La Domination/09

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 146-153).
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IX


Le lendemain, Antoine Arnault, las, indolent, se dirige en gondole, sur la douce eau verte des canaux, vers les beaux bosquets enfermés. Le jour d’été est divin. L’azur est dans l’espace comme une fête, comme un jardin de roses bleues, de rosées bleues, comme cent mille ailes d’oiseaux d’argent.

Antoine Arnault a laissé sur sa table, à peine lues, les lettres qui, chaque matin, arrivent chez lui, lettres où sa jeune gloire est caressée par les tendres ferveurs, la déférence timide et ravie des jeunes hommes qui ont quatre et cinq ans de moins que lui, et qui l’imitent. Il méprise tout cela, rien ne lui est assez : ce chaud azur, cette paix lourde, dorée, hachée d’or, cette vibration de l’immobile le contentent bien davantage. Solitaire, il est roi du monde, et la jeune femme qu’il va rejoindre ne défait pas sa solitude ; elle est moins une âme qu’une grappe de fleurs odorantes.

Quand il arrive, elle est déjà là. Elle sourit de tout son visage rose et pâle qui déplaît chaque fois que d’abord on la revoit, mais ensuite s’emplit et reluit de secrets voluptueux.

Ils avancent dans le jardin ; il lui tend la main pour l’aider à franchir quelques morceaux de verre mêlés aux brillants cailloux… Elle cède langoureusement : une politesse lui est une caresse dont elle se prévaut pour défaillir déjà. Brave, dans la difficile vie, ici elle devient molle et fière, et se ferait porter par des mains patriciennes.

Ils marchent sous des voûtes de vignes, sous des voûtes de rosiers. L’espace est comme un doux visage fardé de poudre bleue. Quel azur, et quel jardin pâmé ! Des roses et des roses ! Entassées, oppressées, vives, décolorées, épuisées, se gênant les unes les autres, se prenant leur air et leur vie, s’empoisonnant, s’affamant, ne pouvant dans ce peu de terre subsister toutes, si folles et si nombreuses, elles sont là qui règnent et qui meurent. Leur parfum est tel, que la couleur et l’arome se mêlant, l’air semble rose, tout devient rose par ces roses…

Et voici les cloches molles des digitales, où, adroit et ardent, le lourd bourdon s’enfonce et tremble de volupté.

La jeune compagne d’Antoine sourit de la douceur que lui fait éprouver tout ce fécond jardin.

Autour d’une légère tonnelle où luisent de si petites roses qu’on les prendrait pour des pâquerettes, tournent de tendres papillons blancs, peu sauvages, abattus par la chaleur et le parfum, et qu’on enfermerait dans la main. Antoine et la jeune femme les regardent jouer, et l’un de ces mols papillons, délicatement, lentement, vole vers la petite rose, et de sa bouche lui baise la bouche avec tant de netteté, de force et de perfection que l’on peut voir trembler de désir, de plaisir et d’entente l’insecte délicieux et la fleur favorisée…

Antoine Arnault se retourne et baise ainsi les lèvres de sa compagne.

Mais on n’embrasse point cette jeune femme sans qu’elle meure, sans que son cœur s’arrête et se glace, sans qu’elle devienne la victime ou la tendre comédienne, il ne sait, d’un trop sensible plaisir…

Antoine ne s’attendait pas à de si délicates nervosités ; elle pleure et soupire, et va vraiment s’évanouir…

On pouvait la croire robuste et joueuse, habile et passionnée, mais non qui s’abandonne jusqu’à dénouer son âme, jusqu’à répandre un négligeable trésor qu’on ne lui demandait pas. Quelle revanche prend-elle de sa vie rude et comprimée, de sa claire robe fanée, de son parfum et de sa poudre à bas prix, de sa chaussure lourde sur son pied de nymphe lourde, de sa bague en petite perle sur son doigt rond, enflé ? Ah ! tout cela qui n’est point fin ni suffisamment convoité, comme elle s’en venge par sa crise de volupté, comme elle se fait précieuse par ses langueurs, par ses vapeurs ! Il faut bien qu’Antoine lui parle avec une anxieuse délicatesse, qu’il la tienne et la touche comme une Esther évanouie ; qu’il lui dise : « Je vous en supplie, je vous en conjure, ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous ? parlez ! »

On la vit dans le palais de la comtesse jusqu’à minuit passé, sans faiblir aider le comte à transporter les lourds volumes d’une bibliothèque qu’il classait à nouveau ; on la voyait, à la promenade, délivrer hâtivement les mains de la comtesse d’une ombrelle, d’un petit paquet ; on la voyait servir, et ici elle est une Ève gisante, qui commande et s’impatiente !

Et Antoine, en effet, est tout ému d’être l’objet d’une pareille scène, d’une si animale scène.

Il s’empresse…

Cette fille au regard brutal, il la faut soigner comme une Hébé qui se serait laissée choir du lit des dieux.

Les cheveux bruns dénoués sous le chapeau chancelant, la robe en gaze de Brousse froissée, une écharpe vive qui glisse, c’est un désordre oriental.

Antoine trempe un mouchoir dans un peu d’eau jaillie du sable, et lui baigne les tempes ; elle dit avec irritation : « Pas ainsi, » et Antoine, plus doucement, passe ce mouchoir sur ce front.

Donna Marie, fûtes-vous jamais si impérieuse ? vous qui, dans vos jours de fatigue, pressiez doucement la main bienfaisante qui caressait vos cheveux.

Antoine Arnault emmène sa compagne exténuée en gondole, et puis chez lui, dans cette demeure, — il eût souhaité ne pas le faire ! — dans cette chambre où il a goûté les larmes de sa chère comtesse.

Là, elle se guérit, redevient vive et ménagère, refait les bouquets des vases, s’amuse, se rhabille, se déshabille, et, dans les bras d’Antoine, reprend son agonie enivrée, ses pâmoisons, ses syncopes voluptueuses.

Et puis elle s’en va gentiment, pleurant, riant, puérile, coquette, ayant retrouvé sa santé.

Antoine ne sait ce qu’il doit ressentir. Cette fille vulgaire, subtile et malade lui laisse pendant une heure encore un fort parfum. Reconnaissant d’avoir suscité de tels troubles, il estime cette adroite forcenée. D’un corps rude, et déjà fané à vingt-cinq ans, elle fait une âme nuancée qui brûle, se glace, soupire, mord, meurt.

Est-il dégoûté, la désire-t-il encore ? Il ne sait. Mais il sent qu’en somme c’est fini. Il n’attend pas de réelle distraction de cette sultane-servante ; elle n’est entrée ni dans son âme, ni dans sa vanité.

La comtesse, la précieuse, le saura-t-elle ? Souffrira-t-elle ?

C’est cela qu’il faut chercher.