La Domination/13

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Calmann-Lévy (p. 206-223).
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XIII


Antoine Arnault revint à Paris.

Il reprit sa vie nombreuse, affairée, le cœur détaché de tout.

Mais par moments son orgueil sursautait. Les nouvelles renommées aiguillonnaient sa force. « Il ne faut pas, pensait-il, que les autres passent !… » Et d’un discours, d’un article, d’un beau livre, il arrêtait les jeunes essors, il demeurait le premier.

Parfois encore il songeait à Donna Marie ; il reconnut un soir ; sur une enveloppe, le timbre d’Italie ; c’était un mot d’Émilie Tournay où cette injurieuse personne offensée s’écriait : « Si je vous eusse aimé comme j’ai aimé d’autres hommes, votre conduite m’eût peut-être contrariée ; mais je n’eus pour vous que de l’indifférence et du mépris… »

Et Antoine s’amusa d’évoquer cette Émilie telle qu’il l’avait connue.

« Émilie, songeait-il en riant, vous ne pensiez point tant de mal de moi, quand, renversée au jardin Eaden, vous respiriez sur mon cœur, passionnément, comme si le vêtement et le col de votre amant eussent été empreints d’un parfum rapide et délicieux dont vous vouliez tout avoir. »

Quelquefois Antoine Arnault pensait :

« Quel sera maintenant le mystérieux avenir ? ou plutôt que serai-je ? Je ne puis me prévoir, mystérieux moi-même. »

Il fit plus âprement de la politique. Il parlait à la Chambre. Il eut des ennemis ardents. Ses discours irritaient. Un jeune prince de la droite, par jalousie, l’attaqua, et sur la vive réponse d’Antoine fit mine de s’élancer. Minute inoubliable : toute la gauche, debout autour de l’agresseur, levée comme des montagnes, se retenait à peine de dévorer ce page ! Antoine connut l’amour des mâles, ce que pouvait l’éloquence. Il eut avec son rival un duel où il le blessa, mais il eût voulu cent fois le tuer. À ces enivrants combats de mornes jours succédaient.

Un an passa.

Antoine fit jouer une pièce qui provoqua un élan d’amour dans sa ville. Tous les soirs les planches poudreuses de la scène furent comme un profond divan où il posséda le cœur blessé, le cœur traîné des nerveuses spectatrices. Ce triomphe lui fut sensible, il se crut heureux.

Un matin, un jeune poète, qui admirait Antoine, lui apporta le manuscrit d’une pièce en vers. Ce poème était élégant comme Racine, passionné comme Michelet, orgueilleux comme Antoine Arnault, et ce jeune homme avait vingt ans. Antoine le fit revenir ; il le regarda.

« C’est bon, pensa-t-il avec une affreuse douleur, quand je serai vieux on me remplacera, je ne manquerai pas au monde. Voici des garçons de vingt ans qui ont autant d’ardeur que moi… »

Il eut envie de mourir.

Encore une année passa.

Antoine songea aux voyages. Il partit. Il cherchait de beaux silences, de graves enseignements. Il vit l’Espagne, dont la terre brûlante et jaune s’ajustait si bien à lui, qu’il en faisait son manteau, sa pâture, son amour et son cimetière.

Il revit Venise, royale et triste ainsi qu’une âme dans les nobles langueurs du jour, mais, la nuit, jardin violent, guitare rouge, casino de délire et de rêve ; hôtesse rémunérée qui attire sur ses liquides places les jeunes hommes, les petites filles. Il détesta cette libre chambre de volupté : Venise. Il haït le métier qu’elle fait. Il méprisa cette chanteuse, cette excitatrice avisée, qui dit : « Tordez vos mains pour mes trop doux parfums, levez vers moi vos visages où luit la plus basse anxiété ; traînez-vous ; dites ce que vous voulez de moi ; ah ! oserez-vous dire ce que vous voulez de moi ?… »

Antoine vit que les fenêtres étaient fermées au palais de la comtesse Albi ; ce fut un vide plus profond dans son cœur.

Il parcourut les sèches rues, glissa sur les rubans d’eau, s’assit aux restaurants de la place Saint-Marc ; du Capelle Nero ; de la Cita di Firenze. Son passé marchait auprès de lui, s’asseyait à côté de lui.

Il pensait : « Je suis venu ici autrefois, quand j’étais comme un enfant, les yeux de l’homme dépoétisent ». Il savait bien que Venise ment, que tout ment, qu’il n’est pas de bonheur, seulement une fuite rapide du temps, et des souvenirs qui s’usent. Il cherchait à s’oublier. Il poursuivit l’ombre de Musset, de George Sand, goûtant un petit recueil de leurs lettres, et le léger dessin, la tendre caricature que Musset fit de sa maîtresse : profil rond et doux comme une laque, semblable à un délicat poisson d’or du Japon.

Honorant la retraite de Byron, il s’attarda au couvent des Arméniens, où ces jeunes hommes polyglottes, typographes obstinés, courbent sur de pacifiques presses des colères d’enfants et de prêtres, se taisent, cependant que grondent en eux l’ardeur des catholiques romains, et les soupirs de la lointaine Etchmiadzin, la résidence odorante, où dans les jours de juillet, sous un immobile soleil, les roses comme de l’eau bouillent…

Ainsi les journées passaient, mais la langueur des soirs, les nuits, les chants sur l’eau (toujours ce chant de Sainte-Lucie !) et la solitude, brisaient les nerfs d’Antoine Arnault.

Langueur de Venise qui êtes là, et là, et là-bas encore ! — On ne peut la fuir ni l’atteindre. — En quel point de l’espace cachez-vous vos racines, votre tendre noyau ?

— Ah beauté perfide et mortelle, s’écriait Antoine, soyez un jardin pour que je le pille, un trésor pour que je le disperse, une nymphe rebelle pour que je t’enchaîne et te morde !…

Il pensa aux jeunes femmes, qu’il voyait passer dans les barques. Il s’émut que, plus fragiles, elles eussent aussi à supporter cette inépuisable langueur. Avec pitié il se souvint d’une délicate et pâle meurtrière au xviiie siècle, qui, voyant se préparer le supplice de la question demandait faiblement : « Comment ferez-vous entrer tant d’eau dans un si petit corps ? »

Oui, comment tant de mélancolie, le soir, à Venise, peut-elle entrer dans de si petits corps !

Antoine se lassa. Il quitta Venise en se souvenant qu’autrefois il l’avait aimée comme une femme qu’on aime, comme une chère insensée qui dénoue ses cheveux pour tous les autres hommes, comme une poulpe divine dont les bras liquides lui couvraient le cœur…

Il n’eut pas envie de continuer sa route. Il se retira près de Grasse, dans un secret village, au pli d’une colline, où, sous le soleil, les herbes sèches, fortes et mêlées donnaient l’odeur de la chartreuse.

Il travaillait. Il lut. Il demeura six mois caché. Il ramenait quelquefois, pour quelques xviiie siècle, qui, voyant se préparer le supplice de la question demandait faiblement : « Comment ferez-vous entrer tant d’eau dans un si petit corps ? »

Oui, comment tant de mélancolie, le soir, à Venise, peut-elle entrer dans de si petits corps !

Antoine se lassa. Il quitta Venise en se souvenant qu’autrefois il l’avait aimée comme une femme qu’on aime, comme une chère insensée qui dénoue ses cheveux pour tous les autres hommes, comme une poulpe divine dont les bras liquides lui couvraient le cœur…

Il n’eut pas envie de continuer sa route. Il se retira près de Grasse, dans un secret village, au pli d’une colline, où, sous le soleil, les herbes sèches, fortes et mêlées donnaient l’odeur de la chartreuse.

Il travaillait. Il lut. Il demeura six mois caché. Il ramenait quelquefois, pour quelques réfléchir. Puis il revint à Paris, céda au désir que Martin témoignait de lui faire connaître la jeune fille ; mais dès qu’il la vit, et quoiqu’elle lui parût charmante, il lui fut hostile ; il la regardait avec défiance et dédain, avec impertinence, comme si elle se fût arrogé le droit d’entrer dans sa vie, de la partager.

Quand même il accepterait cette jeune fille blonde et polie, sa destinée brillante ne serait jamais entre de si fragiles mains ! Lorsqu’il l’eut vue plusieurs fois, et qu’il se fut assuré de la parfaite soumission de son caractère, il avertit Martin que sa résolution était prise, qu’il épouserait Madeleine. Il s’y décidait sans bonheur, mais sagement. La vie nomade déséquilibrait son travail, il avait besoin d’une enfant simple auprès de lui. « C’est elle, pensait-il, en regardant Madeleine qui, déjà, tendrement l’aimait. »

N’étant point épris de sa fiancée, Antoine n’interrompait pas Martin Lenôtre lorsque celui-ci l’intéressait aux agréments que ce mariage lui donnerait.

— Oui, lui expliqua un jour Martin, non seulement Madeleine est riche, mais son père ne cessera de l’avantager, car des deux filles de Gérard d’Ancre celle-ci est la seule qu’il aime. La seconde, Élisabeth, fut toujours loin de son cœur.

Et Martin avoua avec embarras :

— Il n’est point sûr qu’Élisabeth soit sa fille.

Quoique Antoine ignorât la jeune fille dont il savait seulement que, âgée de quinze ans, souffrante ou capricieuse elle voyageait ou se reposait dans une solitude complète, invisible pour sa sœur même, il obligea, par son insistance, Martin Lenôtre à découvrir tout le secret qu’il eût voulu garder. Ainsi Antoine apprit que Gérard d’Ancre ayant été, quelques années après son mariage, appelé à la cour d’Espagne pour faire le portrait des petites infantes, et ayant emmené avec lui sa femme qui était belle, celle-ci inspira une vive passion à un prince espagnol ; Gérard s’étant aperçu de cette intrigue royale ramena sa femme en France, ne sachant point si elle était coupable, mais quelques mois après, la naissance de la petite Élisabeth envenima ses soupçons. Il ne put chérir cette enfant. La jeune femme ne vécut pas longtemps ; elle laissait à son mari un doute brûlant et vivant…

Attristé de ce que l’innocente Madeleine eût pour sœur une petite fille étrangère, Antoine s’attendrissait de la voir, le soir, écrire sagement, la tête penchée sur le papier, à cette sœur énigmatique dont on ne pouvait penser beaucoup de bien, car, Madeleine ayant témoigné l’ardent désir de la voir revenir auprès d’elle, elle reçut de la vieille gouvernante voyageant avec Élisabeth un mot qui disait : « Nous ne saurions nous décider à venir assister à votre mariage ; votre bonheur, ma chère Madeleine, ferait du mal à votre sœur. »

« Petite sœur égoïste », pensa Antoine, qui s’affligeait du chagrin qu’éprouvait sa fiancée.

Le mariage eut lieu en janvier, et les mois passèrent, calmes et mornes, à peine colorés par les tendres pudeurs de Madeleine amoureuse, ou enrichis par ses larmes, car timide et déférente, elle souhaitait tristement, sans oser l’essayer, captiver davantage le cœur d’Antoine Arnault. Et puis une sagesse douce et voilée succéda, chez la jeune femme, à ses premiers emportements.

Son caractère la destinait aux soins silencieux, à la musique, à la rêverie. Elle eut une petite fille, et puis un an après une autre petite fille. Elle les aima comme elle aimait leur père, et sa vie lui fut une douce histoire poétique et familière, dont les images quotidiennes distrayaient son cœur.

Antoine Arnault travaillait ; sa grande réputation embarrassait sa vie. En quelques années il connut toutes les agitations de la politique et du succès. Il témoignait à sa femme de la tendresse, sans qu’elle sût qu’il pouvait donner davantage. Lui-même oubliait qu’il avait été un jeune héros passionné, et, après de lourdes et laborieuses journées, le cœur las mais non point soucieux, il goûtait sa paisible demeure et regardait jouer ses petites filles : « Ce sont, pensait-il, les petites filles d’Antoine Arnault ; deux garçons auraient mieux continué le sang du père, mais telles que les voilà elles sont parfaites : deux roses issues de mon cœur. »

« Croissez, songeait-il, mes enfants charmantes. Un jour, dans votre sein, la vie encore s’incarnera : un petit être nouveau, élémentaire, rude comme un dieu. Ainsi par vous éternellement enfanté, moi-même fils de mes filles, j’irai, vivant et glorieux, au bout de l’humaine postérité ! »

Souvent, dans la fraîcheur du matin, quittant sa table de travail, s’appuyant à la fenêtre et goûtant le vent délié, Antoine pensait : « Je suis content. » Mais le contentement serre le cœur de ceux qui ont connu le plaisir…

Au cours de ces trois années, Antoine avait vu passer chez lui beaucoup de visages nouveaux, qui tous l’avaient laissé indifférent ; des hommes, des femmes, et aussi, plusieurs fois, sa belle-sœur Élisabeth, dont il n’eût pu dire comment elle était, tant il n’avait de vision qu’intérieure et sur soi-même ; et elle, furtive, farouche, se réfugiait chez sa sœur, causait longuement et repartait en voyage.

Gérard d’Ancre mourut, Madeleine le pleura. Antoine, que le mystère de la mort emplissait de ténèbres et de pitié, s’inclinait doucement vers sa femme. On vit venir aux funérailles Élisabeth ; elle sanglota passionnément sur ce père qu’elle respectait et qui ne l’avait point aimée.

Le visage de la jeune fille était si arrêté, si contracté de douleur, qu’il frappa, émut Antoine. Mais ce fut elle qui le soir, au repas, comme plusieurs membres de la famille causaient à voix basse autour de la table, regarda en face Antoine Arnault ; et voici que, au lieu de voir seulement les yeux de son beau-frère, elle vit son âme et tous les pays de son âme, et, soudain, éblouie, ardente et audacieuse, elle regarda jusqu’au fond de l’être Antoine, avec cette allégresse, cette volonté d’une vie qui dit à une autre vie : « Vous êtes mon plaisir ! »

Plaisir ! doux et triste nom du bonheur.

Et comme Antoine aussi la regardait, brusquement blessée elle baissa les yeux, vierge en qui le regard, comme un trop coupable délice, entrait !

… Quelle lumière, quel vertige chantent dans la tête d’Élisabeth, accordent harmonieusement tous ses gestes, cependant qu’enivrée de douleur encore, elle ne sait si elle goûte sur l’âme d’Antoine Arnault la mort ou la vie…

C’est la vie ! la vie chantante et montante, telle que l’annonce sur la terre, ce soir, le nouveau printemps.

Ô printemps, force du monde ! qui ne voudrait louer Vénus, naissant sur les eaux attiédies !

Élisabeth le lendemain s’enfuit ; comment resterait-elle dans la maison de sa sœur, quand elle a ainsi reconnu son ami ? Ils se sont parlé à peine, mais à leurs frissons, à leur silence, à leurs clairs regards voilés, ils savent que les voici pareils, identiques, mêlés. Que leur importe la séparation ! Des deux bords de leur destin ils sont venus l’un vers l’autre ; la surprise et la force de leur rencontre ont fait se pénétrer à jamais le chaste amant et la chaste amante. Elle sait qu’il est Lui, lui sait qu’elle est Elle. Un seul sang baigne ces deux vies…