La Domination/14

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Calmann-Lévy (p. 224-236).
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XIV


En s’enfuyant, Élisabeth a laissé à son ami les cahiers où depuis sa quinzième année elle écrit ; et le soir, à sa table de travail, dans la pièce transfigurée où tout tremble et devient d’or, Antoine lit ces chants désolés : violentes plaintes vers le bonheur, torture où se roule et se blesse une âme enveloppée d’un azur qu’elle déchire. Une fièvre orientale, la chaleur des pays de rocs et de myrrhe, l’andalouse Arabie ont allumé et consument ces pages.

« Ma jeunesse, mon désir et ma vie n’ont point eu cet éclat ! pense Antoine. Élisabeth, songe-t-il, rose royale, fille de don Luis de Bourbon, petite-fille de don Sanche, d’Alphonse le Magnanime, des Romanceros et de Cervantès ! princesse de Tolède et de Cordoue, reine des Maures, j’ai parcouru pour vous trouver l’univers et les beaux poèmes des hommes. J’ai partout cherché une voix qui répondît à ma voix. Pendant plus de trente années, — car mon deuil date du jour où je suis venu dans le monde, — votre absence me fut aussi sensible que l’est aujourd’hui votre présence. Vous vivez, je ne veux plus rien : que m’importent à présent les jardins de Cachemire que je rêvais de voir, à l’heure où les engourdit le parfum trop fort des épineux ananas. Que me font les barques de Venise dont les couteaux d’argent me fendaient le cœur ? Que me fait Lara ou le Corsaire ou cette belle sultane Missouff qui, dans un conte de Voltaire, quelque soir, me parut si voluptueuse ? Mon amie, que le Rhin coule en noyant l’anneau de Wagner, que sur le tombeau de René la tempête recouvre à jamais les gémissements d’Atala, que le balcon de Vérone s’abîme et disparaisse avec l’alouette et l’échelle de soie, que de mes deux mains j’étouffe le cou de colombe d’Antigone, que m’importe, si je puis avec vous, dans un caveau secret, vivre ou mourir ?… »

Et du fond de son âme, de loin, dans le silence, Élisabeth répond à cette voix :

« Je chancelais, songe-t-elle, et depuis ma naissance ne savais où poser mes pieds incertains. Aujourd’hui encore je vais en tremblant vers le bonheur ; si souvent il m’a déçue. Ah ! Antoine, dites-le-moi, êtes-vous mon ami véritable ; mon rêve n’emprunte-t-il point votre visage ? j’ai si peur ! S’il faut recommencer d’espérer en vain, je ne puis. Voici le printemps, ma joie fait dans l’azur des guirlandes de roses. Je lève les yeux vers un ciel infini, étourdi, et doux, comme l’enfance, quand on avait sept ans, si vous vous rappelez… Mon cœur n’est point tout à fait innocent, Antoine ; j’ai goûté à beaucoup de choses. Ayant toujours été triste et songeuse j’ai abandonné mes mains dans des mains qui tremblaient, j’ai connu près de mes lèvres des soupirs, j’ai recherché la vie et l’évanouissement ; mais à peine touchée par leur rêve, je m’éloignais de ces hommes. Échappée à ce factice amour je redevenais candide… Le matin, dans les clairs ouragans de septembre, chastement enivrée des voix de la nature, je fus la sœur errante du naïf univers.

» Heure matinale, vous me rendîtes humble et fraternelle, quand le lièvre qui passe sur la plaine, comme une lyre est empli de poésie, car son tendre museau froid, ses yeux bombés, sa terne douce fourrure, ses hautes oreilles, autant que mon cœur goûtent et retiennent le vent délicieux, le buisson vert et mouvant, la lointaine ligne des collines, la mouche désorientée, qui roule sur un rayon d’air…

» J’aime la vie, Antoine, je l’aime tristement, comme une sœur penchée sur son frère mort. Et en effet, Antoine, mes dieux sont morts. En vain au travers du feuillage je les cherche et les voudrais ranimer ! Ô mes dieux bleus et forts, qui faisiez vivant le tronc du bouleau, qui couliez dans la source claire, qui fûtes vous-mêmes la forêt, si bien que la jeune fille, écartant les branches du saule, entrait dans vos bras passionnés ! Quel écho d’amour demeure dans ces espaces où vos voix se sont tues ! Amoureuse des ombres, dois-je lever les mains vers un azur désert ?

» Ô Pan, reviens dans le bois parfumé, Que mon âme qui depuis trois mille ans garde ton culte champêtre voie luire cette nativité ! Tous les poètes, et, mon cher Pan, il est beaucoup de poètes, t’attendent dans les jardins ; ne les crois pas lorsqu’ils se pensent mystiques et convertis aux religions de Judée. S’ils disent que leur âme est altérée de mystère, c’est parce qu’ils te cherchent et qu’ils ne t’ont point trouvé. Ah ! qu’un matin de Pâques, quand sur les villes chrétiennes les cloches danseront, vaines poupées de métal, la forêt enfin se ranime ! que l’aulne entende revenir sa nymphe aux jambes mouillées, que les bergers s’élancent, que le bouc et la biche resplendissent au soleil, et que, plus haut que les cloches d’argent sur les villes, tout le feuillage chante : Pan est ressuscité !… »

Mais Elisabeth savait bien que cette exaltation n’habitait qu’une partie de son cœur. La lune romantique éclairait l’autre moitié.

Lunes et mélancoliques soupirs, fluides appels des âmes, larmes, goût de l’éternité, cette sombre fête des nuits à chaque moment l’étreignait…

Voici quelle ardeur la jeune fille apportait à son ami. Elle ne lui écrivait point et lui n’écrivait pas, tous deux tremblaient de se comprendre, de se rapprocher.

« S’il se peut, pensait Antoine, que ce bonheur passe loin de moi. »

Mais elle pensait « Venez, venez. »

Sa tendresse pour sa sœur, qui d’abord l’avait oppressée, chaque jour se glissait à côté de son nouvel et innocent amour, ne le gênait plus et ne lui faisait plus obstacle.

« Vivre, pensait-elle, vivre, ne rien renoncer, ne rien refuser ! »

Aussi lorsque Antoine, mourant sans elle, abandonné de son âme et hanté de poésie lui écrivit douloureusement : « Revenez », elle quitta le secret jardin où depuis un mois elle rêvait, et, par un matin de mai, avec une douce aisance, une allégresse victorieuse, elle rentra dans la maison de son ami…

Ces deux cœurs se réunissaient comme se rejoint l’eau libre enfin, qu’un obstacle divisait. Nulle différence ne leur enseignait l’éternel isolement ; plus ils avançaient dans le cœur l’un de l’autre par les douces conversations, plus l’écho de cristal des deux côtés résonnait. Ils habitèrent ensemble, dès qu’ils en causaient, les palais de l’Orient, les oasis d’un désert d’or, un temple de la Sicile : leurs souhaits se confondaient ; chacun avec l’autre échangea sa fleur préférée, Élisabeth enseignait à Antoine la centaurée rose des champs, tandis qu’elle recevait de lui la tubéreuse au parfum de musc.

Naissant amour ! joyeux comme le départ, comme le cœur des oiseaux qui vont s’envoler vers l’Égypte ! Leurs jours étincelaient, dorés pour Élisabeth, et pour Antoine vêtus d’une sombre lumière.

— Mourir, disait-il, la vie est finie, et j’entre dans votre éternité…

Et elle disait : « Vivre » et son fleurissant regard s’étendait mystérieusement sur ce qu’elle appelait la vie, et qui pour elle était aussi distinct, aussi proche que si elle avait dit « la rose ». Le grave amour de son ami s’épanchait en douce tristesse.

— Élisabeth, disait-il, après que j’ai désiré le monde, la puissance, les plaisirs, et finalement le néant, c’est vous qui m’êtes donnée, chétive et périssable ; mais telle que vous êtes, vous dépassez tant mon désir et mon rêve, qu’il me faudrait, pour vous avoir, être mort près de vous morte…

Mais Élisabeth riait parce que c’était ainsi qu’elle exprimait le bonheur.

Il l’aimait, il était près d’elle, il ne savait plus qu’il vivait. Son silence s’étendait comme un chemin d’argent, où les pas de la jeune fille, à chaque minute, s’assuraient. Jamais une vie avec tant d’obligeance et d’amour ne porta une autre vie. Il ne lui demandait rien. Il n’avait plus ni faim ni soif. Il lui donnait tous les noms des héroïnes qu’il avait le plus aimées. Dans son âme il l’appelait tantôt Chimène et tantôt Zuleika.

Ils s’aimaient.

Ce qu’ils voulaient arrivait. Le destin se pliait sous leurs pas et les faisait passer.

Dans la torture, dans la mort, ils n’eussent connu que la joie. Telle est la force de l’amour. Toute intelligence et toute science se posait sur leur cœur. Ils savaient et n’oubliaient plus.

Ils s’avançaient sur le beau tapis des jours comme celui que la prophétie appelle « Le Désiré des nations ».

Il ne lui disait pas : « Je vous aime » car ce qu’il sentait pour elle était au delà des mots et de la forme des pensées ; mais elle lui disait souvent qu’elle l’aimait, parce qu’elle était très jeune, pas assez pleine encore pour le silence.

Il ne savait pas si elle était jolie, de taille moyenne ou grande, si les doux cheveux, les yeux courbés, la pâleur faisaient l’enchantement du visage ; il ne savait rien, seulement que c’était une âme au centre de l’univers.

Ils possédaient plus qu’on n’attend. Lui pensait : « J’ai un empire ». Elle pensait : « J’ai un empire ». Quand ils disaient : « Voici le soir », c’était comme s’ils avaient, de leur propre volonté, amené le soir sur la terre.

Comme il ne souhaitait rien, il eût voulu qu’elle aussi fût une morte d’amour.

Elle vivait. Ève qui veut connaître son domaine, elle désira visiter le monde. Alors Antoine Arnault, Madeleine, Élisabeth et les deux petites filles, doucement unis, voyagèrent.

Antoine n’abandonnait point son funèbre projet.

— Que voulez-vous ? demandait-il, — un matin clair dans Florence et le parfum des roses sur le chemin des collines ? Que c’est peu de chose cela auprès d’une tombe ardente ! le plus de vie possible, mais pour mourir…

Ils ne goûtèrent les paysages, les aromes et la musique qu’en les recevant l’un de l’autre.

— Prenez ce que mes yeux ont vu, lui disait Élisabeth.

Quelle douce et forte vie ce fut, quelle sécurité, que de sereines aurores !

Aux beaux spectacles du monde, Élisabeth disait : « Je suis venue ».

Avec une ingénue hauteur, elle offrait sa présence, l’ardeur infinie de son rêve aux lieux qui ont vu le Dante, qui ont vu Goethe et Michel-Ange. Et Madeleine s’émerveillait d’une sœur auguste et pensive.

… Un soir, s’arrachant aux mollesses des lacs, si voluptueux que Madeleine pressait son cœur, qu’Élisabeth, pensant sourire, pleurait, ils coururent vers la Toscane…