La Domination/10

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 154-170).
◄  IX
XI  ►


X


Antoine Arnault reçoit le matin Émilie Tournay, tandis que la comtesse vient le soir.

Plus à son aise, mademoiselle Tournay maintenant se repose, flâne, cause, et Antoine voit bien, avec soulagement, qu’elle ignore les relations que Donna Marie et lui ont ensemble.

D’ailleurs, elle n’est point méchante ni perfide ; elle semble attachée à Marie. Si elle est la maîtresse du comte, Antoine ne s’obstine pas à le savoir ; il n’ose demander si le comte éprouve de la passion pour sa femme, s’il est exigeant… Ah ! comme ce secret lui perce le cœur ! Et, blessé de dégoût et d’humilité à la pensée de ce partage, se vengeant de Donna Marie qui, le soir, innocente et confiante, lui dit : « Il faut toute la vie me rester fidèle… » il ne repousse point les caresses de cette autre jeune femme.

Que Donna Marie le sache ? Qu’elle ne le sache pas ? Que veut Antoine ?

Ah ! qu’elle ne le sache pas ! Pâle petit cœur aristocrate, qui aime autant qu’il peut aimer, sans héroïsme et sans carnage ; mais avec une douceur infinie, une si noble soumission, et en même temps une confiance si royale ! Qu’elle ne le sache pas ! Qu’elle continue à vivre, gracieusement, sans que son doux orgueil soit brisé. Et puis Antoine bientôt va partir, va laisser là l’une et l’autre, la rude bergère dont il ne se soucie point, et celle qui lui a appris le triomphe, la perverse ardeur sacrilège, la vanité sensuelle. Il lui dira : « Adieu, Donna Marie, restez avec cet homme qui est votre Fortune et votre époux et qui, moi présent, me déshonore ; mais, quand je serai parti, vous gémirez en vous souvenant de moi près de lui, et, vous étreignant, il étreindra le groupe adultère que vous formerez, unie en pensée à votre amant. Ah ! quel plaisant corps à corps pour ce dédaigneux seigneur !… »


Donna Marie, sur la place Saint-Marc, le soir, après le dîner, tandis qu’elle fait quelques pas au bras du marquis di Savini, entend, non loin d’elle, mademoiselle Tournay qui dit en riant, à voix basse, à Antoine Arnault :

— Tais-toi, Antoine !

… Mademoiselle Tournay a-t-elle dit à Antoine Arnault : « Tais-toi, Antoine. » ou bien la comtesse, devenue démente, se figure-t-elle cela ? ou bien est-ce une plaisanterie, une comédie, quelque chose d’organisé qui oblige mademoiselle Tournay, qui n’en a pas l’intention ni l’envie, de dire en ce moment à Antoine Arnault, qu’elle connaît à peine : « Tais-toi, Antoine ».

La comtesse ne peut plus avancer ; elle perd la tête ; elle veut savoir… Qui peut-elle interroger ? Elle ne peut rien. Elle s’assoit. Le comte Albi et le marquis di Savini font venir des granitti, des cigares.

Antoine, Émilie ne se doutent pas que Donna Marie a entendu cette phrase, pour laquelle d’ailleurs Antoine a considéré avec mépris l’imprudente et vulgaire Émilie.

Hélas, Donna Marie ! Vous tenez maintenant le bout du fil : vous allez suivre et vous expliquer les regards de votre Émilie, qui tantôt provoquent et tantôt fuient les yeux de votre amant. Vous allez apercevoir toutes ses ruses, toutes les familiarités qu’elle prend avec lui. Quand il lui parle, elle feint de répondre négligemment, et, s’il se tait, elle s’agite, s’inquiète, se plaint de la soif, de la fatigue. Comme elle rit quand elle le regarde ! Riait-elle comme cela autrefois ? Donna Marie ne le croit pas, mais peut-être se trompe-t-elle, peut-être est-elle folle ?…

« Est-ce que, quand on a la reine, on veut la servante ? Est-ce que cette fille n’est pas une fille grossière et rude, qu’on ne saurait désirer ? Si un homme, dans un désert, dans la forêt, avait besoin d’elle, il l’aurait et la quitterait après… »

Voilà ce que pense soudain la comtesse de mademoiselle Tournay, qu’elle aimait.

« Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? crie sa pensée, comme une folle. Est-ce une liaison qui commence, sont-ce les premiers signes, et lequel des deux veut l’autre ?

« Sans doute Antoine méprise Émilie, repousse ses avances… Mais ne le voit-on pas qui semble accoutumé à elle ? Il la connaît donc ? il s’aperçoit d’elle ? et, tout à l’heure, ne lui a-t-elle pas dit avec une rude aisance : « Tais-toi, Antoine… »

Ah ! quel dégoût pour Donna Marie ! Cette fille va-t-elle séduire son amant ? Et son amant, qui est-il, son amant qui n’est rien, qui est de la race, au fond, de cette Émilie ? Qu’ils aillent ensemble, s’ils se plaisent… Donna Marie le dira bien à Antoine ; elle lui dira : « Je ne sais ce qu’il y avait, mais il y avait quelque chose qui faisait que je n’aurais pas pu vivre vraiment avec vous… » Mais, hélas, hélas ! comme elle l’aime ! Ne pouvait-il lui épargner cette douleur ?… Pourquoi la tue-t-il ainsi ?


Soir du 29 août sur la place Saint-Marc, elle ne vous oubliera jamais !

Voyez. Elle garde une apparence de vie, de mouvement, de douce grâce, mais elle est pantelante comme un guerrier à l’infirmerie, soldat qui sur un lit dur a le poumon découvert, a la mâchoire cassée…


Antoine Arnault ne voit pas l’angoisse de Donna Marie, tant il est occupé à souffrir d’elle, à la détester, parce qu’elle est là, si pâle, entre ce vieux marquis di Savini et son mari.

On ne peut rien se dire ; on se sépare, on rentre chez soi, et Donna Marie, dans sa chambre, meurt de douleur.

Son esprit et sa vie, elle les sent froids comme la pierre, anéantis ; mais tous ses nerfs sautent et sanglotent, et la douleur, mille douleurs circulent en elle, courent dans ses veines et sous sa peau comme une foule dans les rues. Cela fait un mouvement intolérable, un va-et-vient dans son corps… Et elle, alors, se lève et marche, va et vient dans la chambre ; elle voudrait sortir de sa chambre, de la ville et de la vie, aller on ne sait où, dire à Antoine : « Antoine, Antoine tu m’as tuée. Je m’en vais où vont les mortes. Où sont les mortes ? »

Et puis elle songe que là-bas, non loin d’elle, dans une chambre du palais, Émilie Tournay se déshabille, entre dans son lit, se repose ; elle songe qu’Émilie Tournay est une petite bourgeoise, une fille sans fortune, qu’elle a aidée, qu’elle a aimée, mais dont elle jugeait et dédaignait toutes les allures, tous les sentiments, toute la forme…

Hélas, cette Émilie, Antoine l’a tenue dans ses bras ! Donna Marie n’aurait-elle point dû penser à cela, qu’on ne laisse pas une femme auprès d’un homme ? Ne sont-ils pas faits pour l’amour ? Non pour l’amour tendre et triste qui en cet instant déchire son âme, mais pour cet autre amour, bref et brûlant. La nature elle-même ne le souhaite-t-elle pas ? Ne l’indique-t-elle pas ? Les femmes, toutes les femmes, et cette Émilie, n’ont-elles point de tendres corps qui se penchent et avancent, tendus vers les mains des hommes ? Les doigts se touchent, les genoux se touchent, tout un être attire l’autre être, et, dans les soirs chauds, les femmes tristes ou légères ne tombent-elles point, comme les fruits las sur la prairie ?

Hélas, cette Émilie ! tout naturellement Antoine Arnault l’a touchée et l’a prise. Elle, Donna Marie, n’avait donc pas veillé ? Il a été, avec cette fille, comme elle sait qu’il est. Elle le voit. Elle sait ce qu’il a dit, ce qu’il a fait. Elle sait tout de son plaisir, de sa gratitude, de ses perverses joies… Hélas ! que ne sait-elle de lui !

Et voici qu’elle se sent être la sœur de cette Émilie, ayant le même corps, le même secret, puisqu’un même homme les a goûtées, connues. Les voici deux, toutes pareilles, avec le même souvenir et la même attente ; et Antoine sait leur différence et leur ressemblance. Mais lui, il est le même, il ne change pas, et toutes les femmes qu’il a connues se sont ressemblées, sont devenues comme des sœurs entre elles, parce que c’est l’homme qui parle, et la femme qui entend, s’imprègne et se modifie.

Quelle nuit elle passe ! pendant laquelle lentement, sûrement, toute sa vie se défait, se détruit. Puisqu’elle a perdu tout le goût de la vie, qu’elle est vraiment dépouillée d’elle-même, que ne meurt-elle à l’aube ? Sa confiance, sa beauté, sa noblesse, Antoine les a trahies avec une fille inférieure. Cela est. On ne peut pas effacer cela. Mais son orgueil n’est pas si blessé que son rêve.

Hélas ! elle le sait bien, elle ne peut pas se détacher de lui. Infidèle ou fidèle, n’est-il point toute sa volupté ? Le vertige et l’éclair, l’incomparable bouleversement, le désir et le plaisir, cent fois plus vifs et plus satisfaisants que ne sont l’une à l’autre la soif et l’eau, et enfin la langueur qui glisse jusqu’à la mort et jusqu’aux larmes immobiles, ne les a-t-elle point connus à cause de lui, à cause de son regard, de sa voix, de ses mains, fidèles ou infidèles ?


… Donna Marie, quand le soir sur l’eau verte et troublée résonneront les tristes chansons de Tosti, et que, la tête renversée, d’une impossible voix, muette, vous adjurerez les cieux et les ténèbres de diminuer votre sensuelle ardeur, que vous importe, si votre ami vous parle et vous enlace, qu’il en ait enlacé d’autres encore ?

Oui, Donna Marie, songez à vous-même ; aveuglée par les pleurs ne jetez pas au plaisir le blasphème lyrique, les cris de l’insensé : « Va-t’en, maître de l’extase et propriétaire de la joie ! Va-t’en, majesté ! Va-t’en, splendeur ! »

Vous sentant plus impure par votre plus exclusif désir, n’exigeant plus rien de l’amitié ni du serment, vous connaîtrez d’âcres joies, audacieuses, pourpres, corrosives.

Posez sur votre âme froissée ce beau petit masque d’ivoire dur et rond dont les Vénitiennes du siècle de Louis XV recouvraient leur visage, sous le tricorne noir : votre amant ne reconnaîtra pas votre cœur. Ainsi masquée, goûtez la volupté, laissez glisser sur vous les tendres souffles, les tendres doigts ; votre moins sage beauté effraiera votre amant enivré. Il vous redemandera votre âme. De vos pieds nus à votre cou serré de perles, à vos cheveux chauds et mêlés, vous lui semblerez une énigme audacieuse, et vous posséderez ainsi, jusqu’au désir inassouvi, votre soucieux vainqueur…

Donna Marie ne pense point de cette manière ; elle sent seulement qu’elle souffre trop ; et maintenant, debout à sa fenêtre qui regarde le canal, dans le matin naissant, abêtie, les yeux levés, elle cherche par où, par quels escaliers de l’air, par quelles mystérieuses portes de Venise elle pourrait sortir de la vie…

Tout à l’heure, bientôt, elle prendra sa gondole, elle ira chez Antoine Arnault, et là, elle parlera et elle criera jusqu’à ce que quelque chose soit changé dans tout ceci, dans tout ce qu’elle éprouve, dans tout ce qui est.

Elle est prête, elle sort, elle arrive chez Antoine. Elle ne vient jamais le matin, mais Émilie, depuis une semaine, vient ainsi de bonne heure, et Antoine, recevant Donna Marie, s’épouvante de sentir que l’autre dans quelques instants va venir.

La pâleur de Donna Marie, son attitude sombre et fermée le mettent mal à l’aise ; il ne sait que lui dire. Mais elle parle, et voici que, douce, timide, toujours soumise, elle devient forte, et d’une voix nette, desséchée, elle dit tous ses griefs, ce qu’elle a deviné, ce qu’elle entrevoit, ce qu’elle sait. C’est le chant de la fierté, du naturel dédain, de l’antique et claire hauteur. Antoine ne reconnaît pas son amie plaintive et penchée.

Comment faire comprendre à cette guerrière qu’il l’aimait et la vénérait ? qu’il l’a trompée par douleur ; qu’on ne peut pas laisser sans se venger, sans devenir fou, la femme que l’on aime à l’époux qui revient…

Elle ne veut rien écouter. Et voici qu’une sonnerie tinte, et que sans doute Émilie maintenant est là, devant la porte, tout près.

Pleurant, priant, essayant de saisir les mains de Marie, Antoine la supplie de se taire, de ne point laisser soupçonner sa présence, tandis que lui va tout simplement dire à Émilie Tournay qu’il ne la reçoit pas, qu’il travaille, qu’il ne la verra plus. Mais Donna Marie, brûlante, glacée, haletante, exténuée, sans défense, cédant enfin, tombe dans les bras du jeune homme ; elle baisse la voix et ferme les yeux.

— Dis-lui, — soupire-t-elle, calme, soulagée, — dis-lui que c’est moi que tu préfères…

Au bout de quelques instants, Antoine Arnault revient près de Donna Marie.

Il ne lui dépeint pas le visage d’Émilie, sa colère, ses soupçons ; il hait cette fille, et s’indigne et ne pense qu’à la comtesse. Mais elle ne peut point oublier cet adultère, elle regarde autour d’elle, et, d’une voix blessée, elle dit :

— Ce fut ici… ici !…

Hélas ! elle ne peut pas oublier. Elle voudrait tout savoir de cette redoutable Émilie, ses défauts ou sa beauté ; elle voudrait la voir souffrir, et lui dire fortement, tranquillement : « Cela ne me fait pas de peine que vous souffriez. » Elle ne s’inquiète pas de savoir si Émilie a des soupçons et peut la perdre, elle veut se venger.

Antoine la conjure d’être raisonnable afin de garder son secret. Elle répond :

— Oui, mais oui.

Cependant elle songe :

« Je ne me perdrai pas en disant à cette fille ce que je pense d’elle, combien je la méprise. »

Et, comme elle revient chez elle, elle trouve devant la glace du salon, coquette, riante, Émilie Tournay.

Elle ne peut rien dire pendant le déjeuner. Le comte annonce qu’il va passer trois jours dans la montagne, où verdissent les beaux paysages de Giorgione. Ah ! quelle délivrance pour Marie ! Comme elle va retomber sur le cœur d’Antoine, lui faire répéter jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que les mots usés, pressés, n’aient plus de sens, tournent et tombent, qu’il l’aime, qu’il souffrait, qu’il est jaloux, qu’il meurt. Et comme, tout à l’heure, dans la maison silencieuse, loin des oreilles de l’époux, elle va doucement torturer cette Émilie détestable !…