La Domination/11

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Calmann-Lévy (p. 171-191).
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XI


Le comte vient de partir, il a dit adieu à Donna Marie, il lui a baisé une main, et puis l’autre main.

Émilie Tournay est restée au salon près de la comtesse. Elle chante à voix basse en s’occupant des fleurs ; elle semble rire ; elle passe plusieurs fois près de Marie, et de son pied repousse la longue traîne étalée autour du fauteuil de la comtesse. Elle va sans cesse près du miroir, et se regarde, et s’arrange. Elle se plaît, elle se flatte elle-même. Donna Marie ne peut plus supporter cela. Elle lui dit deux ou trois mots insignifiants, mais de quel ton agressif ! Émilie se retourne, surprise ; elle veut s’empresser auprès de Marie, et, comme à l’ordinaire, lui prend doucement le bras ; mais Marie, ne pouvant dominer son regard qui devient froid et pâle, sa voix sèche qui s’élance, dit en riant de colère à Émilie :

— Ma chère, vous aimez Antoine Arnault.

— Et vous aussi, répond celle-ci d’une voix douce, d’une voix indulgente, aimable.

Donna Marie dédaigne cette phrase. Elle reprend :

— Vous l’aimez. C’est lui qui me l’a dit, qui me l’a raconté… Vous ne savez pas comme il en riait !…

Mais Émilie pâlit :

— Il ne riait pas, dit-elle, quand il vous trompait avec moi.

— Avec vous ? reprend Marie ivre et blanche.

Et elle ajoute :

— Je ne sais pourquoi je vous parle : une seule de mes pensées vous pousse et vous fait rouler par terre… Avec vous, ma chère ? on ne trompe pas moi avec vous… Vous, on vous prend parce qu’on a pitié de votre désir, de votre besoin, de votre maladie amoureuse ; parce que vous suppliez les hommes, et qu’on a pitié de cela ; parce que…

— Pourtant, dit Émilie, tranquille et féroce, il vous a trompée avec moi.

Donna Marie, qui était debout et marchait s’arrête ; elle regarde son ennemie assise et obstinée.

— Vous, dit-elle (comme elle est pâle et forte), vous ? Regardez-vous ! Que chercherait-on sur vous ? Le goût des robes que j’ai portées, et que je vous ai données ? Elles étaient plus belles quand je les ai mises… Non, ma chère, on ne veut pas de votre âme ordinaire, de vos mains lourdes, de vos pieds lourds, de votre basse coquetterie, de votre gros linge brodé, par amour… je vous le dis, reprend-elle avec une espèce de calme et de bonté, et, comme on donne un renseignement, — il vous a prise par pitié…

Émilie Tournay ne sait pas répondre. Sans doute son cœur éclate de haine, mais elle ne peut enfreindre l’habitude de la servile et lâche douceur. Tant de fois, dans sa vie, elle s’est excusée ! Excusée d’être en retard, de s’être mal acquittée de telle commission, de se trouver souffrante au moment où l’on a besoin d’elle… Elle voudrait s’excuser encore.

Cette nécessité de se rendre aimable pour vivre est entrée dans son sang, et apaise ses plus vives colères. Par instinct, par habitude, sous l’avalanche d’injures, elle voudrait prendre Donna Marie, la conduire vers la chaise longue, l’étendre, la reposer, la guérir.

Elle la hait, et ne peut que caresser, à cause de cette habitude des soins.

Mais Donna Marie n’est pas assouvie. Chaque fois qu’elle regarde Émilie, elle pense, elle sent : « Il l’a eue. » Ô prestige de la créature que l’amant a pressée ! Mystérieux nuage d’or sur l’ordinaire fille ! Donna Marie est attirée en même temps que rebutée. Elle voudrait questionner, elle voudrait s’asseoir près d’elle et lui dire : « Je vous méprise ; c’est fini. Maintenant, causons. Racontez-moi, racontez-moi… »

Les yeux dans ses mains, elle écouterait les confidences voluptueuses, l’affreuse confession voluptueuse. Et, en même temps, elle dirait à Emilie : « Comment, il a embrassé vos mains larges et moites ? Voyez mes mains… Et quel parfum trouvait-il à vos cheveux crêpus, mêlés ? Et comment avez-vous fait pour cacher vos souliers, qui sont si ridicules avec leur aspect chaviré ? »

Et puis, en somme, tout à l’heure, elle dirait à Antoine : « Tu me dégoûtes et elle me dégoûte ; allez-vous-en l’un avec l’autre… »

— Je vais voir ce que fait le petit, reprend finalement Émilie Tournay, gênée, qui cherche à se retirer, à ne plus être là.

Elle s’en va silencieusement, ayant l’intention de ne plus peser, de ne pas irriter…

Donna Marie, seule, réfléchit.

Cette fille la tient désormais. Certes, pense-t-elle, depuis longtemps Émilie a tout deviné ; elle n’en parlait pas, elle était discrète, tout occupée à vivre commodément, paisiblement… D’ailleurs, elle est naturellement discrète, c’est sa vertu, son obscur honneur, sa rude délicatesse… Mais maintenant ! Que ne peut-elle dire au comte ! Oui, Donna Marie a de quoi se disculper : nulle autre preuve que celles de l’amitié, d’une gracieuse et vive entente ; cependant la méfiance du comte éveillée, voici mille obstacles qui surgissent et empêchent l’ancien bonheur. Et cette Émilie, il la faut écarter. Marie ne veut pas la voir.

Mais si Antoine ne supporte plus la jalousie que lui inspire l’époux de Donna Marie, si c’est pour cela qu’il a trompé sa chère maîtresse après l’avoir beaucoup fait souffrir, hélas ! quelle douceur et quelle paix peut-elle espérer encore ?

Il faut qu’elle s’entretienne avec lui. Elle sait qu’il l’attendra, Fondamenta Bragadin, tout le jour. Elle sait aussi qu’il a écrit à Émilie Tournay qu’il serait absent, qu’elle ne revînt pas. Elle va le voir. Quelle douceur !

Et, quand elle arrive chez lui, elle le trouve si tendre et si triste, si plein de bonté, qu’elle oublie ; dans l’appartement où l’autre aussi fut choyée, elle ne voit plus qu’elle-même et que lui, leur plaisant passé, leur chaude confiance. Collés l’un contre l’autre, de leurs bras désespérés ils s’attirent, se retiennent ; ils se taisent et s’enlacent.

Donna Marie est vêtue d’une légère robe turque, brodée, dorée, et, avec sa douceur tiède, sa frêle pâle beauté, sous le vêtement lamé, elle fait songer à mademoiselle Aïssé.

— Petite dame triste et chérie du beau XVIIIe siècle, soupire Antoine, étions-nous bien faits l’un pour l’autre ; vous faible, hautaine et frivole, et moi qui souffre trop de vous ?…

Elle ne répond que par de tendres soupirs qui viennent de la paix de son âme. Tout à l’heure si inquiète, si bouleversée, elle est tranquille et heureuse de nouveau. Non, elle ne peut quitter son époux, son enfant, sa petite puissance sur Venise et Florence, mais elle est plus habile aussi, elle gardera mieux son amant…

Ils restent longtemps ensemble.

Donna Marie pense : « Il y a pourtant quelque chose de brisé », mais elle n’ose pas le dire, de peur que, si elle le dit, cela soit. Quand elle était petite, elle s’en souvient, devinant que son père venait de mourir, dans le salon où l’on était réuni elle se bouchait les oreilles, pour ne point entendre quelqu’un lui dire : « Votre père est mort. »

Elle sentait que ce serait plus absolu lorsqu’on aurait dit ces mots, et que le silence est bienfaisant, incertain encore, pareil aux limbes indécises.

Jusqu’au soir ils restent ensemble ; une petite sonnette tinte.

— Ce n’est rien, dit Antoine à Donna Marie qui sursaute, ce sont les lettres…

— Voyez, dit Marie. Émilie a dû vous écrire.

En effet, Antoine rapporte une lettre d’Émilie. Il voudrait ne pas l’ouvrir en ce moment, mais Donna Marie, inquiète, avec de nouveau son regard de chasseresse qui se fatigue, s’épuise, insiste. Il ouvre cette lettre. Elle attend qu’il la lise, mais il la replie ; alors, elle la prend, et son visage, à la lecture, s’irrite. Curieuse lettre ! insensible, aiguë et fière, et dont l’adieu se termine par une phrase qui transperce, exténue Marie.

« Je suis contente, écrit cette fille à son amant, je suis contente que tu me quittes tandis que tu me désires encore ! »

Antoine a beau se désoler, il goûte au fond de son cœur les colères de ces deux femmes, leurs plaintes, leurs parfums emmêlés.

Marie demeure étourdie, déconcertée de cette phrase, et rancunière.

Quand elle rentre chez elle, elle ne sait que faire. Elle voudrait pousser cette Émilie, si elle la voit, et marcher dessus. Mais on lui dit :

— Mademoiselle Tournay est souffrante.

Et ce fort pitoyable instinct, cette animale pitié de l’être pour l’être, la solidarité de l’espèce enfin, que la maladie ou la mort éveillent, adoucissent déjà Marie.

— Ah ! dit-elle à voix basse.

Et elle se dirige vers la chambre d’Émilie…

… Cette Émilie en larmes est dans ses bras ! Marie ne sait pas comment cela se fait, mais cette bacchante qui sanglote et se trouve mal est dans ses bras, et voilà Marie toute bouleversée par le poids, le corps, le désordre de cette fille pâle qui menace de mourir, qui, une main sur son cœur, le visage grave et fermé, étouffe, n’a plus de respiration, et, de toute sa force, pend dans les bras de Marie. Et Marie n’est plus qu’une sœur qui veut réchauffer cette vie lamentable. Une sorte de passion, d’ivresse, de sensuelle bonté s’émeuvent en elle au contact de cette malade. Elle s’empresse, et, d’une voix tendre, avec des paroles d’amour, appelle cette endormie…

Elle l’étend et lui baigne le front ; elle la soigne, comme Antoine, dans le jardin de roses, l’a soignée. Et, comme dans ce même jardin, Émilie, seulement assoupie, avec une hautaine langueur se laisse raviver. Et, dans la bonté de Marie, dans la chaude, animale bonté, passent des éclairs de douleur qu’elle accueille avec une brusque sensualité.

Émilie, morte de volupté dans les bras d’Antoine Arnault, devait être comme elle est là, rigide et pâmée, avec le visage soudain grave et royal ! Et voici que Marie songe : « Si Antoine était là, s’il venait, comme elle guérirait vite ! Elle tournerait vers lui ses yeux encore clos et ses bras. Et lui, ému devant ce corps qui semble mort, pris de pitié, de douceur, se précipiterait… « Qu’as-tu ? lui dirait-il ; me reconnais-tu ? C’est moi… »

Hélas ! à ces pensées, Donna Marie se rapproche d’Émilie qui, lentement, les yeux fermés, encore glacée, reprend son souffle régulier ; et, tandis qu’elle la soigne et desserre le corset sous le flottant peignoir, elle s’intéresse de connaître — quelle trahison ! — les faibles beautés de la patiente, la taille lasse et la peau fraîche, qu’elle s’enivre de sentir inférieures à sa propre beauté…

Quand Émilie se raccroche à elle d’un geste devenu naturel, familier, Marie voudrait reculer ; mais, amèrement, elle pense : « Je la goûte comme l’autre l’a goûtée. » Et, avec un mortel plaisir, elle sent contre sa joue les larmes d’Émilie, les larmes salées, elle tient ses mains brûlantes, elle respire la vive moiteur, la peau luisante et gelée, l’arome des cheveux sauvages.

Lorsque Émilie reprend ses sens, il semble que les reproches et les colères aient sombré dans cette vive et chaude scène. Elles sont toutes les deux sans défense. Émilie, la première, retrouve une audacieuse tranquillité ; elle remercie, et Donna Marie, accablée, se retire maintenant.

Comme ces deux journées l’ont changée ! Elle n’a plus la force de lutter. Entre Antoine et Émilie, elle meurt de déceptions, de regrets, d’incertitude. Elle voudrait se reposer, s’en aller ; elle ne peut quitter encore le petit enfant souffrant… Veut-elle éloigner Émilie Tournay ? Elle n’en a pas la force : depuis tant d’années, elles vivent ensemble. Elles se sont aidées dans les villes étrangères, dans la vie étrangère ; elles se sont habituées l’une à l’autre.

Maintenant, souffrante et couchée à son tour, dans son abattement Donna Marie s’attendrit de voir errer auprès de son lit, avec des pas soigneux et légers, et son jeune parfum vivant, Émilie Tournay, adroite et dévouée. Une fatigue des nerfs, une grande lassitude amollissent la triste comtesse. Elle tourne ses regards vers son petit enfant, et quand le comte revient, elle s’attache à lui avec une lourde et confiante torpeur.

Antoine Arnault : voilà son ennemi véritable. Elle redoute de le voir. Comme il lui a fait du mal !

Chez cette faible Marie, un choc si fort, une si grande dépense d’énergie ont épuisé le sentiment. Elle se plaint de lui à Émilie Tournay, qui ne le défend pas. Elles s’entendent toutes les deux, et cette intimité, cette faiblesse attachent l’une à l’autre les deux femmes, font naître chez Marie exténuée, l’enfantine et sentimentale confiance, et chez Émilie l’actif dévouement. Les voilà liées, liguées.

Las d’attendre un appel, toujours retardé, auprès de sa maîtresse malade, Antoine, abreuvé de mélancolie, de désenchantement, un soir quitte Venise, et, de Florence, il écrit à Donna Marie.


« Madame,

» J’erre depuis trois jours, empli de vous et triste jusqu’à mourir. Mais bientôt votre image s’effacera dans mon cœur.

» Je vous quitte, petite âme blonde, fragile et hautaine, parce que déjà vous me quittiez. Vous retourniez doucement à votre passé, à votre rigueur, vous ne saviez plus de moi que mes baisers ; encore les pouviez-vous confondre avec ceux que vous donnait votre époux. J’ai souffert et vous avez souffert, je ne peux rien vous reprocher. Je n’avais pas pour vous d’amitié, et notre amour est brisé. Vivez. Votre chère beauté, dans les soirs de Venise, enivrera plus d’un jeune homme. Ne soyez pas malheureuse. Si, pendant quelques jours, vous souffrez, attendez ; je vous jure que cela passe. Votre folie eût été, lorsque je vous le demandais, de tout quitter et de me suivre.

» Quelle part de vous ai-je aimée en vous, je ne sais. Je me suis aimé moi-même sur votre douce et claire beauté.

» Hier, je suis resté plusieurs heures dans la villa que vous habitez en automne, sur les collines de San Gervasio. J’ai vu les grandes salles graves où des échos sommeillent ; la salle à manger qui donne sur le jardin de citronniers ; votre salon obscur, tout enorgueilli et parfumé des soies, des reliures, des faïences de la vieille Italie.

» Je sens que là vous vivez noblement, dans votre sombre robe couleur de l’olivier, entourée de respects et de servilités, négligente et affairée, regardant par distraction, au mur, le médaillon de terre bleue et blanche, de Lucca della Robbia, qui représente un petit garçon emmaillotté.

» Le mal que je vous faisais, je cesse de vous le faire en m’en allant. Hélas ! mon amie, vous, si légère, vous alliez être submergée par l’ombre et la cendre que mon cœur répand autour de moi. Moi seul je peux résister à ma tristesse, à mes cruels déplaisirs. Je rechercherai la solitude. Ce matin, au couvent de Saint-Marc, dans les divines cellules où la douce, innocente fresque, placée à gauche, semble vivre et chauffer comme un cœur irisé, j’ai goûté la paix de la mort ; et quand, au-dessus du beau sapin touffu qui fait le milieu du petit jardin, dans l’azur lisse comme une dalle, une cloche a sonné, j’aurais aimé, destitué de toute volonté, mêlé à un troupeau paisible, sous le regard d’un prieur désabusé, me rendre à quelque réfectoire, à quelque atelier, à quelque étude, enfermé désormais dans une sourde, aveugle et maigre discipline.

» Mais, tout à l’heure, dans le cloître plus tendre encore de San Domenico, à mi-chemin de la colline de Fiesole, j’ai pu sentir que ni l’isolement, ni les clôtures n’empêchent dans ces asiles l’entrée de la tristesse et de l’ardeur.

» Là, elles tombaient du ciel, du morceau de ciel bleu suspendu au-dessus du silencieux jardin muré.

» Les tristes rosiers cloués aux murs roses ; l’infini silence de la petite pelouse, de l’eau plate dans le puits, des fenêtres, des toits ; le temps démarqué, qui passe sans qu’il soit nécessaire pour ces captifs de connaître la date et les saisons, tout ce néant, tout cet infini constituait le plus puissant aphrodisiaque. Et je me blessais à penser à vous, à vous désirer comme jamais je ne vous ai désirée. Dans ce couvent perdu sur la colline, l’éternité ne m’eût pas suffi à vous aimer.

» Hélas ! je crois voir encore tournoyer le soir rose et bleu…

» Lorsque, chancelant de mélancolie, je suis sorti de cet enclos, j’ai regardé le moine qui m’ouvrait la porte, un jeune franciscain vêtu de bure et de cuir, qui lui, vit là. Gorgé de repos et de silence, son vigoureux visage brillait comme celui d’un guerrier, d’un chasseur, d’un amant. Il semblait ivre d’appétits, fougueux comme un cheval au soleil… Et je l’ai vu disparaître, se replonger, s’ensevelir, derrière moi, dans l’ombre de son monastère, dans l’odeur de pierre, de tiédeur et d’encens…

» Madame, ces rêveries qui bouleversent mon âme et ornent encore votre image, recevez-les dans vos petites mains futiles et bonnes. Oubliez-moi, et, plus tard, si vous aimez l’orgueil, qu’il vous soit cher de penser que c’est vous que, dans Venise, Antoine Arnault a aimée. C’est vous qui fûtes pour mon cœur, au-dessus de l’eau verte, dans la fenêtre dorée, Yseult et Desdémona. C’est vous qui chanterez dans mes livres, au regard des jeunes hommes. Petite immortelle qui, sans moi, fûtes demeurée secrète et périssable, une dernière fois je vous contemple comme une créature vivante, et, maintenant, j’entre avec vous dans le jardin des souvenirs, amie endormie et divine… »