La Domination/03

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Calmann-Lévy (p. 44-67).
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III


Étendu dans le wagon, une de ses mains délicates jetée sur ses cheveux serrés, sur la joue droite de son net et brun visage, Antoine Arnault voyait, au bord de la fenêtre, courir les paysages, les vertes têtes touffues de la forêt, et toute cette nature caressait son regard. Le soleil aveuglait. Antoine, les yeux blessés, le contemplait avec amour. « Soleil, pensait-il, c’est toi qui enseignes aux hommes le sentiment de gloire et d’élévation. Tu es le principe de l’or. Tu m’exaltes et me fais rire de ce rire qu’ont les jongleurs qui rattrapent leurs balles, car tu me défies, mais je te vaincs à force d’amour… Vois ma chaleur. Mon sang passe dans mes veines comme des gazelles qui se courbent et se relèvent. Un poète fait dire à la reine Cléopâtre : « Mes lèvres retenaient captive la bouche du monde. » Je te tiens ainsi entre mes lèvres ! Quand je ne serai plus vivant, tu auras beaucoup perdu, car je goûtais et j’honorais tous tes moyens ; je sais comment, en été, au travers des volets de bois et des rideaux de perse lisse, tu extrais d’une chambre froide des mélancolies passionnées et des murmures de roses sèches. Je sais comment tu te poses sur le bord d’un chapeau de jeune fille, comment tu éclaires dans l’azur la poursuite de deux papillons délicats, qui se précipitent et tombent avec cette abrupte et rapide violence que dut avoir dans l’espace la chute des Titans. Je sais comment tu adoucis ta joue de la pêche au verger, comment tu rends limpide le silence…

» Lorsque je serai mort, tu chercheras en vain le cœur de ton amant, mon cher soleil abandonné ; mais moi je serai une parcelle de ce néant où entrent toutes choses, et ainsi j’accueillerai en moi l’Univers expirant… »

Antoine Arnault ne goûtait pourtant pas cette hautaine espérance. Le sentiment de sa mort l’affligea, il détourna ses pensées…

Sans doute le jeune homme eût trouvé triste son retour à Paris dans cette molle semaine de juillet, l’aspect de la ville, les dîners dans le court jardin des restaurants des Champs-Élysées, formés par la haie des lauriers-roses sur le bleu profond du soir, s’il n’avait eu pour se distraire le sentiment de sa notoriété, et le plaisir que lui causait la connaissance qu’il fit, chez une amie aimable, d’une jeune femme étrangère.

Antoine, familier avec elle au bout de quelques jours, car elle était précieuse et alanguie de littérature, profitait de cette saison déserte pour la voir, la connaître, la garder.

Cette jeune femme veuve lui avait plu dès l’abord, dans le salon où elle se tenait, voyante et remuante, près d’une autre jeune personne trop discrète, et, semblait-il, attentive à ne penser à rien.

En entendant nommer Antoine Arnault, elle avait ressenti une émotion véritable. Elle se sentait, en effet, comme elle le disait, confuse et fière. Étant extrêmement coquette, elle se persuadait qu’un écrivain de talent portait un remarquable intérêt à la grâce des jeunes femmes, à leurs toilettes, à leurs ruses.

« Voilà, pensait-elle, mon spectateur. »

Et Antoine Arnault, que le sérieux frivole de ce jeune être amusait, se pliait sans difficulté à sa légère autorité, à toute sa gracieuse tempête.

Dans les restaurants retirés où il l’emmenait le soir, et tandis qu’il observait la douce harmonie de son visage, de sa robe, de ses colliers, il riait de l’entendre raconter sa vie, avec une voix ardente et emportée, où l’on ne distinguait point si elle essayait d’établir la dignité de son existence solitaire ou l’évidence de ses tendres succès.

Cette nerveuse créole avait dans le cercle de ses relations une place favorisée ; on attribuait au climat de son île natale ses plaisants emportements, et on lui tenait compte d’un deuil conjugal qu’avec une facilité d’émotions multiples elle déplorait encore sincèrement.

Antoine Arnault s’amusait de voir le sang animal et sauvage affleurer sans cesse à cette fragile peau. Il riait avec un peu d’impertinence des raisonnements de la jeune femme, de ses exigences, de ses plaintes et de ses bouderies, mais pourtant s’émouvait jusqu’à la méditation quand il l’entendait souffrir, comme le jour où, le visage percé de douleur, elle avoua : « Quand je serai moins jolie je ne pourrai plus aimer que les hommes qui m’aimeront, et je préfère ceux qui ne font que me désirer… »

Au bout de dix jours d’empressement, de flâneries, de chauds et adroits soupirs, Antoine Arnault retint entre ses bras cette jeune femme folle et chancelante ; il riait, avec un âpre plaisir, de la voir secouée de tendre rage, étirer de ses deux doigts vifs sa bouche passionnée, et ressembler ainsi à un pâtre de Sicile qui, renversé, chanterait encore dans ses pipeaux…

Elle dominait le jeune homme. Ironique, Antoine contemplait en lui-même l’importance qu’il accordait en ce moment à ces aimables ébats, à la volonté et à l’humeur de sa maîtresse.

« C’est, pensait-il, que cette jeune femme nourrit mon imagination. Ses propres moyens sont faibles, mais je les transpose, et le soir, quand elle n’est que fatiguée et qu’elle bâille à la fenêtre, je crois la voir soupirer comme Doña Sol, devant l’oppressant silence de la nuit romantique… »

D’ailleurs, il essayait sur elle son caractère, il aiguisait son amertume, sa tristesse, il jouissait de la vanité un peu gonflée de son amie, et alors de considérer sa faiblesse ; il la regardait aller et venir, petite reine et petite esclave, qui exige la déférence pour son orgueil, et supporte la honte, pour son plaisir.

« Les femmes, songeait-il quand il cédait à ses volontés et qu’elle en triomphait trop vite, les femmes sont des colombes attachées avec un long ruban ; elles se croient libres parce qu’elles n’ont pas été au bout du fil qui les tient. »

Il n’était pas sûr qu’elle lui dît la vérité lorsqu’il la questionnait sur son jeune passé. Elle affirmait qu’Antoine était son premier amant, mais d’autres fois elle souriait et répondait avec hésitation, cherchant instinctivement à troubler davantage, à satisfaire davantage.

Et Antoine Arnault, par ce mois d’été, savourait cette maîtresse charmante avec un plaisir aigu et bien réglé, ainsi qu’il goûtait son sorbet à cinq heures, et le déploiement d’un store d’osier vert devant le soleil.

Par moments, pour délivrer sa renaissante mélancolie, il instruisait la jeune femme dans l’art de ne point jouir du présent. Au restaurant, le soir, dans l’atmosphère lasse et langoureuse, cependant qu’elle exigeait du garçon qui les servait l’intelligence la plus rapide et beaucoup d’égards :

— Voyez, lui disait-il, mon amie, comme ce moment n’est point parfaitement agréable ! Je n’y jouis ni de vous, ni de cette douce nuit. Je pense au passé, à l’avenir. Ce feuillage, ces graviers, ce silence, ces laiteuses lumières, cet infini me font songer à une pareille soirée que je ne goûtais pas davantage, il y a une année. Et maintenant, cette soirée morte m’enivre, m’éblouit divinement, tandis que vous m’êtes à peine un léger ver luisant qui éclaire le gazon du soir… Pourquoi aucun spectacle n’est-il identique à soi-même, mais identique aux instants disparus ! Ce jardin de cabaret, tel que vous le voyez, me rappelle encore une nuit de Constantinople, où le firmament avait cette couleur, où l’on entendait une flûte semblable à cette flûte, où une jeune danseuse de Stamboul avait comme vous un collier d’or rond et des mains qui paraissaient brûler. Ah ! mon amie, ajoutait-il, comme je vous aimerai dans un an, quand, auprès d’une autre jeune femme, je regretterai sans doute ce moment-ci et ma jeunesse antérieure…

La jeune femme, ainsi attristée obscurément, cherchait dans son sac de soie un petit miroir, contemplait son visage, la richesse de son cou doré, assurait ses bracelets à son poignet, essayait de se sentir, contre ce vent de destruction, belle et doucement armée.

Et Antoine la ramenait chez elle, montait avec elle dans sa douce et chaude maison feutrée, et, sur un lit près duquel mouraient des roses, la pressait contre lui avec des larmes de solitude, froissait et frappait cette âme, comme si elle eût été la petite porte d’or du royaume du monde, où il lui fallait entrer…

Ayant relu un soir quelques pages d’Hernani, et ces lignes où l’Empereur s’écrie :

… Éteins-toi, cœur jeune et plein de flamme,
Laisse régner l’esprit que longtemps tu troublas,
Tes amours désormais, tes maîtresses, hélas,
C’est l’Allemagne, c’est la Flandre, c’est l’Espagne !

Antoine Arnault ne pensa pas qu’il pût continuer à vivre oisivement, à s’assoupir, ainsi qu’il le faisait, entre les tendres cheveux et les mousselines nuancées de son amie.

— Je pars, dit-il à la jeune femme ; je vais aller voir une place nouvelle de la terre, la fraîche et claire Hollande où je pense fortifier mon âme. Mais je ne saurais me passer de vous, qui êtes ma tulipe jaune et blanche, et le petit moulin que j’aime au bord de la mer.

La jeune femme accueillit ce projet avec passion et frivolité. Elle décida que son ami l’accompagnerait dans la vive voiture qu’elle avait, qui, rapide comme une source, parcourait joyeusement les routes.

Craignant de la compromettre, il n’osait accepter, mais elle le convainquit qu’étant libre, elle goûterait sans danger et avec beaucoup d’orgueil le plaisir d’avouer un jeune amant déjà célèbre.

Ils partirent donc.

Ils connurent les longues journées désaltérantes, où l’air, en plein visage, est frais et bleu comme un matin qui s’éveille entre des sapins, sur la montagne. Ils connurent la différence des paysages, la force de la verdure, qui ici est vive et là penchée, les détours des rivières et les changements des habitations des hommes.

Ils connurent jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’étourdissement, jusqu’au malaise et jusqu’à la fatigue et l’obsession, la route blanche qui se précipite dans un arceau d’azur.

Ils s’amusèrent des villes traversées au milieu de l’intérêt et de la bonhomie des paisibles habitants ; ils goûtèrent l’accueil et l’emphase du petit hôtel éveillé où l’on passe la nuit : Hôtel de l’Écu-d’Or, hôtel d’Occident, hôtel des Rois, hôtel des Voyageurs…

Ils connurent la mélancolie des repas dans les salles à manger basses et enfermées, décorées au mur de la tête du cerf ou du sanglier ; et quelquefois, Antoine, ému de voir la jeune femme joyeuse, affairée, et toujours vêtue de soie et de ses bijoux tandis qu’il sentait son cœur descendre dans l’abîme et toucher la mort, l’embrassait avec reconnaissance et lui disait :

— Vous êtes mon âme.

Quoiqu’elle dirigeât le voyage, avec une capricieuse et déraisonnable fantaisie, Antoine exigea qu’on visitât les chemins de la Meuse, les plaines, les vallées où son pays, plusieurs années avant qu’il fût né, avait connu d’ardentes blessures.

Certes, son éducation, sa culture, son amour des mondes, jeté comme des bras autour de l’univers, sa vision d’un avenir pacifique lui rendaient hostile un étroit patriotisme, mais ici cet orgueilleux cherchait à revendiquer, à établir la suprématie de sa race.

Dès le départ, ce matin-là, sur les routes qui les conduisaient à Sedan, Antoine s’était isolé ; détaché de son amie, reculé en soi-même, il excitait son imagination.

Devant lui, près de lui, les fraîches plaines, les hauts arbres, les haies buissonneuses, dénouées et retombantes, soufflaient la verte odeur de leur énergique vie, et, tout couvert de cet émouvant paysage, Antoine Arnault, avec ferveur, s’adressait à sa patrie.

— Vous n’êtes point, ô mon amour, lui disait-il, le seul beau pays de la terre, mais vous êtes le seul qui me soit parfaitement agréable. Vous possédant naturellement, je ne puis choisir que vous. Vos collines, vos arbres, vos prairies, les lignes de vos herbes et de vos eaux ont une volonté secrète qui compose votre unité, votre forme, l’expression de votre visage, et qui compose aussi mon être. Les petits sapins de Germanie, bien rangés sur leurs routes nettes, ne peuvent pas me servir à écrire sur l’espace votre nom et le mien, tandis que les joncs élancés de l’Isère, les pins de l’Estérel, les sables amollis du Rhône annoncent également au monde notre sensibilité.

» Ah ! que j’aime mon cœur et votre gloire ! pensait encore Antoine Arnault, tandis que, les yeux fixés sur l’histoire de son pays, il établissait, dans l’azur, l’arche idéale qui va des premiers jours de France à la Révolution, à l’Empire.

» Oui, songeait-il, je vais te quitter encore, je vais visiter d’autres lieux, que j’ai aimés, que j’aimerai ; mais, étranger au bord des eaux douces d’Asie où passent en barques aiguës des jeunes femmes voilées, étranger sur les douces collines de Fiesole, avec quelle ardeur ne retrouvais-je pas mon pays ! avec quelle impatience ne lui criais-je pas, dès avant les frontières : Viens, accours ; j’accours, ô ma terre ! ton soleil m’enivre, et tes brouillards, tes buées ne me font pas peur. Tu n’es pas perfide : tes aulnes frais, tes aubépiniers aux branches étendues et les hautes mauves de tes vergers, voilà mon naturel été. Désaltère-moi, berce-moi, vois comme les roses de Pise ont mis de brûlures sur mon cœur. »

Cependant, la jeune compagne d’Antoine, inattentive au visage de son ami, retenait autour d’elle un manteau de soie gonflé que le vent de la course lui arrachait vivement, regardait avec sévérité la poussière de la route, se sentait froissée par l’odeur des étables ou des sèches betteraves, enfin souffrait aimablement…

… Un chant de clairons éclata soudain, musique invisible, partie, semblait-il, du flanc d’une colline pierreuse, et bientôt, sous le jaune soleil, apparut, aride et brûlée, la petite ville de Sedan.

Antoine eut le cœur pressé :

« La voilà, pensait-il, la ville offensée, celle dont le nom n’est point joyeux, et déjà, dans mon enfance légère, me frappait par sa sonorité mate et brisée. C’est vous, Sedan ! Ah ! que j’étais allègre et libre, et voici que, dans vos rues, je porte sur mes épaules, comme un poids étouffant, la victoire étrangère. »

Antoine Arnault regardait les rues chaudes, paisibles, les maisons en pierre jaune, les unes humbles et vieillies, et d’autres, dans de petits jardins à l’écart, lourdes et ornées de balcons arrondis, d’épaisses et rudes sculptures.

« Ah ! soupirait-il, je ne pense pas qu’on soit heureux ici : comme on étouffe ! Oui, comme on étouffe, continuait-il tandis que la jeune femme l’ayant entraîné dans la triste salle à manger de l’hôtel, commandait le repas avec la minutie d’une personne délicate qui ne veut pas prévoir le précaire et la privation provinciale. Certes, la vie dans cette petite ville armée doit être comme par toute la terre, et, selon les heures du jour, puérile, affairée, modique et voluptueuse, mais peut-on y connaître la légère ivresse, l’insolente insouciance ?… L’adolescent qui remporte un prix, le jeune homme qui presse les doigts de la jeune fille qu’il a choisie, tous ceux enfin qui montent à la vie, qui courent vers le laurier empli d’azur, ne se sentent-ils point soudain oppressés ? Ah ! doivent-ils dire en portant les mains à leurs tempes, qu’y a-t-il encore, qu’est-ce qui me retient et m’appelle ? Quelle affaire d’honneur qui n’est point réglée ? Nulle philosophie ne prévaut contre ma tristesse : la vengeance du Cid ne laisse plus de repos à mon cœur… »

Ces pensées, qui surprenaient Antoine Arnault, qui étaient pour lui nouvelles, car il avait le goût d’établir, quand il faisait des vers, que son âme était

De l’éternel azur et du milieu du monde,

ces pensées l’occupèrent, s’accrurent encore pendant la promenade, lorsqu’il aperçut, au croisement de deux routes brûlantes, la maison blessée de Bazeilles.

Fraîche, petite et pauvre, maintenant apaisée, elle est là, percée de balles qui font dans ses murs, son plafond, ses volets, les battants de son buffet ciré, de petits tunnels nets et obliques, où entre, des deux côtés, la lumière.

Un ancien soldat, qui vieillit là, raconte toute l’histoire, qu’Antoine connaît bien, mais il l’écoute. Gagné par la colère, le défi, et pourtant étreint d’universelle pitié, il pense à la guerre misérable, à cet ouragan où la pierre, le fer, les murs et les maisons ne sont point solides, où c’est l’homme qui fait le plus sérieux rempart, l’homme tendre, découvert, dont le cœur est placé faiblement entre les os de la poitrine, mais qui, cassé, saignant, mourant, peut encore haïr, peut encore ôter la vie.

Ôter la vie !

Antoine Arnault se sent étourdi d’un vertige qui attaque sa raison.

Ôter la vie ! quand l’univers se penche en pleurant sur la douleur ; quand le malfaiteur, blessé à son tour, n’est plus un malfaiteur, mais celui à qui l’on dit : « Voici du chloroforme, vous ne sentirez point qu’on extrait une balle de votre plaie » ; quand, du criminel qui expie, on demande : « A-t-il souffert ? »

Ôter la vie, quand il n’y a que la vie !

« Pourtant, reprenait Antoine Arnault, en regardant sur les murs les pancartes allemandes, les injonctions allemandes, je n’accepte point cela. Je n’accepte pas cet ordre du général ennemi qui établit en France le cours de l’argent étranger. Je n’accepte pas, le soir du 14 Septembre, en 1870, de ne point me montrer dans la rue ; d’éclairer mes fenêtres. Je n’accepte aucun ordre qui ne me vient de moi-même, de ce qui constitue mon unité et ma personne éternelle, je veux dire de mon pays.

» Hélas ! songeait Antoine, qui m’éclairera sur ces deux nécessités de l’être : l’intelligence et la colère ? L’intelligence repousse la guerre ; elle lui dit : « Tu n’es pas seulement haïssable et révoltante, mais tu es puérile, petite et difforme. Vois tes folies et ton désordre : une demi-journée d’héroïsme, quelques heures pendant lesquelles des hommes, guettant, traquant d’autres hommes comme on traque un renard, ont eu les joues chaudes, les sens aigus, l’emportement des enfants qui luttent, et les voici morts à vingt ans, dans le cimetière éternel, dans la paix funèbre du frais cyprès, des faibles roses…

» C’est fini. On ne leur porte point de nouvelles de la bataille. Ils ne sauront pas si leur pays est vainqueur. Ils sont là, et l’ennemi aussi est là, et ils reposent ensemble. Sur le champ de bataille, on ramasse les cruels jouets, fusils, clairons et couteaux, cuirasses traversées de balles, casques fendus, tous ces objets faussés, maniés par la guerre comme par la flamme d’un haut incendie…

» Ô jeunes hommes ! dont les os nus, entassés sur la dalle froide, dans les caveaux de Bazeilles, forment une litière de roseaux durs, ne pouviez-vous point espérer de la vie un sort plus tendre ? Vous n’avez rien connu, ni les loisirs, ni les beaux songes, ni l’amour ; et, si vous avez aimé le combat et votre cher héroïsme, hélas ! quelle paix chez les morts ! Comme il fait sombre ; et quel silence !…

» Oui, pensait Antoine, que la vie soit sainte et sacrée, qu’elle coule comme un fleuve ardent… Mais voici, cloué au mur, taché de boue, faible et froissé, le drapeau de mon pays, et je meurs si on y touche. Je dis : On ne touche point à moi ; on ne met point sa main sur mes yeux et sur ma bouche sans que je me lève et tue. Ô cher honneur, honneur divin !…

Et Antoine Arnault chancelait.

Et rude comme un guerrier grisé, comme un chef, vers les proches maisons du bourg il entraînait son amie.

Ah ! dans la douleur et la honte, dans le courage et l’héroïsme, dans le parfum des tombeaux, qu’y a-t-il toujours de perfide, de sensuel, d’inavouable ?…