, avant elle, toutes les femmes te semblaient charmantes, parce que ton cœur est respectueux. Moi, Martin, je ne suis pas, comme toi, respectueux de toute la vie ; je suis respectueux de la douleur, du malaise aimable, de l’inquiétude de tous les petits êtres qui cherchent leur providence. Les oiseaux des Iles, que Corinne nourrit dans une cage, m’attendrissent, parce qu’ils ne savent plus où est la chaleur et le bonheur ; et ils tremblent, et nous regardent. Et Rarahu aussi m’attendrit quand Loti nous dit d’elle que, brûlée de phtisie et de langueur, elle voulait « tous les marins, tous ceux qui étaient un peu beaux ». Douce animalité qui, cherchant le sens de la vie, ne trouve que le plaisir !… »

Lorsque Antoine Arnault s’était ainsi représenté les attitudes de son ami et son paisible bonheur, il songeait à sa propre enfance, à la petite ville où il était né ; à son père et à sa mère trop différents de lui ; à son adolescence délicate, envenimée de fièvres et d’insomnie, tandis qu’il faisait ses études au lycée de X… et que, blessant ses camarades par son dédain et son silence, il pleurait pourtant le soir de mélancolie, en évoquant le chant du pâtre dans la plaine… Être le maître, et le maître des plus forts et des meilleurs ; être celui qui commande et qui flatte, et qui, retiré le soir dans la solitude de son cœur, pense : « Hommes, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » être celui enfin en qui chantent le plus fortement les légendes mortes et le fier avenir, voilà ce que souhaitait ce jeune David, qui, debout devant l’immense force, appelait et provoquait la Vie.

« Je n’ai point perdu mon temps, pensait Antoine Arnault comme il réfléchissait ce soir-là à son sort ; à vingt-cinq ans, un livre de moi fut bien reçu, et l’autre m’a valu l’honneur d’être ici. Ma jeunesse, mon audace, le désir et le mépris que j’ai de plaire attirent sur moi des regards intrigués. Le maître vénéré dont je suis l’hôte n’a point, il est vrai, tant de finesse qu’il puisse deviner en moi son rival, mais il goûte la forme de mon esprit et suscite volontiers ma conversation… Quant aux femmes, si je ne suis point aimé de cette petite Corinne, c’est qu’elle est sotte et insensible, et si, tout à coup, l’envie me prenait de voir un visage se troubler pour moi jusqu’à mourir, je n’aurais qu’à m’arrêter un de ces jours chez madame Maille.

» D’ailleurs, que fais-je ici ? pensa Antoine Arnault avec un peu d’aigreur, car il constatait qu’il ne goûtait pas dans cette demeure la situation prépondérante qu’il jugeait seule tolérable, et que généralement la solitude lui donnait. Voici un mois que je loge chez un maître que je respectais davantage quand je ne le connaissais point ; le don qu’il m’a fait de sa présence me prive de la vénération qu’il m’inspirait ; il est mon débiteur, mais je pense écrire sur lui un petit essai aimable, sincère, aigu, et nous serons quittes.

» Était-ce, continuait-il, — car il se libérait déjà en portant son séjour dans le passé — était-ce une vie digne de moi ? Je me voyais contraint de sourire à chaque parole de mon hôte et d’être de son avis ; si je me hasardais un instant à ne pas l’être, c’était pour mieux lui rendre les armes… Les deux gendres, qui ne font pas de littérature, me considéraient comme quelqu’un venu pour bien manger, et ne cessaient d’attirer mon attention sur les mets.

» Les hommes de roman et de théâtre que je ne flattais point me regardaient comme un débutant naïf lequel cherche à se passer d’eux, mais ne saurait aller loin sans leur secours. Les deux filles mariées, apparemment de prudentes ménagères, faisaient sans doute entre elles le calcul de ce que coûterait à la famille mon séjour qui se prolongeait, et, enfin, l’aimable Corinne me voit sans en être intriguée ni troublée… »

Antoine Arnault prit la résolution de quitter la demeure illustre où il vivait depuis plus d’un mois. Après le dîner, ce soir-là, comme tout le petit groupe était assis devant la maison, près des pelouses que l’ombre envahissait, Antoine Arnault annonça timidement qu’il repartait pour Paris. Il demanda à son hôte la permission de prendre congé de lui le lendemain ; il le remerciait, avec gravité et embarras, du bonheur qu’il avait eu à partager son existence. Et, en effet, il goûtait en ce moment, avec une précieuse tristesse, la saveur de cet instant humain, la forme de cet homme que les honneurs des villes avaient rendu insigne et glorieux, et qui, dans la fraîche énigme de la nuit des jardins, n’avait de soutien que lui-même et que les tendres filles appuyées contre son cœur. Qu’était-il dans la nuit grise et scintillante ? un être chétif et diminué qui va se mêler à la mort. Corinne, au travers de l’ombre qui altérait les voix, qui leur donnait un accent falot et déprimé lui demandait par instant « Tu n’as pas froid ? » Il répondait « Non », comme quelqu’un qui pense au froid éternel.

Les géraniums et la verveine répandaient dans l’obscurité une odeur mystérieuse, échappée de leurs cœurs fermés. Quelque chose bougeait dans l’air, des insectes, un oiseau, un peu de vent.

Et Antoine Arnault, immobile, glacé, éperdu de rêverie et de tristesse, goûtait cette mélodie, ce silence, cet abîme, ces vies, toute la vie, et sentait monter à ses lèvres le goût du désir doux et funèbre… Il regarda auprès de lui, et vit Corinne qui était assise là il sentit qu’elle le regardait.

Il lui dit :

— Je pars demain.

Elle répondit :

— Ah ! — comme un enfant qui s’est fait un peu mal.

Elle se tut, et puis demanda, en faisant effort sur elle-même :

— Est-ce qu’il faut que vous partiez demain ?

Il répondit :

— Oui, — d’un ton définitif dont il fut satisfait.

Elle sentit qu’elle ne pouvait plus rien dire.

Regrettant sa brusquerie et la confusion où elle avait mis la jeune fille, il lui parla avec bonté, il l’interrogea sur ses études, sur ses occupations ; il lui donnait des conseils pour la vie, le caractère et le bonheur, — jeune professeur qui touche à l’éducation des femmes comme on corrige un devoir aimable.

Elle disait « oui » à voix basse ou bien se taisait.

Un coup de vent plus vif ayant rafraîchi l’atmosphère, on se leva pour rentrer.

Comme on se quittait, au bas de l’escalier qui menait vers les chambres, Corinne souhaita le bonsoir à son père et aux autres personnes, et affirma qu’elle ne prendrait pas froid à rester encore quelques instants dans le salon, penchée à la fenêtre noire.

Antoine Arnault la quittait à regret ; quand il se trouva dans sa chambre, il pensa à laisser la porte ouverte sur le vestibule, afin de voir passer la jeune fille au moment où elle remonterait chez elle.

Il alluma sa lampe, il prit un livre et s’assit.

Il lisait les dernières pages d’Atala et puis il lut René. Les hautes phrases mélodieuses frappaient son cœur, en même temps qu’un subtil ennui, le sentiment d’une beauté morte décomposaient son plaisir.

« Pourtant, soupirait-il, Chateaubriand ! vous êtes l’orage et le héros, le pur contour et les sommets ; vous êtes le vase dans la nuée !

Un bruit de pas retentit, une robe légère remuait, la jeune fille montait l’escalier. Antoine l’attendit, le visage penché sur son livre.

Corinne en avançant vit la lumière ; elle voulut passer, s’arrêta pourtant, et, avec embarras, elle dit :

— Vous avez de la lumière…

Il répondit, s’étant levé :

— Je lisais.

Et comme elle allait se retirer, il saisit le livre sur la table, s’approcha d’elle, reprit :

— Oui, je lisais cette page émouvante : « J’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente. Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m’élevais sur la montagne appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future… »

Corinne l’écoutait. Elle avait un regard qui absorbait toutes les paroles du jeune homme et ne choisissait pas.

Antoine Arnault se sentit troublé par un visage si immobile et si docile, et pourtant, lorsqu’elle voulut une seconde fois se retirer, il la retint encore, et, lui montrant la fenêtre ouverte :

— Voyez, lui dit-il, comme la nuit est charmante…

Ils s’approchèrent ensemble de la fenêtre. Antoine Arnault, en contemplant l’espace étoilé, auprès de cette âme pensive, ressentait surtout la nostalgie de tous ces petits mondes brillants où il ne pénétrerait pas et ne deviendrait pas célèbre.

La jeune fille, silencieuse, dirigeait ses regards sur l’ombre, sur les étoiles, comme faisait Antoine Arnault. Elle aspirait dans son cœur la nuit déserte, où se mettent à vivre mille petites âmes froides qui sont hostiles à l’homme : l’âme du peuplier et du saule humide ; l’âme de la grenouille, de la lentille d’eau et de l’émouchet assoupi…

Elle fit un mouvement avec ses deux mains, ses deux bras tièdement parfumés, et Antoine Arnault l’observant, s’aperçut qu’elle pleurait. Elle pleura d’abord lentement, puis avec une lâche et douloureuse violence, comme un orage éclate, comme un cœur crève de poésie…

Elle avait saisi le bras du jeune homme et elle pleurait sur sa main ; elle le tenait comme quelqu’un qui se noie retient la rive, elle le serrait d’une étreinte dont la force par petits coups croissait.

Il était plein de pitié, de douceur. Il regardait discrètement et sans curiosité cette peine abondante, cette force de vie qui courait sur ce jeune visage, il eût pu dire à ces larmes : « vous pensez être douloureuses, et pourtant vous entraînez, comme un torrent d’été, de la chaleur et des fleurs, les reflets de la colline et de la lune mince, car c’est votre jeunesse et votre ardeur, ô petite fille ! qui roulent sur vous comme l’eau sur de clairs galets… »

Mais il lui parlait timidement, et elle répondait : « Ah ! monsieur… » en soupirant au travers de ses lourdes larmes ; et bientôt il la vit qui chancelait, épuisée, étourdie, molle et brûlante.

Il eut peur ; doucement, respectueusement, il la prit dans ses bras, — il la portait vers le lit. Si craintive qu’elle fût, elle ne se défendait pas contre cette bonté, et, en vérité, la bonté d’Antoine Arnault, en cet instant, était secourable et pure ; c’était une âme qui enveloppe une autre âme et qui lui dit : « Vivez, ma sœur… »

Il ne la touchait pas et restait éloigné d’elle. Elle, couchée de côté, regardait avec défiance, avec douleur, la longue nuit noire et brillante.

Elle poussa un soupir plus profond, éclata de nouveau en sanglots, appela le jeune homme, le regarda, prit sa main, et, de force, l’appuya sur son cœur.

Violent et chaste, ce jeune être innocent pensait que les caresses ne posent que sur l’âme ; il lui semblait qu’elle appuyait cette main sur son rêve, sur les hautes vagues de la douleur. Mais Antoine Arnault, voluptueux et curieux, les doigts glissant sur ce jeune sein, épiait, de son regard rapproché, les yeux qu’il voulait troubler ; — et la jeune fille s’arrêta de pleurer ; hostile, surprise comme un être qui entend, qui voit quelque chose qu’il ne savait point, elle tourna plusieurs fois la tête entre ses cheveux mêlés, — âme qui oscille et tente la dénégation — et bientôt Antoine Arnault, avide et penché sur elle, vit que le plaisir naissant faisait glisser toutes les lignes de ce visage, et tordait, doucement, la douce bouche enivrée… Alors, ému, reconnaissant, effrayé, généreux et satisfait, il souleva la jeune fille, il lui dit : « Allez-vous-en, je vous en prie, allez-vous-en », et, comme elle n’avait plus de force et plus de volonté, il la soutenait, la conduisait chez elle ; il l’assit, s’agenouilla, lui couvrit les doigts de baisers, lui dit « Adieu ! adieu ! » Et, de bonne heure, le lendemain, il partit sans l’avoir revue.