La Domination/08

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Calmann-Lévy (p. 129-145).
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VIII


« Ah ! pensait quelquefois Antoine, comme pourtant la chère et noble créature me diminue ! Il faut que je me penche pour parler à cette âme, qui, dépouillée de son manteau de soie, de sa froideur et de son petit commandement, est assise plus bas que moi dans le monde. Et je m’enfièvre à ce jeu, m’intéresse, me détourne de mon devoir, qui est de toujours conquérir. Certes, Donna Marie, je vous aime. Je vous aime, quand, reprise par votre naturel orgueil, vous parlez nettement et dignement, et que moi je me souviens. Je vous aime quand, dans la salle humide et pourpre de votre palais, vous vous empressez auprès du vieux gentilhomme vénitien ou des futiles dogaresses, et que, d’un regard attachant votre regard, je fais connaître à votre imagination, à votre doux corps sensuel, cet « intolérable répit » que chante le poète Swinburne, ivre d’acide volupté. Je vous aime, petite amie, quand dans l’église Santa Maria dei Miracoli, où vous alliez si chastement faire vos prières, — et qui, vous le voyez bien, est un coffret ardent et triste, une close gondole bombée, et toujours ce carnaval or et noir, — quand dans cette église je vous prends la main, et vous dis, malgré votre peur du sacrilège : « Ma chère Marie, c’est vous Sainte-Marie des Miracles, car de votre cœur, qui était un petit pain ordinaire, vous avez fait une rose brûlante… »

Ainsi Antoine Arnault, sans se perdre dans l’amour de Marie, y goûtait pourtant de précieuses félicités.

Alors le comte Albi, qui voyageait à Florence, à Sienne, revint à Venise. Antoine en eut une extrême douleur, quelque chose qui touchait à ses nerfs, à son honneur. Il pensait qu’il ne devait pas supporter le retour de son rival. Enlever Donna Marie ? il n’y fallait point songer ; et quel embarras lui eût été, à la longue, cette sœur chétive, amoureuse et silencieuse, qui buvait, les yeux fermés, l’opium du rêve et du plaisir.

Qu’elle lui jurât de repousser les prières de son mari, comment aurait-il pu la croire, quand il voyait le cruel Italien si exactement et froidement satisfait ?

Ainsi, lorsque lui, Antoine Arnault, étant le plus orgueilleux et le plus finement sensuel, avait réussi à fondre dans son cœur une précieuse princesse dorée dont il pouvait penser : « les reines ne sont pas plus douces », l’ennemi venait et la reprenait ! Et lui, chanteur dans le jardin, page sous le clair de lune, il n’était pas même entendu de son amie, mourant, dans la belle chambre du palais, entre les bras de l’Italien.

Pourtant, Donna Marie ne lui était point si reprise qu’il ne la vît fréquemment, mais il ne la voyait que pour la tourmenter, que pour se briser le cœur avec elle. La passion et les larmes de son amie ne lui suffisaient pas, il eût voulu d’elle quelque imprudent sacrifice, qu’elle continuât à le rejoindre dans les petits salons du café Florian qui, rouges et dorés, et ornés de miroirs, ressemblent à de frivoles loges d’Opéra ; mais, aussitôt, il la suppliait de n’en rien faire, et, finalement, la repoussait comme si elle lui était odieuse et déshonorante.

La douce Marie pleurait, et goûtait obscurément l’importance d’être un objet de luttes et de débats, de vaniteuses convoitises.

Antoine Arnault affectait de la traiter désormais comme une amie, un camarade. Il lui parlait de littérature ; elle s’efforçait de le comprendre, quoiqu’elle le pût difficilement.

Une fois, il lui dit :

— La phrase que je préfère dans les livres, et qui enfin donne en amour le sentiment de l’absolu, est celle qui clôt Le Rouge et le Noir. « Madame de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. »

Et Donna Marie, désespérée, demandait doucement à Antoine :

— Que voulez-vous que je fasse ?

Il répondait :

— Je ne veux rien. Je veux que vous ne soyez pas, que vous n’ayez jamais été la femme du comte Albi.

Quand il rencontrait le comte, il demeurait avec lui fort poli, ensuite il s’indignait de cela ; puis il se reprochait ses révoltes.

« Quoi ! pensait-il, je suis Antoine Arnault ! je marche au son de mon rêve, jeune, énergique, ébloui, comme Siegfried quand il suit le chant de l’oiseau ! lorsque je pense, le monde et toutes les conceptions du monde sont à l’aise dans mon esprit : je vois l’univers par en dessus, par en dessous et de côté. Tout ce que mon regard touche s’enflamme ; l’histoire, les pensées et les sons, les couleurs, les actions des héros entrent dans mon cœur comme des odalisques au sérail, et je les épouse un instant. Je suis immortel, non point parce que toute une jeunesse et toute une harmonie naîtront de mon âme et de mes livres, mais parce que je me suis connu et parce que je me suis aimé, et que pénétré et fécondé par moi, je suis innombrable et parfait : un signe, un cercle, une planète… J’ai mené plus de deuils et de fêtes dans mon imagination que ne peuvent en regorger les dômes et les palais de la terre. Quand la musique vient à moi, je la reçois en pleurant : elle est ma fiancée immortelle, l’orgueilleuse, l’intangible, la guerrière et la mouvante… Je suis ce que je suis, et je souffre parce qu’un homme me reprend une femme qui est la sienne, qui lui appartient, comme la femme du charpentier appartient au charpentier, et n’est point, ainsi que dans ma folie il m’apparaît, un objet précieux capté par un patricien barbare. »

Mais le souvenir qu’Antoine Arnault avait de Donna Marie pâle et frissonnante, les lèvres et les yeux enivrés, pressant contre lui sa douce épaule aiguë, lui rendait impossible un placide raisonnement.

La torride fin de juillet l’énervait encore davantage. Il voulait quitter Venise, sans pouvoir s’y décider. Il comptait aussi sur le départ, en août, de Donna Marie et du comte Albi, qui, d’habitude, regagnaient les environs de Florence : une maladie du petit garçon allait les retenir plus d’un mois immobilisés.

Antoine aimait la comtesse ; il souffrait de l’aimer, et ne s’épargnait aucune chance de douleur. Il l’appelait chez lui, puis, en pleurant, la renvoyait, un peu soulagé d’avoir vu sur le visage de sa maîtresse l’angoisse du désir longtemps accumulé, du lourd et désirant désir.

D’autres fois, quand elle arrivait si lasse, si couverte de pleurs, si mystique qu’elle souhaitait s’étendre sur le tapis de son amant pour y mourir, il l’accueillait avec une brutale ardeur, et, comme elle s’effrayait qu’on voulût violenter un corps que baignent des larmes :

— Hélas, lui disait-il, avec une impitoyable langueur, tes larmes ne touchent pas uniquement mon âme, ma bien-aimée !…

« C’est curieux, pensait-il ; le chagrin, qui l’affine encore, la rend plus subtile aussi. Voici qu’elle mène à son gré son mari et moi. Elle m’aime, et pourtant ne meurt point. Cette âme s’éveille à la vie, à d’habiles ménagements. Jalouse, elle serait bien plus touchante. »

Il ne restreint plus sa cruauté.

Un jour, il s’emporte contre la jeune femme jusqu’à lui reprocher sa pâleur, sa tristesse, ses bras amaigris.

— Vous n’êtes pas gaie, lui dit-il. Ne retrouverai-je donc jamais ce que j’aimais en vous, votre rire, votre ingénuité, votre gentillesse à vivre ?

Et, sans colère, penchée contre son amant, le corps, les mains découragés, emplie d’amour, buvant enfin à la douleur, les yeux plus profonds qu’on n’aurait pu croire, avec une grande pitié pour lui, pour elle, elle dit doucement :

— Vous m’avez rendue si vieille, mon enfant chéri…

Il lui reproche aussi la tendresse qu’elle a pour son petit garçon.

Un petit garçon qui souffre, mais qui ne va pas mourir, qui déjà joue avec les bibelots de bois qu’on met sur son lit, cela vaut-il le cœur d’Antoine Arnault, où Donna Marie a plus de vie que dans la vie, où vraiment elle fut recréée, douée de son âme, dotée de tous ses plaisirs ?

Aussi Antoine la tourmente-t-il activement. De son regard, à chaque minute, il la blesse.

Quand, pendant les chaudes soirées, ils sont, tous ensemble, le comte Albi, quelques amis, et aussi cette rieuse mademoiselle Tournay, sur la place Saint-Marc, autour d’une table où s’alignent les petits sorbets roses, oranges, et que, au centre de la place, joue la musique guerrière, Antoine, d’un regard aigu comme des mots audacieux, enveloppe sa maîtresse pâlissante, que la musique enivre, et qui se trouble d’être, sous l’œil de son mari, si visiblement enivrée ; et ce regard dit nettement à la jeune femme : « Ô Donna Marie ! Quelle senteur ont donc la musique et le plaisir, pour que vous les respiriez en tremblant, en reculant, en avançant, comme fait le cheval d’Arabie quand il sent l’odeur du lion, la profonde odeur du lion rouge ? Tu sembles frêle ce soir, ma bien aimée, mais ce qui sanglote en toi, c’est la force, ta force… Le soupir qui circule en toi et qui meurt dans ta bouche, où commence-t-il, où est-il le plus fort ?… Les autres et ton mari parlent, boivent, se reposent ; tu fais semblant de les imiter, mais ton imagination, depuis combien de temps râle-t-elle ? depuis combien d’instants es-tu pâmée entre mes bras, dans ce coin de la place Saint-Marc, près des lumières et des tasses de café, près de tes amis et de ton mari, sur cette chaise où te voici, par ton désir, défigurée… »

Et, ce soir-là, Antoine est à bout de souffrance. Il n’en peut plus de regarder, sans pouvoir bouger, la pâle comtesse si patiente sous son chapeau penché, dans son léger manteau noir qui couvre ses bras et ses genoux ; et, par moment, elle sourit, comme si tout de même tout cela pouvait se supporter ; elle adresse la parole à son mari, qui répond doucement, et ils s’amusent de quelque chose ensemble…

La place Saint-Marc reluit comme un immense salon d’argent ; les murailles brodées habillent la nuit foncée d’un rigide, d’un éclatant, d’un divin point de Venise !

Sur la sombre et lointaine lagune, la sirène d’un navire mugit…

De toute cette ardeur, de cette beauté, Antoine a le cœur brisé.

Il se tourne vers mademoiselle Tournay, il lui dit avec impatience :

— Dans cette Venise qui chante si haut, la sirène que vous venez d’entendre ne détonne point, semble un cri de passion plus aigu que les autres… Voyez quelle complaisance morbide, quel enjôlement des sens…

Et, soudain mademoiselle Tournay, dans les douces lumières, apparaît brûlante. Avec son front bas et ses yeux dorés et sa bouche d’appétit et de fête, cette autre Française apparaît brûlante.

Jamais Antoine ne l’avait regardée : jeune femme ordinaire, négligemment vêtue, qui servait dans le palais à ce que l’on voulait, à désennuyer la comtesse, à éconduire l’importune visite, à obliger le comte et le petit enfant…

Mais, cette nuit, les cheveux en désordre sur le front, le manteau glissé, elle est une Ménade que son ardeur dévêt. Elle regarde d’un net regard, et, dans ses yeux, on voit deux allées, qui s’allongent et se perdent, et disent « Venez, venez, venez… »

Cela est aussi sûr que si c’était en lettres d’or dans ce franc regard. Elle ressemble à une délicate paysanne, et aussi, avec son cou clair et gonflé, à une Amazone gourmande.

Les yeux ont le luisant du scarabée, et les cils ont le velu de la bête des champs.

Sa sensualité est sur sa bouche. Elle sourit et se délecte. Antoine, agacé, voudrait lui enlever ce qui la fait sourire, cette pensée qui la fait sourire, comme il lui arracherait un gâteau des lèvres. Il voudrait lui dire : « Cessez ! » Il la regarde, animal insignifiant tant qu’elle n’est point observée, et qui devient lustré, abondant et volontaire si on a deviné son désir, sa lueur d’insecte que l’instinct enflamme et signale aux mâles dans la sombre forêt.

C’est cela qu’elle est, cette fille qui s’habille vite d’une robe rajustée de la comtesse, qui n’a jamais le temps de bien mettre son chapeau parce qu’on crie : « Mademoiselle Tournay, venez vite ! » mais dont tout le corps pense au plaisir, dont les cheveux et les dents pensent au plaisir, qui doit être la maîtresse du comte et de tous ceux qui l’ont voulue, comme elle sera la maîtresse d’Antoine Arnault dans une heure, s’il le souhaite.

Au regard d’Antoine, elle a compris qu’il veut d’elle. L’heure qu’elle attendait est venue. Elle est patiente et n’est pas exigeante, mais comme elle goûte l’instant où l’homme qu’elle a longtemps convoité la désire ! Que de choses elle a faites ! Maintenant, Antoine se les rappelle : c’est elle qui est toujours disposée à tout, qui se réjouit des mauvais hasards, de la pluie qui surprend, du repas qui fait défaut à l’auberge, de tout ce qui emploie son énergie, et l’expose à être sollicitée comme elle se contente de l’être, chaudement, brièvement, fortement !

Un jour qu’Antoine Arnault s’était meurtri la main dans une fenêtre, comme elle s’était empressée, avec un linge, une recette, une aimable expérience ; mais il avait dit : « Laissez »… S’il l’eût regardée, il eût perçu ce regard que le sang grise, que la main, et la voix et le goût de l’homme grisent. Ah ! pour se guérir de la douleur qu’il éprouve par la comtesse, pourquoi ne pas suivre un instant cette nymphe brutale ?

Il lui dit à voix basse :

— Venez demain matin, à onze heures, au jardin Eaden.

Elle a bien compris, et, un peu romanesque, touchée dans son cœur de petite fille par cet instant mélodieux et triste, elle pâlit, et soupire un peu, et semble plus faible, plus fine, plus grave…