La Domination/15

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Calmann-Lévy (p. 237-253).
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XV


Ils arrivèrent à Florence un jour où le jour est plus tendre qu’un clair visage oriental tatoué de beaux soleils bleus ; un de ces jours où la terre est comme un navire, avec des matelots qui chantent et de l’espoir tout autour d’eux ; où le ciel glisse et se dissout, et, puisant dans son bonheur, détache des portions d’azur et les fait flotter vers les hommes.

Un jour de roses écloses ! les parfums jouaient sur l’air comme des âmes réelles, comme des enfants divins. Élisabeth goûtait, mêlés, ce plaisir et cette déception que causent les choses nouvelles. Elle n’imaginait point ainsi la ronde perle toscane. Trop de perfection arrêtait l’élan de son âme. Ville parfaite, un peu sèche, qui respire, repliée sur elle-même, le fort opium de sa grandeur monastique. Peu à peu, seulement, l’Arno, le Ponte Vecchio, l’air florentin, Or San Michele, Santa Maria dei Fiori, les nuits parfumées par les iris des jardins, enchantèrent Élisabeth.

Elle parcourut les musées, les plus glorieux, le plus caché ; Palais Pitti où repose le juvénile Hermaphrodite, si visiblement asservi, qui ne peut éviter les dieux et n’a de pudeur que son visage endormi ; — petit musée égyptien, où les divins scarabées sont des gouttes de siècle bleues, de tièdes turquoises taillées.

Les journées passaient, claires, ailées, pour ces flâneurs, pour ces rêveurs. Un matin Antoine reçut une lettre timbrée de Florence même. Elle était de la comtesse Albi. Après huit ans ! La comtesse demandait à voir Antoine, indiquait un rendez-vous chez elle. Le souvenir après l’oubli : « Je n’irai pas », pensa Antoine ; et il répondit qu’il quittait Florence.

Mais un second mot de Donna Marie, timide et pressant, affaiblit sa volonté, et, irrité, il écrivit qu’il viendrait. Il ne pensait pas à elle. Il était malheureux. Son amour pour Élisabeth, dans cette ville, s’envenimait. L’étrange ardeur de cette passion meurtrissait Antoine Arnault.

Certes, il ne pensait pas à avoir la jeune fille. Jamais il n’avait souhaité la blesser contre son cœur, ni quand, dans le parc d’un petit hôtel de Provence, aux bruissements des platanes et d’un jet d’eau, leur apparut le sentiment du précaire et de la mort, ni ce soir trop pâle sur le lac de Bellagio, lorsque leurs larmes coulaient de l’un sur l’autre, et les reliaient comme un long fleuve relie deux villes mystérieuses ; mais ici la haute beauté, la douceur, les souvenirs qu’évoquait Donna Marie l’enfiévraient sensuellement.


Ainsi qu’il l’avait promis, Antoine Arnault, vers six heures du soir, arriva chez la comtesse Albi.

Elle n’était pas encore dans l’obscur salon. Il attendit, tout enveloppé d’Élisabeth. Et puis la comtesse ouvrit une porte, écarta un rideau, entra.

Elle n’avait pas changé. À trente-sept ans, elle était comme autrefois. Son délicat orgueil ne se transformait point ; sa fierté et ses gestes retenaient sur elle sa jeunesse.

Elle semble riante, indifférente, mais Antoine voit le trouble de son visage ; elle lui tend sa main, petite, et qu’il sent froide. Elle le reçoit avec une vivacité brusque, avec étourderie. Elle dit :

— Il fait sombre ici ; peut-être aurez-vous un peu froid ; comme ces jacinthes sentent fort ! il y a des gens à qui les jacinthes donnent mal à la tête, mais, je crois, surtout les jacinthes bleues…

Et puis, elle s’assoit, se tait, regarde Antoine lentement, croise ses deux mains sur ses genoux ; et, comme une âme qui sent que le destin s’est accompli, elle dit lourdement, la tête penchée, le corps plié, se reposant :

— Voilà…

— Vous allez bien, vous semblez bien, essaye Antoine à voix basse.

— Oh ! je vais bien, dit-elle. Non !

Elle a senti l’indifférence, elle s’irrite et voudrait déjà se plaindre.

— Que de choses, soupire Antoine, que de choses depuis huit années !…

— Oui, dit-elle.

— Vous avez été heureuse ? demande-t-il.

Il voudrait qu’elle dise « Oui ». Alors il se lèverait, il s’en irait, il reverrait Élisabeth.

— Oh ! dit-elle, on est toujours très malheureux…

Et puis elle se tut de nouveau, et dans l’ombre elle réfléchissait, écartait des pensées, se levait, préparait un peu de thé.

Alors Antoine l’observa.

Mince, pâle, les traits menus, douce dans sa robe noire ; fragile et nonchalante, toujours mademoiselle Aïssé ! Son beau regard un peu myope s’approchait des objets avec la précision délicate et pesante de ces papillons qui, semble-t-il, ne reconnaissent leur fleur qu’en s’y posant. Elle avait changé pourtant. À tout son air, on voyait que maintenant elle savait beaucoup de choses. Antoine la regardait. Dans ce salon, déjà les voiles du crépuscule lui dissimulaient ce visage. Elle bougeait avec ses gestes d’autrefois. Quand l’alcool de la bouilloire lança une flamme trop haute, elle eut peur et pressa ses mains contre ses tempes, jeta un cri léger. Antoine songeait :

« Huit années ! Combien de fois, errant au milieu des jeunes hommes, pendant les nuits de Venise, n’avait-elle pas appelé l’amour ? Combien de fois, couchée dans les barques noires, pendant ces voluptueuses nuits, avait-elle pleuré tendrement, les deux mains entassées sur son cœur, douce Vénus qui signale le lieu de son soupir !

Combien avait-elle eu d’amis ?…

Alors il se souvint.

Il se souvint qu’elle avait à son bonheur, à son plaisir servi ; que sous sa robe gonflée, soyeuse, lâche et serrée elle était un corps où il avait marqué sa joie. Il se souvint du temps où ils étaient courbés l’un sur l’autre, l’esprit collé contre l’esprit, assoupis de volupté, unis par cette molle force lasse qui de deux vies fait une seule langueur, nombreuse, jointe, parfumée comme les molécules de la rose.

Il se souvint qu’elle, avait été lui-même, comme nos yeux sont dans nos visages ; qu’il avait dévêtu cette reine sans qu’il y eût d’indélicatesse, qu’il l’avait tutoyée sans qu’il y eût d’offense, qu’il eût pu la frapper sans qu’il y eût de honte ; suprême impunité de l’amour !

La comtesse Albi se retourna dans l’ombre, elle était en face d’Antoine.

— Je voudrais mourir, dit-elle.

Cet accent émut Antoine.

Il se rapprocha ; et comme il se taisait, confiante, doucement, peu à peu, assise près de lui, elle raconta ce qu’avait été sa vie. Elle racontait scrupuleusement, enchaînant les événements, cherchant à ne point placer un fait avant un autre fait.

Elle donnait là toute sa conscience, sa soumission retrouvée. Et puis, levant les yeux sur lui, tandis qu’une lampe allumée, voilée de rouge, les éclairait bizarrement :

— Je ne vous ai jamais oublié, dit-elle.

Ils furent gênés.

Elle poursuivit :

— On vit, les jours passent, on accepte ce qui est, c’est difficile la révolte, mais je ne vous oubliais pas…

Après des silences où chaque fois son courage se fortifiait :

— Oui, dit-elle, je ne vous oubliais pas ; il n’y a qu’un jour, un péché, ce fut vous. Toutes les résistances, toute la peur et la surprise elles sont brisées la première fois ; c’était vous. On n’a pas d’autres amants. Les autres, c’est parce que vous nous avez quittées ; parce qu’on ne peut plus vivre seules, ni marcher ni rêver seules. Et chaque fois on espère un peu de bonheur, on recommence, on est content… Le dernier ami que j’avais était jaloux et violent, mais quelquefois il me disait « Je vous aime de tout mon cœur… » Cela dure un an, dix-huit mois, et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, quelque chose survient qu’on ne peut pas expliquer, et ils s’en vont fâchés. Tout ce que l’on fait alors, ah ! tout ce que l’on fait pour les retenir…

— Vraiment ? murmura Antoine enjoué, pourtant oppressé, non qu’il fût jaloux maintenant, mais il se souvenait qu’elle lui avait appartenu.

Donna Marie ne répondit point à cette offense. Elle songeait, accablée de souvenirs ; et Antoine plus doucement regardait ce visage qui semblait avoir absorbé le malheur comme une leçon qu’on a bien entendue.

— Oui, soupira-t-elle, je ne vous oubliais pas, on n’oublie pas. Vous étiez ma jeunesse ; le commencement…

Elle avançait ses mains vers lui comme on tend son cœur, comme on donne son amitié. L’ombre et la lampe rouge se partageaient la pièce.

— C’est vous, disait-elle à voix basse, c’est vous qui m’avez fait connaître la douleur, le bonheur, le plaisir…

Sa voix n’avait pas de gêne, coulait simple, chaude et brisée.

— Oui, disait-elle, les autres je leur apprenais à vous ressembler. En riant, en jouant, en prenant leurs mains, en les courbant sur mon visage, lentement, de jour en jour, peu à peu, je leur apprenais à vous ressembler ; ils me rendaient nos voluptés… Ah ! comme j’ai cherché cela ; ils n’ont pas su comme j’ai cherché cela…

Antoine se taisait, et il évitait de rencontrer les mains que Donna Marie lui tendait ; mais elle laissait, sans colère, glisser ses mains et poursuivait :

— Avant vous, vous le savez, j’étais timide, innocente, mais tu m’as pris tout cela. Après toi mes gestes n’ont plus eu peur. Les nuits d’Italie sont terribles, mon chéri, elles viennent sur nous et nous étouffent, et tout le cœur est comme un jardin de jasmins ; alors la volupté, les caresses ne semblent pas un péché, elles semblent de beaux anges du soir qui passent sur le ciel de Florence ; de beaux anges, l’ange du bienheureux Angelico, qui court si vite, tu le sais, dans la fresque de Saint-Marc, qui vient comme un jeune homme si pressé, si ardent, et qui dit « Je vous salue, Marie… »

Antoine se taisait encore ; Donna Marie s’arrêta, puis d’une voix plus sèche, d’une voix plus nette :

— Et vous ? demanda-t-elle.

Les premières paroles qu’il voulut prononcer demeuraient incertaines dans la gorge d’Antoine ; ensuite il dit :

— Moi, je suis marié maintenant, depuis quatre ans déjà…

— Oui, fit-elle résignée, sans trop souffrir.

Ce mariage, c’était la sagesse, la fin dans la vie d’Antoine elle acceptait cela.

Elle sentait qu’elle ne le reverrait plus.

Alors elle reprit encore, comme une enfant chantonne, parle sans penser, se berce et s’endort :

— Mourir, je voudrais mourir, le temps est passé pour moi, le temps est passé…

Dans sa robe noire elle semblait une veuve, qui ne peut jamais être tout à fait une veuve, à cause des cheveux blonds, du plaisir des cheveux blonds. Et elle était si faible et si douce, si tendre, éclairée par l’ardente lumière rouge, si désarmée, qu’Antoine se rapprochait d’elle, l’écoutait, la plaignait, la touchait.

— Mourir, suppliait-elle encore, mourir, mourir…

Et voici qu’elle s’allonge, qu’elle se glisse sur Antoine, que son regard est sournois, est comme une âme qui rampe vers sa proie, qu’elle-même est tout entière une chaude panthère couchée, soulevée, et d’une voix que la hardiesse et la défaillance entrecoupent :

— Le plaisir, dit-elle, le plaisir, mon chéri, donne beaucoup de courage pour mourir…

… Antoine veut s’éloigner, la repousser, partir, mais elle le garde, elle s’attache à lui avec les grands mouvements de l’être, comme on se bat, comme on se chauffe, comme on mange.

Violente et dressée, d’une voix désordonnée, ainsi qu’on éparpille des mots et son sang, elle lui dit :

— Vous êtes mon jardin refleuri, ma maison retrouvée, ma volupté vivante, vous êtes ma tristesse et ma bouche, je vous ai, ah ! je vous ai ! Non pour ma vie, non pour toujours, mais pour une heure, mais pour une nuit. Cela suffit. Une nuit pour que je saccage mon rêve ! Une nuit pour me gorger, pour me lasser de vous ; pour que meure en moi jusqu’à la racine de ce désir ; une nuit pour te voir comme tu es, faible, pâli, vieilli, ô mon amour, ô dieu terrible de mon souvenir !… Ah ! une nuit pour que je te goûte encore, et que délivrée, que délivrée enfin, je puisse dire : « J’ai revu Antoine Arnault, il n’est plus comme autrefois. Sainte Marie, je vous adore et je vous loue, il n’est plus comme autrefois… »

Elle le frappait et elle se frappait elle-même, exténuée, et Antoine ne savait pas s’il voulait dédaigner ou écraser ce délire…

Mais comme une âme s’élance et expire sur une autre âme, elle reprenait, vindicative :

— Huit années, j’ai gardé le souvenir de ta jeunesse ! ta jeunesse nonchalante et forte, lassée, cruelle, délicieuse, comme sont dans les histoires anciennes les empereurs. Huit années, je me suis souvenue ! Que faisais-tu ? et j’étais là ! Nul ne pouvait me rendre les tortures de ton étrange amour. Je les voulais cependant. J’étais des nerfs qui, dénoués de toi, mouraient. Quels jeux pouvaient distraire ta malade passionnée ? Que n’as-tu perverti en moi ? Plus rien de pur dans l’univers…

Les yeux éclatants et sourds comme deux flammes que voilent la main, et tout l’être pareil à un feu subtil qui pénètre, elle reprenait, pliant et chauffant sa voix :

— Tu te rappelles, les nuits sur la place Saint-Marc, les nuits de juillet et d’août, de telles chaudes nuits quand nous étions tous ensemble, auprès de la musique, que l’on servait des granitti, et que tu pâlissais de volupté, parce que ma soif et ma faim, le sorbet rouge, le biscuit, le fruit que je portais à mes lèvres, tu les eusses voulu jusque dans mon cœur manger… Tu te rappelles, ah ! n’est-ce pas ? ce bal au palais Contarini, lorsque, comme le roi passait et que je souriais, tu me froissas le poignet, pour que je me souvinsse de toi. Tu aimais, mon chéri, que je fusse un objet de douleurs, et tu aimais aussi tes propres larmes. Ah ! que de douleurs sur moi ; maintenant que de douleurs, que de meurtrissures, que d’injures ! Tant de mensonges, tant de perfidies, tant de lâchetés, tant de choses portées, tant de choses supportées !… Tout cela sur moi, qui fus ta reine craintive, la perle et la colombe dont tu étais jaloux…

Et renversée par un trop fort sanglot :

— Ô mon amour, s’écria-t-elle, bois cette offense…